La lettre juridique n°585 du 2 octobre 2014 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] L'article 209 B confronté à la liberté d'établissement après l'arrêt du Conseil d'Etat du 4 juillet 2014

Réf. : CE, 4 juillet 2014, n° 357264, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3105MUK)

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par Thibaut Massart, Professeur, Directeur du Master 2 fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine et Nicolas Dragutini, Master 2 Fiscalité de l'entreprise, Université Paris-Dauphine

le 02 Octobre 2014

Sauf à s'appliquer à un montage purement artificiel, l'article 209 B du CGI (N° Lexbase : L9422IT7), dans sa rédaction antérieure à 2006, n'est pas compatible avec la liberté d'établissement. Si cette décision du Conseil d'Etat du 4 juillet 2014 (1) (CE, 4 juillet 2014, n° 357264, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3105MUK) nous éclaire sur l'ancien système, elle entretient un flou artistique sur la validité de l'article 209 B dans sa version actuelle. L'article 209 B du CGI permet l'imposition en France des résultats d'entreprises étrangères détenues par des sociétés françaises et localisées dans des Etats dans lesquels elles bénéficient d'un régime fiscal privilégié au sens de l'article 238 A du CGI (N° Lexbase : L3230IGQ), c'est-à-dire qu'elles ne sont pas imposables dans cet Etat ou soumises à un impôt inférieur de plus de la moitié à celui qu'elles auraient dû acquitter si elles avaient été établies en France (2). Directement issu des recommandations internationales visant à lutter contre les régimes fiscalement dommageables (3) et à encadrer les sociétés étrangères contrôlées, ce régime constitue une exception au principe de territorialité de l'impôt et permet ainsi de taxer en France des bénéfices étrangers qui normalement n'y seraient pas taxables (4).

Par une intégration européenne grandissante, la Cour de justice de l'Union européenne connaît régulièrement des affaires mettant en jeu la contradiction entre les libertés fondamentales européennes et la volonté des Etats de lutter contre les pratiques d'évasion fiscale. La Cour européenne a ainsi développé une jurisprudence fixe selon laquelle les Etats ne peuvent pas contrevenir à la liberté européenne d'établissement par leurs outils anti-abus sauf à viser spécifiquement les montages purement artificiels destinés à éviter la législation nationale.

C'est dans ce cadre que s'insère la décision n° 357264 du Conseil d'Etat, statuant en 3ème, 8ème, 9ème, et 10ème sous-sections réunies, intervenue le 4 juillet 2014. En tranchant le litige opposant une grande société française à l'administration fiscale, la Haute juridiction a poursuivi la remise en cause de l'article 209 B avant sa modification de 2006 (5) et relayé les réflexions portant sur son régime actuel.

En l'espèce, cette société absorba une autre société le 7 décembre 1998, avec effet rétroactif au 1er janvier de la même année. L'opération fut placée sous le régime fiscal de faveur énoncé par l'article 210 A du CGI (N° Lexbase : L9521ITS). Par cette fusion, elle acquit des participations respectives de 25,72 %, 16,90 % et 15,32 % dans trois sociétés étrangères, les deux premières étant établies au Luxembourg et la dernière étant domiciliée à Guernesey.

A la suite de l'opération, l'administration fiscale rectifia à deux reprises le résultat de la société, réintégrant les résultats des trois sociétés au titre des exercices 2000 et 2001 une première fois, et les résultats des deux sociétés luxembourgeoises au titre des exercices 2003, 2004 et 2005, par une seconde rectification.

Entendant faire valoir ses droits, la société introduisit alors deux actions en décharge des rehaussements d'impôts et pénalités rattachées auprès des tribunaux administratifs de Cergy-Pontoise et Montreuil qui, le 1er décembre 2009 et le 20 janvier 2011 (TA Montreuil, du 20 janvier 2011, n° 0906981 N° Lexbase : A9025IKH), rejetèrent ses demandes respectives. La société interjeta alors appel devant la cour administrative d'appel de Versailles qui, le 13 décembre 2011 (CAA Versailles, 3ème ch., 13 décembre 2011, n° 10VE00230 N° Lexbase : A3445MXU) et le 3 avril 2012 (CAA Versailles, 3ème ch., 3 avril 2012, n° 11VE01056 N° Lexbase : A4451IK3), rejeta une nouvelle fois ses requêtes.

