La lettre juridique n°564 du 27 mars 2014 : Sociétés

[Jurisprudence] Responsabilité de l'associé à l'égard d'un cocontractant de la société

Réf. : Cass. com., 18 février 2014, n° 12-29.752, FS-P+B (N° Lexbase : A7585MEN)

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N1541BUM

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR à la Faculté de Droit de Nancy (Université de Lorraine, Institut François Gény, EA 7301, Nancy)

le 31 Mars 2014

La responsabilité des intervenants d'une société est régulièrement invoquée en jurisprudence, et plus spécialement encore lorsque les difficultés financières apparaissent, permettant ainsi de trouver une solvabilité de rechange à l'insolvabilité naissante de la personne morale. D'autres discordes peuvent également surgir aboutissant à un refus de paiement ou à la réalisation de faits ou d'actes juridiques provoquant des conséquences négatives pour un tiers. Pour cette raison, ce dernier va rechercher à mettre en cause la responsabilité de l'un des acteurs du monde de la société, le plus souvent, le dirigeant. En effet, ce dernier, en raison de sa qualité de représentant légal de la personne morale peut engager sa responsabilité personnelle à l'égard des tiers s'il a commis une faute détache de ses fonctions.
L'arrêt rendu le 18 février 2014 par la Chambre commerciale de la Cour de cassation (1) apporte, semble-t-il, pour la première fois, la question de la responsabilité à l'égard des tiers par le prisme de la qualité d'associé, plus spécialement de l'associé majoritaire, et non celle de dirigeant, à l'occasion d'un litige relatif à l'exploitation d'une enseigne commerciale d'un réseau de la grande distribution. Ainsi, une personne physique a conclu avec la société mère d'un groupe de distribution, un contrat d'adhésion en vue d'exploiter un magasin à grande surface sous l'enseigne de ce réseau. Pour cela, cette personne a constitué une société par actions simplifiée (SAS), dont les statuts stipulaient une règle d'unanimité pour l'adoption des résolutions lors des assemblées générales extraordinaire. Cette règle devait rester en application pendant une durée minimale de quinze ans, pouvant être ultérieurement convertie en une règle de majorité simple à l'initiative de l'associé majoritaire. Le contrat d'enseigne conclu avec le groupe de distribution prévoyait qu'il expirerait de plein droit à la date d'effet de la modification de la règle de l'unanimité. Corrélativement, la SAS a signé un contrat d'approvisionnement avec la centrale d'achat du groupe. En raison de difficultés lors de l'exécution de ce dernier, l'associé majoritaire de la SAS a procédé à la modification de la règle de majorité relative à l'adoption des résolutions extraordinaires, passant ainsi de l'unanimité à la majorité simple, entraînant, par voie de conséquence, la fin du contrat d'enseigne avant l'arrivée du terme conventionnellement prévu. Pour cette raison, la société mère et la centrale d'approvisionnement ont recherché la responsabilité de la société et de son associé majoritaire. Par un arrêt du 22 novembre 2012, la cour d'appel de Paris (2) a considéré que les délibérations prises par l'assemblée générale extraordinaire sont susceptibles d'engager la responsabilité de l'associé envers les tiers. En sa qualité de dirigeant, l'associé ne pouvait ignorer l'obligation souscrite par la société dans la convention affectée par la modification des statuts de la société. Il s'était ainsi rendu complice de la violation d'une disposition contractuelle par celle-ci.

La Cour de cassation censure cette analyse sur le visa des articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1842 (N° Lexbase : L2013AB8) du Code civil, pour ne pas avoir recherché si la décision de l'associé constituait de la part de l'associé majoritaire une faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d'associé, de nature à engager sa responsabilité personnelle envers le tiers cocontractant de la société. Par l'arrêt du 18 février 2014, la Cour de cassation pose le principe de la possible responsabilité personnelle de l'associé envers un tiers (I), en transposant les critères qu'elle applique à la responsabilité personnelle du dirigeant de société (II).

