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N3862BUL
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 02 Octobre 2014
Etrangement si, depuis l'arbre de la connaissance du jardin d'Eden, la pudeur est un concept qui se retrouve quasiment dans toutes les sociétés, et pas seulement dans celles où officient les trois monothéismes, elle n'est pas pour autant universelle, c'est-à-dire la même en tout lieu et en tout temps. Attention toutefois aux idées reçues : mêmes les sociétés tribales les plus reculées, vivant entièrement nues, connaissent la pudeur ; celle-ci n'aura, dès lors, aucun rapport avec la vue des organes génitaux, mais sera plus intérieure, relative à l'expression des sentiments. Aussi, la pudeur n'est-elle pas appréhendée de la même manière par tous.
Alors, en envisageant la réglementation de la pudeur, avec la disparition progressive du concept de "bonnes moeurs" associé désormais à la "probité", uniquement sous le prisme pénal de l'agression sexuelle, ne l'envisageant explicitement que pour interdire, en milieu carcéral, d'imposer à la vue d'autrui des actes obscènes ou susceptibles d'offenser la pudeur (C. proc. pén., art. R. 57-7-2), ou pour s'assurer de l'honorabilité des exploitants de débits de boissons (C. santé pub., art. L. 3336-2 et L. 3813-40), la loi n'est assurément que de peu de secours dans le cadre d'une consultation médicale. Quand la proximité et le toucher sont essentiels à la guérison en Afrique noire, la pudeur est associée à la "timidité rougissante" et la honte en Chine (xiu xhi) obligeant, par là, les patientes à garder leurs chaussettes, tant le pied est considéré comme une partie intime du corps. Et, bien évidemment, les religions du Livre condamnent la vue du corps -essentiellement féminin- comme objet de désir, de vanité et de concupiscence.
Le Code de déontologie médicale tourne certes autour du pot : "le médecin, au service de l'individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité. Le respect dû à la personne ne cesse pas de s'imposer après la mort" indique l'article 2 repris par l'article R. 4127-2 du Code de la santé publique ; "le médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l'exercice de la médecine" impose l'article 3 repris à l'article R. 4127-3 du même code. "Il ne doit jamais se départir d'une attitude correcte et attentive envers la personne examinée" précise l'article 7 (C. santé pub., article R. 4127-7). Enfin, l'article 36 du Code de déontologie (C. santé pub., art. R. 4127-36) dispose que le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas : là est la pierre angulaire de l'appréhension de la pudeur en matière médicale.
Depuis Hippocrate, et la régression de la médecine mystique, on sait que la consultation médicale comporte un interrogatoire et un examen physique. C'est l'essor de la médecine contemplative, faite d'hypothèses diagnostiques et de l'observation du corps humain et des symptômes, comme le rappelle savamment Gaëlle Guillaume Betan, dans sa thèse Place de la pudeur physique lors de l'examen clinique en médecine générale. Etude qualitative soutenue en 2012. L'examen est "ce qui est possible de voir, de toucher, d'entendre ; ce qui est saisissable par l'intermédiaire de la vue, et du toucher, et de l'ouïe, et du nez, et de la langue, et de la pensée ; ce que l'on peut parvenir à connaître par tous les moyens qui sont à notre disposition" enseigne le "Père de la médecine" -ce dernier recommandant toutefois d'éviter autant que possible la nudité-. On comprend, dès lors, la contrariété exposée par une telle pratique intrusive de la médecine avec la pudeur même, notamment physique -encore que le concept se trouve également mis à mal dans le cadre d'une analyse psychologique ou d'un traitement psychiatrique-. C'est pourquoi, pendant 1 000 ans, la médecine, sous l'emprise théologique, est devenue empirique et spéculative devant l'interdiction de toucher le corps humain, même de le voir dans son plus simple appareil.
Mais, attention, l'histoire du "couple" pudeur et médecine est l'histoire indissociable d'un ménage mal assorti qui ne se limite absolument pas à la seule problématique religieuse. Tout le monde sait les difficultés rencontrées par les praticiens en milieu hospitalier quant à l'examen des femmes, notamment musulmanes, par des hommes de l'art. Autant la difficulté à gérer un tel refus, dans un cadre laïc, égalitaire homme-femme et, surtout, pragmatique eu égard à la sous-dotation de la médecine publique française, est réelle ; autant le sentiment d'agression intime de ces femmes pour lesquelles la pudeur est une branche de l'Islam codifiée par le Coran et la Sunna est également fondamental et réel. Il est affaire de santé et de conscience et l'on sait bien, ici comme dans d'autres domaines médicaux -l'euthanasie notamment-, que la conscience confronte le colosse médical à ses pieds d'argile.
