Réf. : Cass. soc., 17 septembre 2014, n° 13-19.499, F-D (N° Lexbase : A8399MWY)
Lecture: 9 min
N3849BU4
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de l'encyclopédie "Droit du travail" et de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 02 Octobre 2014
Résumé
La faute lourde est celle qui traduit l'intention du salarié de nuire à l'employeur ou à l'entreprise. Ni les propos injurieux adressés sans publicité au dirigeant de l'entreprise, ni la mise en cause de la société cliente dans le procès prud'homal, en l'absence d'abus, ni la déclaration de main courante déposée au commissariat de police dans laquelle le salarié dénonçait seulement ses conditions de travail, ne caractérisent son intention de nuire. |
Commentaire
I - La confirmation des composantes de la faute lourde
Cadre juridique. La faute lourde apparaît, dans l'échelle des fautes du Code du travail, comme la plus grave des fautes et se caractérise à la fois objectivement, par l'extrême gravité des faits, et subjectivement par l'intention de nuire qui doit animer le salarié (1). On sait que depuis la loi du 11 février 1950 elle est exigée du gréviste pour justifier son licenciement (2), et qu'elle a été assimilée à la faute intentionnelle en 1990 (3).
Cette faute est également lourde... de conséquences puisque le salarié perd non seulement le bénéfice du droit au préavis et à l'indemnité de licenciement, mais il est également privé de l'indemnité compensatrice du droit aux congés payés (4), et du DIF (5).
On comprendra pourquoi, dans ces conditions, la Cour de cassation se montre aussi exigeante lorsqu'il est question de faute lourde. Elle contrôle en effet cette qualification, alors qu'elle ne contrôle pas en principe la cause réelle et sérieuse de licenciement (6), et n'hésite pas à casser toute décision qui retiendrait la qualification de faute lourde sans avoir caractérisé concrètement en quoi le salarié avait eu l'intention de nuire à l'employeur, ou à l'entreprise.
L'appréciation de l'intention de nuire à l'employeur ou à l'entreprise. L'intention doit être dirigée contre l'employeur, ou l'entreprise, la solution valant tant pour ce qui concerne le licenciement que la mise en cause de la responsabilité "pécuniaire" du salarié (7). Si l'intention est dirigée contre des collègues de travail, alors elle ne caractérise pas une faute lourde (8). La jurisprudence n'admet d'exception qu'en matière de grève où elle considère que des violences exercées contre d'autres salariés peuvent être qualifiées de faute lourde, se contentant parfois même de faire référence à la gravité du comportement sans même viser l'intention de nuire (9). L'intention de nuire peut être éventuellement excusée par l'état de santé du salarié ; il appartient toutefois à ce dernier de le prouver, et de l'évoquer devant les juges du fond (10).
Le contrôle qu'exerce la Cour de cassation sur les juridictions d'appel est entier, et elle censure invariablement tous les arrêts qui croient pouvoir déduire l'intention de nuire de la nature des fautes, et de leur gravité, sans indiquer quels éléments, dans le comportement du salarié, permettent d'affirmer qu'il avait l'intention de nuire à son employeur, ou à son entreprise. C'est ainsi que, dernièrement, la Cour a affirmé que constituaient des motifs impropres "à caractériser l'intention de nuire à l'employeur [...]" : "la seule atteinte à l'image ou aux biens de l'entreprise" (11) ; le fait de commencer à travailler pour le compte d'une société concurrente que le salarié venait de créer avec d'autres salariés alors qu'il était toujours sous contrat avec son employeur (12) ; "le seul refus de la salariée de donner le mot de passe informatique, sauf de manière sécurisée" (13) ; le fait de procéder à deux reprises à "des encaissements erronés pour des montants respectifs de 59,56 euros et 32,65 euros en prétextant un mauvais fonctionnement de l'appareil lecteur de cartes bancaires" ; le fait que les "manoeuvres étaient de nature à nuire non seulement aux intérêts financiers de la société obligée d'indemniser les clients lésés mais aussi à son image de marque" n'étant pas suffisant (14) dans la mesure où elle ne permettait pas de déterminer s'il s'agissait de simples erreurs ou qu'elles avaient bien pour but de nuire à l'employeur (15).
Lorsque le salarié a été condamné pénalement en raison de malversations commises au détriment de son employeur, ce qui sera le cas en présence d'un abus de confiance (16) ou de détournements de fonds (17), l'intention sera établie. Il en ira de même lorsque sera rapportée la preuve de manoeuvres de concurrence déloyale qui constituent, par leur nature même, des actes destinées à nuire aux intérêts de l'entreprise (18).
C'est dans ce contexte que s'inscrit cette nouvelle décision.
II - Les limites de la faute lourde
L'affaire. Un agent de sécurité avait été licencié pour faute lourde.