I - Le principe de la responsabilité personnelle de l'associé à l'égard d'un tiers

L'arrêt du 18 février 2014 est rendu sur le double visa des articles 1382 et 1842 (3) du Code civil. Le premier de ces textes est relatif à la responsabilité civile délictuelle, ce qui ne surprend guère dans la mesure où l'associé majoritaire de la société n'a pas la qualité de cocontractant. La référence à la seconde disposition légale, l'article 1842 précité, sert de fondement à l'affirmation du principe de la responsabilité personnelle de l'associé à l'égard du tiers, cocontractant de la société. En effet, il précise que la société jouit de la personnalité morale à compter de son immatriculation. Ainsi, en dépit de l'existence de la société, l'associé peut être reconnu responsable de faute qu'il a pu commettre, en cette qualité, à l'égard d'un tiers qui a entretenu une relation juridique avec la personne morale, ce qui constitue une véritable nouveauté !

Jusqu'à présent, la jurisprudence a reconnu la responsabilité personnelle du dirigeant de société en s'inspirant de la théorie de la faute détachable utilisée à propos de la responsabilité des fonctionnaires (4). Adaptée à la société et plus spécialement développée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation au cours des années quatre-vingt (5), elle s'applique à tous les types de dirigeants de sociétés, et pas seulement au représentant légal de la personne morale. Elle concerne toutes les sociétés, y compris les sociétés civiles (6). En l'absence de règle énonçant le principe de la responsabilité personnelle du dirigeant de société en raison de la réalisation d'une faute séparable de ses fonctions, une partie de la doctrine a pu qualifier cette théorie de contra legem (7).

Pour justifier le bien-fondé de la théorie de la faute séparable ou de la faute détachable des fonctions, la doctrine considère qu'il s'agit d'une conséquence logique de la théorie de la personnalité morale qui s'interpose ainsi entre les tiers et le dirigeant de société. Il semble que l'arrêt du 18 février 2014 fait indirectement référence à cette théorie, en se référant à l'article 1842 du Code civil, laissant ainsi de côté toute référence au contrat de mandat. Ainsi, la personnalité juridique de la société faisant écran entre les tiers et les membres de la société, la responsabilité personnelle de ces derniers ne pourrait être engagée dès lors qu'ils ont respecté la limite de leurs attributions. Par conséquent, "respectant la règle du jeu", c'est-à-dire la réalité et l'effectivité de la personnalité morale de la société, ils ne commettent aucune faute personnelle, susceptible d'engager leur responsabilité. En cas de préjudice, le tiers ne peut rechercher que la seule responsabilité de la société. Ainsi, l'associé majoritaire ayant le pouvoir de décider la motivation des statuts, en l'occurrence la majorité requise pour adopter une résolution en assemblée générale extraordinaire, il ne commet pas de faute lorsqu'il ne fait qu'user de son pouvoir de voter en assemblée générale. Le droit de vote de l'associé constitue un droit propre (8) de ce dernier. Il ne peut être considéré comme étant fautif, dès lors qu'il a été exercé normalement. A défaut, il pourrait être constitutif d'un abus de droit de vote (9) à l'égard des autres associés, ou bien entraîner sa responsabilité personnelle si les juges qualifie le vote de "faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d'associé".

II - La transposition des critères de la responsabilité personnelle du dirigeant de société

La Cour de cassation transpose ainsi les solutions retenues dernièrement en matière de responsabilité personnelle du dirigeant à l'associé de société en lui appliquant la théorie de la faute séparable des fonctions. Les critères permettant de la mettre en oeuvre ont évolué en trente ans d'application. Par l'arrêt du 18 février 2014, la Cour de cassation applique la dernière version de ces derniers à l'associé. Ainsi, sa responsabilité personnelle ne peut être mise en oeuvre que si les juges du fond caractérisent une faute séparable ayant entraîné un dommage au tiers, cocontractant de la société.

En effet, la notion de faute séparable a sensiblement évolué depuis un arrêt de principe du 20 mai 2003 (10). La doctrine (11) a ainsi relevé, dans le cadre d'une étude des solutions rendues par la Cour de cassation, un certain infléchissement de la signification de cette notion. Celle-ci évoluerait vers une plus grande "subjectivisation" des critères de la faute séparable des fonctions par référence à une conception subjective et morale de cette notion. Toutefois, l'arrêt du 18 février 2014 semble se tenir à la "version 2003" de cette notion, en se référant aux trois critères que sont la particulière gravité de la faute, l'intention de l'associé et l'exercice anormal des fonctions. En effet, en matière de responsabilité personnelle du dirigeant, la Cour de cassation, par un arrêt du 10 février 2009 avait jugé qu'une telle faute pourrait être caractérisée y compris dans les limites des attributions du dirigeant. Or, l'arrêt du 18 février 2014 fait expressément référence à "l'exercice normal des fonctions", de sorte que l'on doit en déduire que l'élargissement qui a été opéré en 2009 (12) ne doit pas être transposé à la responsabilité personnelle de l'associé. Ainsi, la Cour de cassation semble limiter la possibilité qu'elle offre à un tiers d'agir contre l'associé en se référant à la conception organique et traditionnelle de la faute, à laquelle doit être ajouté l'élément intentionnel.