Par un pourvoi en cassation de 2012, la société demanda au Conseil d'Etat d'annuler les arrêts attaqués et de faire droit à ses demandes de décharges, évoquant à la fois la non-applicabilité du régime posé par l'article 209 B du CGI aux fusions placées sous le régime fiscal de faveur et l'incompatibilité du régime posé par l'article 209 B du CGI avec le principe européen de liberté d'établissement.

Se posaient alors deux questions au Conseil d'Etat, chacune remettant en cause le bien-fondé de l'application par l'administration de l'article 209 B. Si la première question fut au coeur de la décision de cassation du Conseil d'Etat, c'est véritablement la seconde qui paraît être la plus riche de portée (6).

Le premier moyen questionna la Haute juridiction sur l'articulation du régime de faveur des fusions pour l'application de l'article 209 B du CGI en vigueur lors des années d'imposition en litige : il s'agissait de déterminer si la fusion placée sous le régime de faveur s'entend comme une "acquisition" mentionnée au IV de l'article 209 B, ou si, au contraire, celle-ci doit être regardée différemment. Au-delà du cas d'espèce impliquant le régime de l'article 209 B du CGI, la question soulevée était celle de la distinction des fusions placées sous le régime de faveur de celles du droit commun au vu du principe de neutralité fiscale du régime de faveur.

A cette question, le Conseil d'Etat répond par la négative puisqu'il casse les arrêts attaqués pour erreur de droit, disposant que, dans l'espèce, le régime fiscal de faveur des fusions-acquisitions "fait obstacle"(7) à l'application de l'article 209 B.

Pour justifier sa position, le Conseil d'Etat reprend sa jurisprudence développée dans un arrêt du 11 février 2013 (8) qui consacre le principe de neutralité fiscale, déjà évoqué antérieurement par plusieurs précédents (9). En interprétant l'esprit de la Directive "fusion" du 23 juillet 1990 (10) selon laquelle, le législateur ayant entendu assurer la neutralité fiscale des fusions placées sous le régime de faveur, ces opérations doivent être considérées comme des opérations intercalaires, le Conseil d'Etat avait, en effet, conclu que, sauf disposition expresse contraire, les actifs transmis par l'opération doivent être "regardés comme figurant dans le patrimoine de la société absorbante depuis la date de leur acquisition ou de leur création par la société absorbée"(11).

Si la position du Conseil d'Etat n'est pas nouvelle, elle est néanmoins importante en ce qu'elle constitue un "prolongement"(12) du principe de neutralité fiscale énoncé par le précédent arrêt du 11 février 2013, en consacrant l'implication directe du caractère intercalaire au-delà du cas particulier de l'imposition des plus-values.

La seconde question soulevée par l'espèce paraît plus délicate en ce qu'elle entremêle les libertés fondamentales européennes et la souveraineté des Etats. En effet, le second moyen évoqué par le demandeur questionnait sur la compatibilité du régime posé par l'article 209 B avec la liberté européenne d'établissement avant sa modification de 2006 ; a fortiori, le cas semble être une nouvelle occasion de s'interroger sur le régime actuel.

En s'appuyant sur l'esprit des précédents communautaires et nationaux consacrés à la conformité des outils anti-abus aux libertés fondamentales communautaires, le Conseil d'Etat reconnaît explicitement la non-conformité de l'article 209 B du CGI à la liberté d'établissement dans sa rédaction antérieure à la modification de 2006 (I). Constituant une des premières applications pratiques de la jurisprudence communautaire (13), sa décision nourrit de nouvelles réflexions sur le contenu actuel de l'article et sur le régime rattaché de la preuve (II).

I - L'incompatibilité du régime de l'article 209 B dans sa rédaction d'avant 2006

La question de la compatibilité du régime 209 B d'avant 2006 (14) avec la liberté d'établissement n'était pas nouvelle, mais le Conseil d'Etat prend résolument parti pour l'incompatibilité de cette disposition, tout en reconnaissant que la lutte contre les montages artificiels, dont le but consiste à contourner la législation française, justifie une telle entrave (A). Ce faisant, la jurisprudence française s'inscrit dans les conditions posées par la jurisprudence communautaire (B).