La cour d'appel avait confirmé cette qualification, après avoir relevé que "les faits énoncés dans la lettre de licenciement, tels la tenue sur le site de la société cliente de propos déplacés devant des visiteurs, des accusations diffamantes contre le responsable logistique du client, la mise en cause de ce client, des accusations contre le président de la société, sont établis et que ces faits, d'une extrême gravité, démontrent l'intention de nuire du salarié impliquant le client de l'entreprise et portant des accusations diffamantes inacceptables contre son employeur".
Cet arrêt est cassé, au visa de l'article L. 3141-26 du Code du travail (N° Lexbase : L0576H99). Après avoir indiqué que "la faute lourde est celle qui traduit l'intention du salarié de nuire à l'employeur ou à l'entreprise", la Haute juridiction considère que "ni les propos injurieux adressés sans publicité au dirigeant de l'entreprise ni la mise en cause de la société cliente dans le procès prud'homal, en l'absence d'abus, ni la déclaration de main courante déposée au commissariat de police dans laquelle le salarié dénonçait seulement ses conditions de travail, ne caractérisent son intention de nuire".
Les limites de la qualification. L'exemple fourni par cette décision montre les limites de la méthode mise en oeuvre par la Cour de cassation qui impose aux juridictions du fond de rapporter la preuve positive de l'intention de nuire par des éléments tangibles présents dans le dossier, mais qui considère volontiers que certaines fautes seraient, par nature, des fautes lourdes/intentionnelles, comme la concurrence déloyale ou des malversations financières.
Or, à bien y réfléchir, on peut trouver d'autres explications à des actes de concurrence déloyale ou à des malversations financières, et qui n'ont rien à voir avec l'intention de nuire à l'employeur, ou à l'entreprise : il pourra s'agit, très simplement, de la volonté égoïste de s'enrichir, sans nécessairement vouloir causer du tort à son employeur, surtout lorsque les sommes en jeu sont minimes au regard des profits générés par son entreprise. On peut alors considérer que si ces actes sont sanctionnés, c'est parce qu'ils portent objectivement atteinte aux intérêts de l'entreprise, en eux-mêmes, l'intention de nuire du salarié étant, en quelque sorte, révélée par l'acte, sans qu'il soit nécessaire de l'établir autrement.
On se demande alors pourquoi un même raisonnement ne vaudrait pas non plus pour le constat d'"injures" adressés à son employeur, ou à ses représentants, sous prétexte qu'elles ne seraient pas publiques ? Faut-il le rappeler, l'injure consiste à proférer "toute expression outrageante", tout "terme de mépris ou invective sans l'imputation d'aucun fait" (19). L'injure n'est-elle pas porteuse, en elle-même, de l'intention de nuire à son destinataire, autant que des actes de concurrence déloyale ?
Plus généralement, on observera que l'incompréhension règne aujourd'hui entre les juridictions du fond, qui caractérisent assez facilement la faute lourde, déduisant l'intention de nuire des circonstances, et la Cour de cassation qui contrôle sévèrement cette qualification pour ne l'admettre que très rarement.
On pourrait même s'interroger, à terme, sur l'opportunité de maintenir une partie du rôle que joue la faute lourde, singulièrement dans le droit du licenciement. Est-il en effet rationnel et justifié de faire perdre au salarié le bénéfice de son indemnité compensatrice de congés payés, et son droit au DIF, parce qu'il a commis une faute lourde ? N'ya-t-il pas dans cette règle quelque archaïsme, comme la volonté de le sanctionner pécuniairement, et ce alors même que ce type de sanctions sont interdites en droit du travail depuis 1978 ?
(1) Sur cette faute, lire B. Bossu, La faute lourde du salarié, responsabilité contractuelle ou responsabilité disciplinaire, Dr. soc., 1995, p. 26.
(2) C. trav., art. L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N).
(3) Cass. soc., 26 septembre 1990, n° 88-41.375 (N° Lexbase : A1518AAH), Dr. soc., 1991, p. 60, rapport P. Waquet, note J.-E. Ray.
(4) C. trav., art. L. 3141-26 et L. 3141-27 (N° Lexbase : L0577H9A). Sur laquelle lire dernièrement A. Martinon, Le clair-obscur de la faute lourde du salarié gréviste, JCP éd. E, 2013, p. 51.
(5) C. trav., art. L. 6323-17 (N° Lexbase : L9632IEH) et L. 6323-18 (N° Lexbase : L9616IEU).
(6) Cass. soc., 10 décembre 1985, n° 82-43.820 (N° Lexbase : A5895AAL), Dr. soc., 1986, p. 210.
(7) Dernièrement Cass. soc., 7 mai 2014, n° 13-16.421, F-D (N° Lexbase : A9303MKR).
(8) Jugé à propos du harcèlement moral : Cass. soc., 9 juillet 2014, n° 13-14.813, F-D (N° Lexbase : A4277MUX).
