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N3910BUD
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par Christophe Paulin, Professeur de droit, Directeur du Master de droit des transports, Université Toulouse I Capitole
le 02 Octobre 2014
Le Règlement européen n° 261/2004 du 11 février 2004 (N° Lexbase : L0330DYU), établissant diverses règles d'indemnisation et d'assistance des passagers, institue à leur profit un droit à réparation en cas d'annulation d'un vol, sauf si le transporteur "est en mesure de prouver que l'annulation est due à des circonstances extraordinaires qui n'auraient pas pu être évitées même si toutes les mesures raisonnables avaient été prises" (art. 5). C'est ainsi que, à la suite de l'annulation de leur vol en raison d'une panne, des passagers avaient réclamé indemnisation à la compagnie aérienne. Ils avaient été déboutés par la juridiction de proximité pour laquelle, le transporteur ayant respecté les règles d'entretien de l'aéronef, la panne constituait une circonstance extraordinaire l'exonérant de sa responsabilité.
La Cour de Justice, dans l'arrêt "Wallentin-Hermann", avait pourtant précisé qu'un problème technique ne constitue pas une circonstance extraordinaire, même si le transporteur a respecté les règles d'entretien (CJCE, 22 décembre 2008, aff. C-549/07 N° Lexbase : A9984EBE). Comme elle l'affirme expressément, cette conception est fondée sur l'idée que des circonstances extraordinaires ne peuvent résider dans ce qui relève de l'exercice normal de l'activité de transporteur aérien. En d'autres termes, ce n'est pas aux passagers de subir le risque des inconvénients normaux d'exploitation... vis à vis desquels le Règlement vise précisément à protéger les voyageurs.
On rappellera alors que les décisions de la Cour de Justice interprétant un acte européen s'imposent aux juridictions de tous les Etats membres. Le juge de proximité ayant méconnu cette interprétation, la Cour de cassation ne pouvait que le sanctionner, faute d'avoir "vérifié que le problème technique en cause découlait d'événements qui, par leur nature ou leur origine, n'étaient pas inhérents à l'exercice normal de l'activité de transporteur aérien, cette constatation étant nécessaire pour caractériser l'existence de circonstances extraordinaires".
En outre, la Cour relève que le juge du fond n'a pas non plus rechercher si cet opérateur avait pris toutes les mesures raisonnables pour éviter que ces prétendues circonstances extraordinaires ne conduisent à l'annulation du vol, en s'efforçant de procéder à un réacheminement rapide des passagers sur un vol de substitution, qu'il soit réalisé par la même compagnie ou par une autre, le respect des règles minimales d'entretien d'un aéronef par un transporteur aérien ne suffisant pas à établir l'adoption par ce dernier de toutes les mesures raisonnables en ce sens, la juridiction de proximité a privé sa décision de base légale.
Récemment réformé par un Règlement européen n° 392/2009 du 23 avril 2009, relatif à la responsabilité des transporteurs de passagers par mer en cas d'accident (N° Lexbase : L2926IE4), le régime de réparation des victimes d'accidents maritimes demeure, aujourd'hui comme hier, insuffisant. C'est en effet une responsabilité fortement atténuée qui pèse sur le transporteur, dont est exigé une faute, présumée ou prouvée selon la nature de l'événement et qui bénéficie d'une limitation d'indemnisation, si cette faute ne présente pas un caractère inexcusable.
Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt de la Cour de cassation du 18 juin 2014, un passager avait été victime d'une chute sur le pont d'un navire, en raison d'une forte houle, lors du passage d'une zone protégée à la mer libre. L'accident constituait sans doute un sinistre majeur, visé à l'article L. 5421-4 du Code des transports (N° Lexbase : L6860INE), pour lequel la responsabilité du transporteur est présumée. Le montant de l'indemnisation n'en était pas moins limité, conformément à l'article 7 de la Convention du 19 novembre 1976, sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes (cf. décret n° 86-1371 du 23 décembre 1986, portant publication de la Convention de 1976 sur la limitation de la responsabilité en matière de créances maritimes, faite à Londres le 19 novembre 1976 N° Lexbase : L3088I47).
Le transporteur est toutefois déchu de la limitation d'indemnisation lorsque le dommage est consécutif à une faute inexcusable, soit un fait ou une omission du transporteur ou de son préposé, commis témérairement et avec conscience que le dommage en résulterait probablement. En l'espèce, cette faute était recherchée dans l'absence totale de précautions ou d'alerte de la part des préposés lors de la transition du navire.
