La lettre juridique n°563 du 20 mars 2014 : Bancaire/Sûretés

[Jurisprudence] Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, n'oblige pas nécessairement celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer : la caution avertie ne peut engager la responsabilité du créancier

Réf. : Cass. com., 28 janvier 2014, n° 12-27.703, F-P+B (N° Lexbase : A4156MDB)

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[Jurisprudence] Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, n'oblige pas nécessairement celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer : la caution avertie ne peut engager la responsabilité du créancier. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/15023332-jurisprudencetoutfaitquelconquedelhommequicauseaautruiundommagenobligepasnecessairemen
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par Gaël Piette, Professeur à l'Université de Bordeaux, Directeur-adjoint de l'IRDAP, Directeur scientifique des Encyclopédies Lexbase "Droit des sûretés" et "Droit des contrats spéciaux"

le 20 Mars 2014

L'article 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ), qui est assurément l'un des textes les plus connus du Code civil français, se voit assorti d'une limite marquante en droit des sûretés : en effet, dans un arrêt rendu le 28 janvier 2014, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a décidé, au visa de ce texte et en termes très généraux, que la caution avertie ne peut engager la responsabilité du créancier.
Dans cette affaire, en 1998, une société obtint d'une banque un crédit de campagne d'un montant de trois millions de francs (environ 457 347 euros). Ce crédit a été garanti par le cautionnement solidaire de l'associé co-fondateur (cautionnement autorisé par son épouse co-fondatrice), à hauteur de 500 000 francs (environ 76 224 euros), et par le nantissement d'un contrat d'assurance vie. La société est placée en redressement judiciaire en 1999, puis fait l'objet d'une liquidation en 2000.
Le créancier s'est vu condamné à payer au liquidateur la somme de 460 000 euros en réparation du préjudice résultant de l'octroi du crédit. Les époux co-fondateurs de la société ont, en outre, recherché sa responsabilité. Ils adressaient divers reproches au créancier. D'une part, ils estimaient que ce dernier avait contracté de mauvaise foi et commis une réticence dolosive en omettant d'informer la caution et son conjoint quant à la situation lourdement obérée du débiteur principal. D'autre part, la caution et son conjoint reprochaient au créancier un soutien abusif de crédit, qui aurait retardé la procédure collective de la société cautionnée, et engendré divers préjudices (préjudices subis au titre des apports personnels de fonds, de la perte de valeur des sociétés, de la perte de salaire, indemnités de licenciement, préjudice moral, etc.).
La cour d'appel de Douai, par un arrêt en date du 20 septembre 2012 (CA Douai, 20 septembre 2012, n° 10/02186 N° Lexbase : A1996IT4), a rejeté l'action des époux fondée sur la responsabilité contractuelle du créancier pour dol, en considérant que la caution, par ses qualités de dirigeant, était une caution avertie, et que son épouse, par son degré d'implication, était en mesure de connaître la situation financière de la société cautionnée. Elle a également refusé d'admettre la responsabilité de la banque pour soutien abusif, faute de lien de causalité entre les crédits octroyés et les préjudices allégués. En revanche, la cour d'appel a retenu la responsabilité délictuelle du créancier envers la caution, en considérant que l'octroi abusif de crédit au débiteur principal avait causé un préjudice à celle-ci, "à raison de la mise en oeuvre des garanties consenties ensuite de la procédure collective" du débiteur principal. Le créancier s'est pourvu en cassation, estimant que sa responsabilité ne pouvait être engagée en raison du caractère averti de la caution. Cette dernière et son conjoint ont formé un pourvoi incident, invoquant l'idée que leur proximité avec la société cautionnée ne suffisait pas à écarter la réticence dolosive commise par le créancier et sa responsabilité pour soutien abusif.

Par l'arrêt commenté, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi incident, et admis le pourvoi principal. Elle casse donc partiellement l'arrêt d'appel, en ce qu'il a condamné le créancier. La motivation de la Cour est assez simple : la caution, parce qu'elle est une caution avertie, n'était pas fondée à rechercher la responsabilité du créancier, que ce soit pour manquement à une obligation d'information, pour réticence dolosive, ou pour octroi abusif de crédit.