(9) Dernièrement, à propos de la séquestration d'un cadre : Cass. soc., 2 juillet 2014, n° 13-12.562, FS-P+B (N° Lexbase : A2661MTQ), nos obs. La grève ne justifie pas la séquestration d'un cadre, Lexbase Hebdo n° 584 du 25 septembre 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N3767BU3). Contra Cass. soc., 8 février 2012, n° 10-14.083, FS-P+B (N° Lexbase : A3502ICP) : "ayant relevé, d'une part, que la société ne prouvait pas qu'elle aurait pu remettre les véhicules des grévistes à d'autres personnes présentes dans l'entreprise et qu'ainsi aucun élément du dossier ne démontrait que les grévistes, dont le salarié, avaient porté atteinte à la liberté du travail des autres salariés de leur société et, d'autre part, qu'il n'est pas établi que le salarié avait agi avec intention de nuire, la cour d'appel a pu en déduire que la faute lourde n'était pas caractérisée".
(10) Cass. soc., 30 avril 2014, n° 13-14.042, F-D (N° Lexbase : A6861MKC) : "il ne résulte ni de l'arrêt, ni des pièces de la procédure que le salarié ait soutenu devant la cour d'appel subir une altération de son état de santé résultant du conflit l'opposant à son employeur et de nature à exclure l'existence d'une volonté claire et délibérée de lui nuire".
(11) Cass. soc., 9 avril 2014, n° 13-10.175, F-D (N° Lexbase : A0931MKP).
(12) Cass. soc., 19 février 2014, n° 12-21.690, F-D (N° Lexbase : A7739MED).
(13) Cass. soc., 19 février 2014, n° 12-27.611, F-D (N° Lexbase : A7695MEQ).
(14) Cass. soc., 21 novembre 2012, n° 11-22.028, F-D (N° Lexbase : A4980IXQ).
(15) Cass. soc., 24 octobre 2012, n° 11-17.536, F-D (N° Lexbase : A0488IWY).
(16) Cass. soc., 22 janvier 2014, n° 12-28.984, F-D (N° Lexbase : A9839MCE) : "ayant relevé, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de preuve, que le salarié avait été condamné pour des faits d'abus de confiance commis entre octobre 1999 et janvier 2000 au préjudice de l'employeur et qu'il avait, en outre, fait établir par un client un chèque à son ordre en février 2000 en règlement d'honoraires dus à la société, utilisé le titre de conseil fiscal sur un papier à en-tête à son nom comportant l'adresse de son domicile et celle du siège social de la société, créant volontairement une confusion entre son activité salariée de chef de bureau et de conseil indépendant et continué à faire des opérations personnelles sur le compte bancaire de la société, plusieurs années après le décès de son épouse qui en avait été la gérante, en profitant de la procuration donnée de son vivant, la cour d'appel, a pu en déduire que ces agissements procédaient d'une intention de nuire caractérisant une faute lourde".
(17) Cass. soc., 30 septembre 2013, n° 12-15.143, FS-D (N° Lexbase : A3373KMU) : "la salariée avait détourné des sommes par encaissement de chèques établis par des clients ou des compagnies d'assurances en procédant à l'attribution d'avoirs et à de faux enregistrements comptables qui masquaient les opérations frauduleuses".
(18) Cass. soc., 30 septembre 2003, n° 01-45.066, inédit (N° Lexbase : A6656C9E) : "le salarié avait délibérément fait signer à plusieurs reprises à des clients de son employeur des ordres de remplacement au profit d'un cabinet concurrent dont il avait prévu de reprendre la direction peu après, la cour d'appel, qui a fait ressortir l'intention du salarié de nuire à l'entreprise" ; Cass. soc., 28 septembre 2011, n° 09-67.510, FS-P+B (N° Lexbase : A1317HYG) ; Cass. soc., 27 novembre 2012, n° 11-22.810, F-D (N° Lexbase : A8618IXH) ; Cass. soc., 27 février 2013, n° 11-28.481, F-D (N° Lexbase : A8863I8R) : "la baisse d'activité commerciale ayant justifié le licenciement du salarié s'expliquait par le travail effectué, au cours de l'exécution de son contrat, pour le compte d'une société concurrente, consistant à détourner la clientèle de son employeur".
(19) P. Mbongo, Injure, Diffamation, Offense, dans Dictionnaire de la culture juridique, PUF Quadrige, 2003, p. 830.
Décision
Cass. soc., 17 septembre 2014, n° 13-19.499, F-D (N° Lexbase : A8399MWY) Cassation (CA Paris, Pôle 6, 3ème ch., 19 juin 2012 N° Lexbase : A1867IPT) Texte visé : C. trav., art. L. 3141-26 (N° Lexbase : L0576H99) Mots clef : licenciement ; faute lourde ; intention de nuire Liens base : (N° Lexbase : E9192ESA) |
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:443849