A - L'incompatibilité partielle de l'ancien régime 209 B avec la liberté d'établissement

Notre affaire a la vertu première de consacrer et d'expliciter le jugement rendu dans une autre affaire par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise en ce qu'elle prononce officiellement l'incompatibilité partielle du régime 209 B avec la liberté fondamentale européenne dans sa rédaction antérieure à 2006.

Dans le cas de ce dernier arrêt, l'administration avait redressé la requérante française sur le fondement de l'article 209 B avant 2006 au regard de sa filiale irlandaise. Le tribunal avait dû connaître de la conformité du système avant 2006 avec la liberté d'établissement, mais sans directement conclure sur cette compatibilité, celui-ci s'était limité à en rappeler les conditions. L'analyse de son jugement à la lumière des conclusions du rapporteur public, T. Paris (16), semblait pourtant permettre de statuer sur cette incompatibilité, de sorte qu'il avait été retenu du jugement le verdict (non explicité par le tribunal lui-même) selon lequel le régime 209 B, avant 2006, était incompatible avec la liberté d'établissement, sauf à s'appliquer à un montage purement artificiel dont le but serait de contourner la loi fiscale.

Pour éclairer les raisons de cette incompatibilité, le rapporteur public relevait que "si l'objectif de ces dispositions (de l'article 209 B avant sa modification de 2006) correspond, de manière globale, à un but de freiner l'évasion fiscale, force est de constater qu'elles visent de manière parfaitement indifférenciée tant les entreprises exerçant une activité économique réelle, que celles constituées dans le seul but de mettre en oeuvre un montage purement fiscal" (17). Sa lecture donnait donc à penser que l'article était non conforme, même si le tribunal ne s'était pas prononcé sur la question.

En concluant que le régime 209 B d'avant 2006 "peut avoir pour effet d'inclure dans l'assiette de l'impôt sur les sociétés les résultats bénéficiaires de sociétés ou de groupements, alors qu'ils ont une implantation réelle et exercent une activité économique effective", tout en tempérant que ce système peut "légalement être appliqué sans méconnaître cette liberté, à des sociétés ou groupements qui ont le caractère de montages purement artificiels destinés à éluder l'impôt normalement dû en France", le Conseil d'Etat reprend et étaye ici les conclusions de T. Paris. L'article 209 B était par conséquent inconciliable avec la liberté d'établissement en tant seulement qu'il visait les résultats localisés à des fins principalement fiscales dans des sociétés étrangères bénéficiant d'un régime fiscal privilégié sans que ces dernières soient privées de toute substance. Mais, dans le même temps, ce même article est jugé compatible avec la liberté d'établissement dans la mesure où il vise les coquilles vides (18), à savoir les entités étrangères dépourvues d'implantation réelle dans l'Etat d'accueil et n'y exerçant pas d'activité économique effective.

Le texte est donc invalidé partiellement, mais officiellement, et cela constituera une solide base jurisprudentielle pour les cas futurs concernés par les circonstances de l'affaire.

B - La convergence des jurisprudences communautaire et française sur la prééminence de la substance sur la forme

Pour fonder sa réflexion selon laquelle le régime d'avant 2006 n'est pas compatible avec la liberté d'établissement, le Conseil d'Etat s'appuie expressément sur la jurisprudence communautaire du 12 septembre 2006 (19), qui déclare que les mesures nationales anti-évasion ne sont pas conformes à la liberté d'établissement, mais que, par exception, sont admises les dispositions qui visent uniquement les montages purement artificiels destinés à se jouer des impositions nationales. Sur ce principe, ce dernier arrêt n'était pas inédit (le principe fut annoncé par un autre arrêt de la CJCE (20) et repris depuis (21)) et la position du Conseil d'Etat, qui maintient la jurisprudence européenne, ne l'est pas non plus.