Ainsi, la mise en oeuvre de la responsabilité personnelle de l'associé semble être plus limitée que celle du dirigeant de société. Cette solution est préférable, dans la mesure où les fonctions de dirigeant et d'associé sont organiquement différentes, et ce même si l'associé est majoritaire et même si ce dernier est cumulativement dirigeant. Par conséquent, le tiers, recherchant la responsabilité de l'auteur de la faute reprochée, doit être vigilent pour déterminer la qualité au titre de laquelle il recherche la responsabilité d'un "intervenant" d'une société.


(1) Responsabilité de l'associé à l'égard d'un cocontractant de la société : notion de faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des prérogatives attachées à la qualité d'associé, Lexbase Hebdo n° 371 du 27 février 2014 - édition affaires (N° Lexbase : N0958BUZ).
(2) CA Paris, Pôle 5, 5ème ch., 22 novembre 2012, n° 11/06832 (N° Lexbase : A2801IXZ).
(3) Plus exactement, la partie de l'arrêt évoquant la responsabilité personnelle de l'associé, laissant de côté la question relative violation des obligations contractuelles de la société.
(4) T. conf., 30 juillet 1873, n° 00035, GAJA, 18ème éd., n° 2.
(5) Cass. com., 8 mars 1982, n° 79-10-412, publié (N° Lexbase : A1213AX9), Bull. civ. IV n° 92, Rev. sociétés, 1982, 573, note Y. Guyon ; Cass. com., 22 janvier 1991, n° 89-11.650 (N° Lexbase : A3738AY4), RJDA, 1992/2, p. 114, n° 152 ; Cass. com., 27 janvier 1998, n° 93-11.437, publié (N° Lexbase : A2317ACS), Bull. civ. IV, n° 48, D., 1998. 605, note D. Gibirila, RTDCiv., 1999, 99, obs. J. Mestre ; Cass. com., 28 avril 1998, n° 96-10.253, publié (N° Lexbase : A2601ACC), Bull. civ. IV, n° 139, D., 1998, 136, Rev. sociétés, 1998, 767, note B. Saintourens, RTDCiv., 1998, 688, obs. P. Jourdain, ibid., 1999, 99, obs. J. Mestre, RTDCom., 1998, 623, obs. B. Petit et Y. Reinhard ; Cass. com., 20 octobre 1998, n° 96-15.418, publié (N° Lexbase : A5458AC7), Bull. civ. IV, n° 139, D., 1999, 639, note M.-H. Laender, Rev. sociétés, 1999, 111, note B. Saintourens, RTDCom., 1999 142, obs. B. Petit, ibid., 687, obs. C. Champaud et D. Danet, JCP éd. G, 1998, II, 10177, note D. Ohl, JCP éd. G, 1999, n° 18, obs. G. Viney, JCP éd. E, 1998, II, 1258, note Y. Guyon, Bull. Joly Sociétés, 1998, p. 808 note P. Le Cannu, Cass. com., 12 janvier 1999, n° 96-19.570, inédit (N° Lexbase : A4542AGC).
(6) Cass. civ. 3, 17 mars 1999, n° 97-19.293 (N° Lexbase : A9937AYP), D., 1999, 264, obs. Ph. Delebecque, RDI, 1999, 416, obs. J.-C. Groslière, RTDCom., 1999. 690, obs. M.-H. Monsèrié-Bon, Dr. sociétés, 1999, n° 91, p. 11, note Th. Bonneau ; Cass. com., 29 mars 2011, n° 10-11.027, F-D (N° Lexbase : A9937AYP), à propos d'un dirigeant de SCI, rendu sous le visa de l'article 1850 du Code civil, Rev. sociétés, 2011. 416, note I. Riassetto. Cf. G. Auzero, L'application de la notion de faute personnelle détachable en droit privé, D. aff., 1998, 502 ; V. Wester-Ouisse, Critique d'une notion imprécise : la faute du dirigeant de société séparable de ses fonctions, D. aff., 1999, 783 ; J.-P. Métivet, Les articles 52, alinéa 1er, et 244 de la loi du 24 juillet 1966 et la responsabilité du dirigeant social envers les tiers, in Rapport annuel de la Cour de cassation, 1998, p. 111.