La faute inexcusable comprenant un élément moral, la témérité du transporteur, se pose la question de l'appréciation de celui-ci : ira-t-on rechercher la conscience de la probabilité du dommage de manière concrète chez le préposé à l'origine du dommage, ou se contentera-t-on d'une appréciation abstraite, estimant que cette conscience existe chez le préposé dès lors qu'elle existerait chez toute personne normalement avisée ?
La conception abstraite, ou objective, avait déjà été retenue en transport aérien (Cass. civ. 1, 25 juin 2009, n° 07-21.636, FS-P+B N° Lexbase : A4104EIT), en dépit des critiques qui l'accusaient d'annihiler de facto le plafond de réparation établi par le législateur. Cette critique est pareillement ignorée ici où la première chambre civile de la Cour de cassation retient la même conception pour un transport maritime, puisqu'elle énonce que le transporteur ayant manqué à son obligation de sécurité en n'alertant pas les passagers sur les conditions difficiles de la traversée, en ne demandant pas à ceux-ci de rester assis et, surtout, en n'interdisant pas l'accès au pont, la cour d'appel a décidé à bon droit qu'un tel manquement, qui impliquait objectivement la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire, revêtait un caractère inexcusable.
Les contrats de transport et de dépôt peuvent a priori difficilement être confondus, leurs objets étant précisément antinomiques. Le contrat de transport implique une prestation dynamique, de déplacement, tandis que le dépôt est, à l'inverse, statique. Il est vrai, en revanche, que les prestations peuvent se cumuler au sein d'une même convention. Il faut bien déplacer les marchandises destinées à être entreposées, comme les entreposer dans l'attente de leur déplacement.
Le plus souvent, se conjuguent un transport à titre principal et un dépôt accessoire. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu, le 8 juillet 2014, un arrêt dont l'intérêt est de présenter l'hypothèse inverse, celle d'un transport accessoire à un dépôt.
Dans cette affaire, un galeriste remet une oeuvre artistique en dépôt à la ville de Nice. Lors de sa restitution, l'oeuvre, remise par la commune à un transporteur, est endommagée durant le transport. Assignée en réparation par le galeriste, la ville invoquait l'existence d'un contrat de transport et l'application de la prescription annale de l'article L. 133-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L4810H9Z).
La Chambre commerciale de la Cour de cassation rejette le pourvoi dirigé contre l'arrêt d'appel condamnant la ville de Nice (CA Aix-en-Provence, 8 octobre 2012, n° 11/17568 N° Lexbase : A5539IUP). Les juges, ayant exactement considéré que le déplacement de l'oeuvre n'était que l'accessoire de son dépôt en ont justement déduit que l'article L. 133-6 du Code de commerce n'était pas applicable.
La qualification d'accessoire de l'opération de transport est assez naturelle : manifestement, le transport visait à l'exécution du dépôt, non l'inverse. La ville de Nice faisait cependant valoir que le dommage était survenu durant le transport et donc, après la fin du dépôt, de sorte que l'action ne pouvait être fondée que sur un contrat de transport. Les juges d'appel, eux, retenaient que, conformément à une clause du contrat, la commune avait souscrit une obligation contractuelle spécifique.
La présence d'une telle clause n'a pas d'incidence sur la qualification du contrat, qui n'était nullement en cause ici. Même si le dépositaire s'est engagé à prendre en charge le retour du bien, il demeure que l'objet du contrat est bien le dépôt de celui-ci et non son déplacement. En revanche, la clause influe certainement sur la responsabilité du dépositaire. Il n'encourt, effectivement, la responsabilité du dommage survenu au cours du transport qu'autant que le contrat de dépôt n'est pas achevé et donc que l'obligation de restitution dont il est débiteur n'a pas été exécutée. En l'absence de clause mettant le transport de la marchandise à la charge du dépositaire, celui-ci n'en est pas responsable : l'article 1943 du Code civil (N° Lexbase : L2167ABU) précise, en effet, que la restitution a lieu sur le lieu même du dépôt, de sorte que l'enlèvement de la marchandise par le transporteur libère le dépositaire de son obligation et de sa responsabilité. En l'espèce, la clause mettait le transport de l'oeuvre à la charge du dépositaire, son obligation de restitution n'étant exécutée qu'à l'issue de celui-ci. Il demeurait donc responsable des dommages subis au cours du transport, non évidemment selon le régime du contrat de transport, inexistant, mais selon celui du contrat de dépôt, auquel se rattache l'obligation inexécutée.