L'avancée entreprise par le Conseil d'Etat est celle d'inscrire pour la première fois dans la jurisprudence nationale les conditions édictées par la CJUE qui délimitent les pourtours du montage purement artificiel destiné à éluder l'impôt. En effet, celle-ci avait précisé que, ne pouvait être considérée comme un montage artificiel dépourvu de réalité économique destiné à éluder l'impôt dû dans le premier Etat membre la société qui, "nonobstant l'existence de motivations de nature fiscale, [...] y est réellement implantée et y exerce des activités économiques effectives". Cette inscription est d'autant plus considérable qu'elle s'accorde avec l'instruction de l'administration (22) par laquelle celle-ci avait, dès 2012, retenu ces conditions pour délimiter la notion.

L'enregistrement des contours du "montage artificiel" effectué par le Conseil d'Etat a également l'intérêt notable de constater, une nouvelle fois (23), l'accord des hautes juridictions sur le principe de prééminence de la substance économique sur la forme. En effet, alors que le présent arrêt, qui reprend la décision européenne, conclut qu'il n'y a pas montage artificiel dès qu'il y a activité économique réelle, P. Collin concluait dans l'affaire française du 18 mai 2005 précitée : "ce que l'abus de droit par fraude à la loi sanctionne, c'est le montage par une pure fiction économique" (24). Force est de constater que l'espèce est un nouvel exemple d'alignement sur le principe de prééminence de la substance sur la forme.

Dès lors, plus que de s'inscrire comme une jurisprudence substantielle venant tout à la fois déclarer l'incompatibilité partielle de l'ancien système français et "enregistrer" la délimitation pratique de la notion de "montage artificiel", cet arrêt vient s'ajouter à un autre arrêt de la Cour de justice (25) pour pousser la convergence des notions d'abus de droit pour fraude à la loi en droit communautaire et droit français.

Toutefois, en s'accommodant des faits propres à l'espèce, l'arrêt commenté adopte des positions qui peuvent donner lieu à réflexions sur le contenu actuel de l'article et sur le régime rattaché de la preuve.

II - De nouvelles interrogations quant au régime 209 B dans sa version actuelle

En appliquant la jurisprudence communautaire, le Conseil d'Etat soulève de nouvelles interrogations sur l'interprétation à donner à la notion d'activité économique effective (A) et au régime de la preuve (B).

A - "Activité économique effective" : faut-il rajouter le critère d'utilité à celui de réalité ?

En délimitant la notion de montage purement artificiel, le Conseil d'Etat reprend les notions d'implantation réelle et d'activité économique effective tout en rappelant que celles-ci doivent être établies sur la base d'éléments objectifs et vérifiables. Si l'on comprend l'idée sous-jacente de substance économique, les limites pratiques de la notion d'activité économique effective restent plus délicates à appréhender et la décision du Conseil d'Etat contribue à s'interroger sur le sens à donner à la notion.

Dans l'espèce, pour fonder le moyen selon lequel le régime ne lui était pas applicable, la société indique que ses sociétés luxembourgeoises ont une activité économique effective et invoque au soutien de son moyen les circonstances selon lesquelles ces sociétés sont "cotées en bourse au Luxembourg, disposent d'un actionnariat diversifié, perçoivent des dividendes de sources étrangères et supportent des frais de structures substantiels". Le Conseil d'Etat écarte son moyen au motif que ces circonstances ne justifient pas une activité économique effective.

Au-delà même du cas particulier des holdings (dont les activités financières auraient a priori (26) également le droit de jouir de la liberté d'établissement), nous pourrions alors nous interroger sur la notion d'activité économique effective dans son application pratique, le Conseil d'Etat se contentant ici d'écarter un cas ne correspondant pas à la notion et ne donnant pas de définition précise.

Dans sa décision du 12 septembre 2006, la CJCE précisait qu'une activité économique effective doit s'apprécier à partir "d'éléments objectifs et vérifiables par des tiers, relatifs, notamment, au degré d'existence physique de la SEC (27) en termes de locaux, de personnel et d'équipements". Ne reprenant pas cette définition de la Cour pourtant admise par l'administration (28), le Conseil d'Etat déclare "qu'en l'absence de toute indication précise sur la consistance et la nature de l'activité économique alléguée", le moyen selon lequel il y aurait une activité économique effective doit donc être rejeté.