(7) D. Schmidt, Le droit des sociétés pour 2004, Colloque Dalloz, oct. 2003, Rapport de synthèse, Dalloz, 2004, p. 295 ; F. Descorps Declère, Pour une réhabilitation de la responsabilité civile à l'égard des dirigeants sociaux, RTDCom., 2003, p. 25.
(8) Cass. com. 18 octobre 2011, n° 10-19.647, F-P+B (N° Lexbase : A8703HYY), JCP éd E, 2012, 1010, nos obs..
(9) M. Cozian, A. Viandier, et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, 26ème éd., LexisNexis, 2013, n° 406 et s. éd., D. Gibirila, Droit des sociétés, 4ème éd., Ellipses, 2012, n° 688 et s..
(10) Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1619B9T), Bull. civ. IV, n° 84 ; A. Lienhard, Responsabilité des dirigeants sociaux : la Chambre commerciale définit la faute séparable des fonctions, D., 2003, p. 1502 ; B. Dondero, Définition de la faute séparable du dirigeant social, D., 2003, p. 2623 ; Rev. sociétés, 2003, 479, note J.-F. Barbièri ; RTDCiv., 2003, 509, obs. P. Jourdain ; RTDCom., 2003. 523, obs. J.-P. Chazal et Y. Reinhard ; ibid., 741, obs. C. Champaud et D. Danet ; Dr. sociétés, 2003, n° 8, p. 25, note J. Monnet ; Dr. et patr., novembre 2003, p. 91, note D. Poracchia ; JCP éd. E, 2003, 1331, note J.-J. Caussain, Fl. Deboissy et G. Wicker ; Gaz. Pal., 6 février 2004, n° 37, p. 22, note J.-F. Clément ; Banque et Droit, septembre-octobre 2003, p. 64, note M. Storck ; H. Le Nabasque, Enfin une faute une définition de la faute détachable, Bull. Joly Société, 2003, 786 ; S. Reifegerste, Critères de la faute séparable des fonctions déterminant la responsabilité personnelle des dirigeants sociaux à l'égard des tiers, JCP éd. G, 2003, 2000 ; S. Messaï, La responsabilité civile personnelle du dirigeant à l'égard des tiers, LPA, 7 novembre 2003, n° 223, p. 13.
(11) E. Nicolas, La notion de faute séparable des fonctions des dirigeants sociaux à la lumière de la jurisprudence récente. Mutation, disparition ou simple besoin de changement de désignation ?, Rev. sociétés, 2013, p 535.
(12) Cass. com., 10 février 2009, n° 07-20.445, F-P+B (N° Lexbase : A1219EDI), Bull. civ., IV, n° 21 ; D., 2009, p. 559, obs. A. Lienhard ; ibid., 1240, chron. M.-L. Bélaval et R. Salomon ; ibid., 2010. 287, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; Rev. sociétés, 2009, 328, note J.-F. Barbièri ; RTDCiv., 2009. 537, obs. P. Jourdain ; Bull. Joly Société, 2009, p. 499, note S. Messaï-Bahri ; JCP éd. E, 2009. 1602, note B. Dondero ; D. Gibirila, La responsabilité des dirigeants à l'égard des tiers, en raison de leur faute intentionnelle et particulièrement grave, Lexbase Hebdo n° 342 du 19 mars 2009 - édition privée (N° Lexbase : N8909BIS).
Décision

Cass. com., 18 février 2014, n° 12-29.752, FS-P+B (N° Lexbase : A7585MEN).

Cassation partielle (CA Paris, Pôle 5, 5ème ch., 22 novembre 2012, n° 11/06832 N° Lexbase : A2801IXZ).

Lien base : (N° Lexbase : E1155AWP).

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