La lettre juridique n°564 du 27 mars 2014 : Éditorial

La méprise...

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Il est des signes qui ne trompent pas... Point besoin d'être devin et de verser dans les haruspices pour s'apercevoir qu'il s'instaure un fossé de plus en plus grand entre certains corps d'Etat, certains corps constitués... et les avocats, parfois même à leur corps défendant.

Trois exemples récents, de natures bien différentes, font montre de cette méprise à l'égard de l'animus d'une profession que les sociologues du travail considèrent eux-mêmes, pourtant, comme "à part", originale dans sa composition, son fonctionnement, sa régulation et ses motivations.

Le premier exemple a, bien évidemment, trait aux nouvelles dispositions de la loi du 17 mars 2014, relative à la consommation, et introduisant en France cette action de groupe qui, paraît-il, manquait terriblement à la défense des intérêts collectifs des consommateurs, aujourd'hui, des patients, demain... Sans s'appesantir sur le dispositif en lui-même, et sans donner forcément raison à John Webster, pour qui "L'aigle vole seul ; ce sont les corbeaux, les choucas et les étourneaux qui vont en groupe", il est frappant de constater que l'avocat n'en est pas un des rouages essentiels. Tout juste lui concède-t-on le "bénéfice" de son monopole judiciaire en la matière ; les associations de consommateurs ayant la part belle dans l'initiative, l'organisation et la constitution du dossier amenant au contentieux, puis à la plaidoirie. La raison clairement invoquée, et les pouvoirs publics ne s'en cachent même pas : une méfiance vis-à-vis des avocats et, notamment, quant à une éventuelle captation d'un marché nouveau favorisant quelques cabinets spécialisés dans le contentieux de masse. Le spectre des infortunes de la class action américaine finissant de nourrir les fantasmes quant à l'avidité supposée des avocats, eux qui se doivent pourtant d'être constitutivement désintéressés.

Le deuxième exemple récent concerne la réaction de certaines professions du droit, notamment le notariat, vis-à-vis des avocats quand a été évoqué la possibilité d'un règlement des divorces par consentement mutuel par la signature d'un acte d'avocat homologué par le juge ; ou quand il a fallu défendre la nature et la qualité de ce même acte d'avocat devant le Conseil constitutionnel, par sénateurs interposés, pour réfuter tout amalgame avec un simple sous-seing privé d'expert-comptable. D'aucuns ont crié au corporatisme, d'autres accusant les avocats d'avoir "la volonté permanente de faire le métier des autres" ; sous-entendant, là encore, une profession qui raisonne en terme de marchés économiques, quand la déontologie et la compétence sont les piliers du serment de ces auxiliaires de justice.

Le troisième exemple relève, presque, de la provocation émanant, étrangement, du corps universitaire ; une école de management grenobloise, toutefois. Cette dernière, dans le cadre d'une étude, dont on a pu comprendre qu'elle avait trait à la sociologie du travail, compte tenu de la qualité professorale de celui qui la dirige, avait adressé à des avocats (notamment ?) nantais, un questionnaire pour le moins singulier. Il était donc demandé à l'avocat, répondant de manière anonyme bien entendu, s'il avait déjà dévoilé des informations confidentielles pour s'attirer les faveurs de l'opinion publique ; défendu une affaire dans laquelle il avait un conflit d'intérêts ; ralenti une instruction pour facturer plus d'honoraires ; utilisé un langage exagérément complexe pour manipuler son client ; accepter des pots-de-vin afin de mal défendre un client ; ou encore, plus simplement, défendu une affaire sous l'emprise de stupéfiants. Autant dire que le questionnaire a fait le tour de la nouvelle Maison de l'avocat et que le Bâtonnier s'en est évidemment saisi, tant la teneur des questions, à charge, n'avait évidemment pour but que de "salir" la profession toute entière.

Ces trois exemples sont topiques d'une incompréhension latente entre une profession que l'on juge parfois arc-boutée sur ces valeurs et sa précieuse déontologie et des corps constitués, qui n'appréhendent une profession, au XXIème siècle, que sous son volet marchand.