Si elles ne se contredisent pas, ces deux décisions nous forcent à nous interroger sur le sens de l'activé économique effective. En effet, pour être établie, suffit-il que l'activité soit "effective" au sens de matérialisée dans la réalité comme l'entend la CJUE, ou, est-il nécessaire qu'elle soit à la fois effective et utile à la société mère française ?

Dans ses conclusions, P. Léger proposait d'ajouter, au-delà des critères de réalité de l'implantation et d'effectivité de l'activité, un troisième critère de "valeur économique" des prestations rendues par la filiale au sens de pourvues "d'intérêt économique au regard de l'activité de ladite société (la société mère résidente)" (29). Derrière ce raisonnement apparaissait l'idée que la lutte contre l'évasion fiscale vise avant tout à éviter que les sociétés s'implantent dans un pays à fiscalité privilégiée dans le seul but de percevoir des dividendes exonérés ou peu imposés dans le pays de la source et exonérés au niveau de la société bénéficiaire en raison du régime des sociétés mères. Une société ne devrait ainsi pas s'implanter à l'étranger pour simplement gérer un portefeuille de titres, mais pour développer et étendre sa propre activité économique.

Force est cependant d'admettre que cette argumentation n'a pas été retenue par la CJUE, et que le Conseil d'Etat ne s'est pas explicitement orienté dans cette voie dans cette présente décision. Reste que l'on est surpris par la position stricte du Conseil d'Etat sur la notion d'activité effective et que l'on peut légitimement se demander si, implicitement, la Haute juridiction n'a pas adopté la position de P. Léger. Les prochaines décisions seront certainement précieuses pour éclaircir cette question.

B - Un renversement officiel de la charge de la preuve ?

Depuis l'arrêt de la CJCE du 12 septembre 2006, le régime de la preuve au regard du régime 209 B reste confus pour les entreprises européennes et la décision du Conseil d'Etat contribue à entretenir cette nébuleuse, laissant supposer l'attribution de la charge de la preuve à l'entreprise.

Avant sa modification de 2006, l'article 209 B attribuait la charge de la preuve aux entreprises, disposant qu'il leur revenait "d'établir" (30) que les opérations n'avaient pas principalement pour effet de permettre la localisation de bénéfices dans le pays à fiscalité privilégiée.

Animé par la prudence européenne (31) qui avait pour constance de considérer que le seul fait de créer une entité dans un autre Etat membre ne saurait inscrire une présomption générale de fraude fiscale, le législateur a ensuite opéré une refonte du système, transférant la charge de la preuve de l'entreprise à l'administration. Aussi la loi dispose-t-elle depuis 2006 que le régime posé par l'article 209 B n'est pas applicable aux entreprises européennes si "l'opération ne peut être regardée comme constitutive d'un montage artificiel" dont le but serait de contourner la loi. Si cette disposition pouvait semblait évasive, elle était néanmoins assurée par la doctrine (32) et la jurisprudence n'avait jusqu'alors pas eu à connaître de la question.

Par le cas d'espèce, le Conseil d'Etat semble reconnaître la charge de la preuve à la société, statuant "qu'en l'absence de toute indication précise sur la consistance et la nature de l'activité économique alléguée, que n'atteste aucun document social, les éléments produits par la requérante ne permettent pas de caractériser l'exercice d'une activité économique effective" ; cela semble d'autant plus manifeste que par l'arrêt du 12 septembre 2006, la CJUE statuait que "la société résidente, qui est la mieux placée à cet effet, doit être mise en mesure de produire des éléments concernant la réalité de l'implantation de la SEC et le caractère effectif des activités de celle-ci". Notons par ailleurs que dans ses conclusions, M.-A. Nicolazo de Barmon reconnaît sans ambages la charge de la preuve à la société (33).

Cette contradiction entre la loi et l'élan de la jurisprudence nous amène alors à nous interroger sur le régime de la preuve : à qui appartient la charge de la preuve dans le régime 209 B pour les sociétés européennes ?