L'arrêt du 28 janvier 2014 soulève un certain nombre de questions, en ce qu'il retient des conséquences discutables de la qualification de caution avertie (I), et en ce qu'il est délicat à replacer dans le contexte jurisprudentiel actuel (II).

I - Les conséquences discutables de la qualification de caution avertie

La première partie de l'arrêt du 28 janvier 2014 est cohérente au regard de la conception de la caution avertie. La Cour y retient que la caution, en raison de son caractère averti, était "parfaitement informée de la situation de ses sociétés, [et] ne pouvait reprocher à la banque un manquement à son obligation d'information et une quelconque réticence dolosive".

L'affirmation ne manque pas de logique. La caution avertie, ainsi que sa dénomination l'indique, est celle qui sait. Par sa formation, son expérience, ses fonctions, sa profession, elle est en mesure de connaître et de comprendre la nature et la portée de son engagement, la situation financière du débiteur principal, ou encore les risques que le cautionnement fait peser sur son patrimoine. Parce que la caution avertie sait, elle n'a pas, selon la jurisprudence, besoin d'être informée. C'est ainsi que la Cour de cassation estime que le créancier n'est pas débiteur à son égard d'une obligation d'information (1). De même, et toujours parce qu'elle sait, la caution avertie ne peut être victime d'une erreur provoquée par un non-dit du créancier. C'est pourquoi la Cour considère que le créancier ne peut commettre à l'égard de la caution avertie une réticence dolosive (2).

Si ces premiers éléments de la décision commentée sont empreints d'une certaine cohérence, la seconde partie de l'arrêt est plus discutable. La Cour de cassation y considère que la caution ne peut reprocher à la banque un octroi abusif de crédit. Elle fonde clairement cette affirmation, en énonçant que le garant "était une caution avertie, ce dont il résultait qu'il n'était pas fondé à rechercher la responsabilité de la banque à raison de la faute commise par celle-ci lors de l'octroi du crédit". Autant l'idée peut se défendre quant à l'obligation d'information ou la réticence dolosive (cf. supra), autant elle peut surprendre au sujet de l'octroi abusif. En effet, ainsi qu'il a été précédemment relevé, la caution avertie est celle qui est en mesure de comprendre la nature et la portée de son engagement, et de connaître la situation financière du débiteur principal.

Nous avons, dès lors, certaines difficultés à comprendre en quoi une caution avertie est, en tant que telle, mieux armée face à un octroi abusif de crédit. La caution, fut-elle avertie, n'est pas nécessairement en mesure de déceler la faute de la banque à l'occasion de l'octroi du crédit. Elle n'a, en outre, pas nécessairement son mot à dire quant à l'octroi du crédit. Certes, si la caution est le dirigeant de la société débitrice principale, c'est par sa voix que cette dernière sollicite le crédit, et l'on peut comprendre que lui soit refusé le droit d'invoquer par la suite l'octroi abusif. Pour autant, la formulation très générale employée par la Cour de cassation dans l'arrêt commenté ne limite pas la solution aux dirigeants cautions. Au contraire, elle a vocation à s'appliquer à toute caution avertie.

Pour terminer sur ce point, qu'il nous soit permis de nous interroger sur l'opportunité de dénier, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, à une caution, parce qu'elle est avertie, le droit de rechercher la responsabilité d'un créancier. Prise au pied de la lettre, la formulation de l'arrêt laisse à penser que la caution avertie ne peut jamais invoquer la faute du créancier. Et ce au visa de 1382... La généralité des termes employés, combinée à la généralité du texte visé (principe même de la responsabilité et de la réparation), nous feraient penser que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, n'oblige pas nécessairement celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer. Le droit à réparation se verrait ainsi assorti d'une bien surprenante limite.

Certes, la Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de restreindre le droit pour la caution avertie de rechercher la responsabilité du créancier. Mais elle ne l'avait encore jamais fait, à notre connaissance, en des termes aussi généraux (3), sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (4). En outre, la Cour réservait toujours l'hypothèse de "circonstances exceptionnelles", qui permettaient à la caution avertie, si elles étaient avérées, d'engager la responsabilité du créancier (5). Ce n'est plus le cas dans l'arrêt commenté.