Finalement, le réveil de la médecine d'Hippocrate s'est fait par le truchement de l'anatomie, désacralisant le corps et sa vision ; et par l'invention d'instruments médicaux, comme le stéthoscope en 1819, qui permettent de séparer les corps, celui du patient de celui du médecin ; et bien entendu la découverte des rayons X en 1895. Le problème de l'appréhension de la pudeur face à la nécessité de pratiquer un examen médical de plus en plus poussé au regard des exigences d'information, de responsabilité et de guérison des sociétés contemporaines est désormais contourné par l'emploi d'instrument médicaux ou de machines d'observation technologiques au point que l'on se demande, aujourd'hui, dans les facultés de médecine, si "avec le développement de la vidéo-chirurgie, des télé-manipulateurs, les savoirs tactiles vont régresser, le toucher s'éclipsant une nouvelle fois au bénéfice de la vue [...]. Les rebouteux, les chiropracteurs, les magnétiseurs [...] ces savoirs tactiles jouent désormais un rôle de recours quand les techniques sérieuses' ont échoué'" professe Christian Bromberger. Bref, au nom de la pudeur, "on refuse de se faire tripoter alors qu'il suffit de passer dans la machine'" indiquait déjà Darmon, il y a un siècle !
Pour autant, la technologie médicale, dont on reconnaît chaque jour les prouesses et l'indispensabilité, qui devait justement permettre de réconcilier examen médical et pudeur, pose également problème, tant la complexité du matériel de haute technologie est telle que le médecin est bien en peine de l'utiliser sans l'assistance d'un tiers, n'appartenant pas nécessairement au corps médical. Telle est la mésaventure arrivée à une patiente dans une affaire jugée le 19 septembre 2014 par le Conseil d'Etat. Ce dernier reconnaît la responsabilité d'un médecin qui, en dépit des observations faites auparavant par la patiente, a permis la présence d'un tiers lors d'un examen intime sans qu'elle ait pu s'y opposer avant le début de l'examen, manquant ainsi à son devoir d'information du patient. La Haute juridiction administrative souligne le caractère intime de l'examen que devait subir la patiente. Il en résulte que, du premier refus qu'elle avait opposé à la présence du technicien, l'information tardive délivrée par le médecin ne peut être regardée comme loyale et appropriée, alors que l'examen s'est déroulé en présence du technicien et alors que la patiente était déjà déshabillée. Pour les mêmes raisons, et alors même que l'intéressée s'est finalement mise en position d'examen, le médecin ne peut être regardé comme ayant recueilli de sa part un consentement éclairé. Par suite, la chambre disciplinaire nationale de l'Ordre des médecins a pu estimer que le médecin avait manqué à ses obligations déontologiques résultant des articles R. 4127-35 et R. 4127-36 du Code de la santé publique.
Ainsi, l'on voit bien que la technologie ne remplace pas les moeurs médicales. Si la gynécologie, par exemple, date de l'Egypte Antique (cf. le papyrus gynécologique Kahun), l'échographie date tout de même de 1979. Et, alors que dans certains pays, la plupart des examens médicaux même intimes se font cachés du médecin, par l'emploi d'un drap, d'une blouse, la pratique d'une position dite "à l'anglaise" et autre moyen de dissimuler l'intimité sans empêcher la consultation et l'examen du corps, la toute puissance de Monsieur Purgon oblige les Françaises au plus simple appareil exposant leur nudité pour une simple mammographie. "Naturalia non turpia" : il n'y a pas de honte à ce qui est naturel. Mais, la technique, c'est-à-dire la maîtrise du naturel par l'Homme selon Descartes, n'apparaît finalement pas plus armée face au risque d'outrage, en l'absence de bonnes pratiques.
"La pudeur est née avec l'invention du vêtement" selon la célèbre formule de Mark Twain, in En suivant l'équateur. Il se pourrait bien que rayons X et télé-manipulateurs n'empêchent pas la pudeur d'être outragée. La médecine est d'abord et nécessairement l'affaire du consentement éclairé du patient ; et cela commence dès les premiers stades de la consultation et l'expression idiomatique : "déshabillez-vous, s'il vous plait" !
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