S'il ne s'agissait que de savoir à qui incombe "l'obligation d'engager le débat" (34) et que l'administration doive ensuite "participer au débat" (35) pour "convaincre" (36) à son tour le juge que la preuve apportée par le contribuable est insuffisante, la portée de cette question semblerait à relativiser. A contrario, si cette question était subsumée dans celle de savoir s'il agit d'une présomption simple ou "quasiment irréfragable de fraude" (37) par laquelle l'administration s'arrogerait un rôle d'observateur passif ne partageant pas le débat, sa portée serait alors fondamentale en ce qu'elle toucherait à la sécurité juridique des entreprises. En s'alignant ou en s'écartant de la décision d'espèce, la jurisprudence future aura pour mission de répondre à cette question au-delà de celle en apparence première de savoir qui doit assumer la charge de la preuve.


(1) CE, 4 juillet 2014, n° 357264 (N° Lexbase : A3105MUK) : RJF, 10/14, n° 880, conclusions M.-A. Nicolazo ; BDCF, 10/14 n° 92 ; Dr. fisc., 2014, n° 38, comm. 536, conclusions M.-A. Nicolazo de Barmon, note J. Ardouin.
(2) P. Oudenot, La prise en compte des bénéfices réalisés dans un pays à fiscalité privilégiée : état des lieux de l'article 209 B, Dr. fisc., 2014, n° 38, p. 528.
(3) Selon le rapport OCDE "Concurrence fiscale dommageable, un problème mondial" de 1998.
(4) M. Cozian, F. Deboissy, Précis de fiscalité des entreprises, 38ème édition, LexisNexis, 2014-2015, p. 492, n° 1143 et s..
(5) On rappellera que l'article 209 B a été entièrement réécrit dans le cadre de la loi de finances pour 2005 (loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004, de finances pour 2005 N° Lexbase : L5203GUA).
(6) Les conclusions de M.-A. Nicolazo de Barmon vont d'ailleurs dans ce sens, soulignant l'importance du second moyen : "La question de la base légale des impositions étant (enfin) résolue, vous pourrez en venir au moyen qui a justifié l'inscription de ces affaires devant votre formation de jugement".
(7) Selon les termes du Conseil d'Etat.
(8) CE, 11 février 2013, n° 356519 (N° Lexbase : A7120I7T) : RJF, 05/13, n° 474.
(9) CE, 19 avril 1989, n°58897 (N° Lexbase : A0723AQT) : RJF, 6/89, n° 667, 1er considérant ;
CE, 20 mars 1996, n° 153322 (N° Lexbase : A8240ANI) : RJF, 5/96, n° 562, 3ème considérant ;
CE, 20 mars 1996, n° 153319 (N° Lexbase : A8239ANH) : RJF, 5/96, n° 562, 3ème considérant.
(10) Directive 90/434/CEE du Conseil du 23 juillet 1990, concernant le régime fiscal commun applicable aux fusions, scissions, apports d'actifs et échanges d'actions intéressant des sociétés d'États membres différents (N° Lexbase : L7670AUM).
(11) CE, 11 février 2013, n° 356519, préc..
(12) Pour reprendre l'expression utilisée par M.-A. Nicolazo de Barmon dans ses conclusions.
(13) CJCE, 12 septembre 2006, C-196/04 (N° Lexbase : A9641DQ7) : RJF, 12/06, n°1644.
(14) La notion de "209 B d'avant 2006" utilisée le long du présent commentaire fait référence à l'article 209 B avant sa modification par la loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004, de finances pour 2005, préc..
(15) TA Cergy-Pontoise, 5ème ch., 25 octobre 2007, n° 03-2725 : RJF, 4/08, n° 525 ; BCDF, 4/08, n° 55.
(16) Ibid..
(17) Ibid..
(18) Pour reprendre l'expression utilisée par P. Collin dans ses conclusions (cf. CE, 18 mai 2005, n° 267087 N° Lexbase : A3517DI4 : RJF, 8-9/05, n° 910, conclusions P. Collin, BDCF, 8-9/05, n° 110).