Pourtant, le sociologue Lucien Karpik, dans Les avocats. Entre l'Etat, le public, le marché. XIIIème-XXème siècle, réfutait, déjà en 1995, clairement toute application des théories économiques néo-classiques traditionnelles. L'entrecroisement d'un barreau d'Etat, par le biais de l'aide juridictionnelle aujourd'hui, d'un barreau classique et d'un barreau d'affaires n'empêche en rien la persistance d'un socle commun de principes essentiels gouvernant, finalement, toute l'activité de la profession. Pour la majorité d'entre eux, leur capacité collective d'action est le fruit, d'abord, de leur "mandat" ; c'est ce mandat qui définit les avocats. "Restreint", le mandat concerne la seule relation de l'avocat avec son client. Et la confiance qui anime ce mandat explique le caractère, souvent plénipotentiaire, des pouvoirs qui lui sont conférés. "Etendu", le mandat "recouvre le rôle de l'avocat comme porte-parole de valeurs qui le dépassent (du public, du marché), mais repose sur le même principe de délégation du pouvoir pour une action plus efficace". Est-il d'autres professions qui "agissent de manière collective, ceci contribuant à faire évoluer le monde qui les entoure" ?

Alors on ne peut nier l'évidence. La profession d'avocat a énormément évolué face aux nouvelles technologies, mais surtout au regard des attentes des justiciables qui les souhaitent, toujours et encore, plus compétents, plus inventifs, plus en charge de leurs intérêts divers et variés (immobilier, TIC, sport, médiation, etc.). Pour autant, l'ouverture de ces nouveaux champs de compétence, l'accroissement important du nombre d'avocats en trente ans, ont-ils condamné la profession au secteur marchand, justifiant dès lors une méfiance naturelle à leur égard comme on pourrait en avoir à l'égard de n'importe quel commerçant ? L'intégration d'un volet "publicité et démarchage" de la profession d'avocat au sein de la loi du 17 mars 2014, est en soi une provocation : assimilant client et consommateur...

C'est oublier, outre le socle déontologique, que de prospection par l'avocat, il n'y a guère que l'utilisation des ressorts de son réseau ; et la "sollicitation personnalisée" introduite par la loi relative à la consommation n'y changera probablement pas grand-chose au regard des obligations de loyauté, de confraternité, de probité, etc.. C'est l'économie du réseau qui permet à l'avocat d'avoir des clients ; et ce réseau s'entretient évidemment par la compétence, de bonnes pratiques professionnelles et la facturation d'honoraires justifiés. Il y a une incertitude sur le service qui consiste à fournir un travail juridique. Ce n'est qu'à l'issue du procès que l'on saura si l'avocat a été performant, si le service en question avait de la valeur ou pas. Et, il n'existe pas d'information objective sur la valeur d'un avocat : il y a simplement un faisceau d'indices. C'est donc bien l'existence de réseaux qui permet la rencontre et "l'économie de la qualité" qui permet la confiance et la réputation.

En 2009, dans Les avocats, entre ordre professionnel et ordre marchand, les auteurs du rapport, sous la direction d'Olivier Favereau, indiquaient que réduire la profession d'avocat au statut de marché d'un service quelconque, c'était ignorer que les services juridiques bénéficiaient largement de l'encastrement des relations professionnelles dans d'autres types de relations sociales : les rapports entre les avocats relevaient plutôt du modèle de "coopétition" (compétition et coopération) que de celui de concurrence. Le travail de l'avocat consiste, également, à dépasser la satisfaction microéconomique du client au bénéfice d'un intérêt macroéconomique, celui de la société prise dans son ensemble. En transformant l'ordre professionnel en ordre marchand, l'équilibre macro-micro disparaîtrait au profit de la seule défense des intérêts individuels et donc au détriment de la collectivité.

En clair, appréhender la profession d'avocat comme une profession marchande, comme la plupart des prestataires de services juridiques maintenant, ce serait commettre un contresens. Et, rien n'indique qu'elle entende marcher sur les "plate-bandes" des autres professions juridiques -déjà s'attache-t-elle à défendre son périmètre d'intervention-. Comme rien n'indique, qu'assurant le service public de la défense des justiciables, les avocats soient tout d'un coup plus intéressés que d'autres à escroquer leurs clients et à faire fi de leur déontologie, seul rempart contre la marchandisation du droit justement, et seul repère de leur identité finalement.

CQFD

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