L'affaire "Frigo7/Locatex contre Gefco" n'en finit pas... Ceux qui s'intéressent au transport la connaissent bien : sous-traitant de Gefco, le transporteur routier Locatex lui demandait un beau jour le paiement de l'indexation gazole mise en place par le législateur. A la suite de la rupture des relations commerciales par Gefco, le transporteur lui obtenait plusieurs millions d'euros de dommages et intérêt (près de 9 millions : cf. CA Versailles, 12ème ch., sect. 2, 6 mai 2010, n° 09/05024 N° Lexbase : A5929E84), en se fondant sur la prohibition de la rupture brutale des relations commerciales établie par l'article L. 442-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L7923IZH). La Cour de cassation devait cependant censurer brutalement la générosité des juges du fond. Elle se fondait alors sur une disposition spécifique de la réglementation de la sous-traitance dans les transports routiers, le contrat-type dit sous-traitance. La responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales, de nature délictuelle, ne s'applique pas aux relations de sous-traitance dans le transport, régies par le contrat type (Cass. com., 4 octobre 2011, n° 10-20.240, FS-P+B N° Lexbase : A5964HYK, nos obs. Chronique de droit des transports - Novembre 2011, Lexbase Hebdo n° 274 du 24 novembre 2011 - édition affaires N° Lexbase : N8888BSY). Frigo 7 ayant pareillement échoué dans l'obtention du paiement de la "clause gazole" (Cass. com., 22 mai 2013, n° 11-27.352, FS-P+B N° Lexbase : A9097KDB, nos obs. Chronique de droit des transports - Juin 2013, Lexbase Hebdo n° 344 du 27 juin 2013 - édition affaires N° Lexbase : N7695BT8), on aurait pu croire que l'affaire en resterait là, la société étant du reste en liquidation judiciaire.
C'était compter sans la pugnacité des liquidateurs qui réclamaient alors qu'une question préjudicielle sur la validité de l'article 12.2 du décret du 26 décembre 2003, relatif au préavis de rupture (décret n° 2003-1295 (N° Lexbase : L7909H3C), au regard de l'article L. 442-6 du Code de commerce soit soumise au Conseil d'Etat. Les juges d'appel ayant rejeté cette demande (CA Versailles, 13 septembre 2012, n° 11/09374 N° Lexbase : A6559ISQ), un pourvoi était formé. Il soulignait qu'un contrat type ne doit pas contrevenir aux dispositions prises en matière de contrat, ce qui est bien le cas de l'article L. 442-6, même s'il établit une responsabilité délictuelle. Il reprochait également au texte de placer les transporteurs dans une situation d'inégalité par rapport aux autres opérateurs économiques qui, eux, bénéficient de la protection du code de commerce.
Le juge civil n'ayant pas qualité pour apprécier la légalité d'un acte administratif, il doit surseoir à statuer et saisir le juge administratif lorsque la question de la validité de l'acte est nécessaire à la solution du litige et sérieuse.
En l'espèce, la légalité de la disposition du contrat type qui, instituant un délai de préavis de trois mois, ferait obstacle à la prohibition légale de la rupture brutale des relations commerciales détermine certainement la solution du litige. Gefco avait, en effet, respecté le délai fixé par le texte, mais qui pouvait paraître bien insuffisant au regard de la durée des relations. Dès lors, si le contrat type venait à être écarté en raison de son illégalité, le transporteur aurait certainement droit à une indemnité.
La Chambre commerciale estime, en revanche, que la critique n'est pas sérieuse. Il n'existerait pas de rupture d'égalité entre les professionnels, de même qu'il n'existerait pas de contrariété entre l'article du Code de commerce et les dispositions réglementaires.
Il est permis de ne pas partager cette position. En établissant un délai de préavis réduit, indépendant de la durée de la relation commerciale, le contrat type sous-traitance paraît bien contrevenir à l'article prohibant la rupture brutale des relations commerciales, qui, hors le cas d'usage professionnels établis, laisse un large pouvoir d'appréciation au juge. Néanmoins, les magistrats qui n'avaient pu auparavant priver les parties au contrat de transport de la prévisibilité que le contrat type leur apporte, peuvent difficilement, aujourd'hui, tolérer la contestation de ses dispositions.
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