(19) CJCE, gde ch., 12 septembre 2006, aff. C-196/04, préc : Rec. CJCE 2006, I, p. 7995 ; Dr. fisc. 2006, n° 39, act. 176 ; RJF, 12/2006, n° 1644 ; BDCF, 12/2006, n° 146, concl. P. Léger.
(20) CJCE, 16 juillet 1998, aff. C-264/96 (N° Lexbase : A0410AW4) : RJF, 11/98 n°1382, point 26.
(21) Notamment : CE, 18 mai 2005, n° 267087 préc. : RJF, 8/9 /2005, n° 910, 6ème considérant), TA Cergy-Pontoise 5ème ch., 25 octobre 2007, préc., et CJCE, 11 mars 2004, aff. C-9/02 (N° Lexbase : A5001DBT) : RJF, 5/04, n°558, point 50.
(22) BOI-IS-BASE-60-10-40-20120912 publié le 12 septembre 2012 au BOFIP (N° Lexbase : X4963ALE).
(23) A l'instar des arrêts du Conseil d'Etat du 18 mai 2005 et de la CJCE du 21 février 2006 qui, comme le constate O. Fouquet, opèrent une convergence en matière d'abus de droit (cf. "Interprétation française et interprétation européenne de l'abus de droit", RJF, 2006, Etude, p.383).
(24) CE, 18 mai 2005, n° 267087, préc. : RJF, 8-9/05, n° 910, conclusions P. Collin.
(25) CJCE, 21 février 2006, aff. C-255/02 (N° Lexbase : A0045DNY) : RJF, 5/06, n° 648.
(26) Pour reprendre l'idée soutenue par M.-A. Nicolazo de Barmon : "toute holding ne constitue pas un montage purement artificiel au sens de la jurisprudence de la Cour de justice. Les activités financières ne sont pas exclues a priori du bénéfice de la liberté d'établissement, comme en témoigne l'arrêt CJCE du 12 septembre 2006".
(27) Société étrangère contrôlée (SEC).
(28) Dans son BOFIP sur le 209 B, l'administration reprend la conclusion de l'arrêt du 12 septembre 2006 (cf. BOI-IS-BASE-60-10-40-20120912 du 12 septembre 2012, préc.).
(29) CJCE, 12 septembre 2006, aff. C-196/04, préc. : RJF, 12/06, n°1644, conclusions P. Léger, BDCF, 12/06, n° 146.
(30) Selon l'article 209 B avant sa modification de 2006.
(31) CJCE, 21 novembre 2002, aff. C-436/00 (N° Lexbase : A0406A78), Rec. p. 1-10829, point 62 ; CJCE, 26 septembre 2000, aff. C-478/98 (N° Lexbase : A0249AW7), Rec. p. I-7587, point 45 ; CJCE, 11 mars 2004, aff. C-9/02, préc., point 51.
(32) M. Cozian, F. Deboissy, Précis de fiscalité des entreprises, préc., n° 1155, p. 494 : "l'administration n'est autorisée à invoquer les dispositions de l'article 209 B que lorsqu'elle démontre que l'implantation [...] est un montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française". On notera également que les travaux préparatoires de la loi de finances rectificative 2012, en présentant le système applicable depuis 2006 aux implantations européennes, admettent ouvertement le renversement de la charge de la preuve opéré en 2006 : "La preuve du caractère artificiel d'un montage doit être apportée par l'administration fiscale" (cf. "Rapport n° 689 du 23 juillet 2012", p.172).
(33) "La société résidente doit seulement être mise en mesure de démontrer la réalité de l'implantation de sa filiale et le caractère effectif de ses activités" (cf. CE, 4 juillet 2014, n° 357264, préc.)
(34) Pour reprendre le raisonnement et les termes employés par T. Pons dans son étude (cf. "Les mesures contre l'évasion fiscale internationale et la Constitution", BF, 01/12).
(35) Ibid..
(36) Ibid..
(37) Pour reprendre le développement et les termes employés par T. Pons : "L'optimisation fiscale internationale doit-elle faire l'objet d'une présomption quasiment irréfragable de fraude et être combattue avec des mécanismes plus exorbitants que la fraude à la française' ?" (cf. "L'article 209 B : règle de territorialité élargie ou mesure anti-évasion ?", BF, 4/11)

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