II - Une solution délicate à replacer dans le contexte jurisprudentiel actuel

En premier lieu, l'arrêt du 28 janvier 2014 se révèle sévère envers les cautions averties. Ces dernières se retrouvent plongées dans la tempête, alors même qu'elles avaient pu profiter d'une accalmie jurisprudentielle sur le front du Code de la consommation. En effet, la Cour de cassation, ces dernières années, a décidé que même les cautions averties pouvaient être déchargées d'un engagement manifestement disproportionné à leurs biens et revenus, sur le fondement de l'article L. 341-4 de ce Code (N° Lexbase : L8753A7C) (6).

Dans le même ordre d'idée, la Cour a estimé que les cautions averties peuvent invoquer la nullité de leur engagement sur le fondement des articles L. 341-2 (N° Lexbase : L5668DLI) et L. 341-3 (N° Lexbase : L6326HI7) du même Code, lorsque les mentions manuscrites requises par ces textes n'ont pas été reproduites (7).

Il est vrai que ces solutions sont certainement inspirées par la rédaction peu réfléchie de ces textes, et par l'application de l'adage "Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus". Il n'en demeure pas moins que les cautions averties, désormais protégées par le Code de la consommation, voyaient leur condition améliorée. L'arrêt commenté se place donc en opposition directe.

En second lieu, et surtout, il est intéressant de rapprocher l'arrêt commenté de la jurisprudence relative à l'opposabilité des exceptions. Nul n'ignore que la Cour de cassation a décidé de limiter les exceptions tirées du contrat principal opposables par la caution au créancier, en qualifiant la plupart d'entre elles d'exceptions personnelles, au sens de l'article 2313 du Code civil (N° Lexbase : L1372HIN) (8). Tirant les conséquences de cette décision rendue en Chambre mixte, les juridictions du fond ont multiplié les qualifications d'exceptions personnelles, au détriment des exceptions inhérentes à la dette. En particulier, des cours d'appel ont jugé que l'octroi abusif de crédit est une exception personnelle, par conséquent inopposable par la caution (9). Or, cette jurisprudence est indépendante de la qualité de la caution (10).

Dans l'arrêt commenté, la caution ne recherchait pas la responsabilité du créancier pour une faute à l'égard du débiteur principal. Elle n'entendait pas opposer une exception tirée du contrat de crédit. La caution souhaitait voir la responsabilité du créancier engagée à son endroit, sur le fondement de l'article 1382, en estimant que "le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage".

La combinaison de cet arrêt avec les décisions relatives à l'opposabilité des exceptions aboutit à un résultat peu enviable pour la caution avertie. Si, lors de la conclusion du contrat principal, le créancier a commis une faute, la caution avertie ne pourra, ni engager la responsabilité de celui-ci envers le débiteur sur le fondement de l'article 2313 puisqu'il s'agit d'une exception personnelle, ni engager la responsabilité de celui-ci envers elle-même sur le fondement des articles 1382 et 1383 (N° Lexbase : L1489ABR), puisqu'elle est une caution avertie.


(1) Cass. com., 15 décembre 2009, n° 08-20.702, F-D (N° Lexbase : A7147EPE).
(2) Cass. com., 16 novembre 1993, n° 91-14.388 (N° Lexbase : A5671ABN) ; Cass. com., 17 juillet 2001, n° 98-14.892 (N° Lexbase : A2229AU4), RDBF, 2001, comm. 222, obs. D. Legeais ; Cass. com., 5 avril 2005, n° 02-18.914, F-D (N° Lexbase : A8606DH9) ; Cass. com., 21 février 2006, n° 04-17897, F-D (N° Lexbase : A1790DNM) ; Cass. com., 9 février 2010, n° 08-21.725, F-D (N° Lexbase : A7734ERU), RDBF, 2010, comm. 88, obs. D. Legeais.
(3) Cass. com., 6 février 2001, n° 97-10.646 (N° Lexbase : A3560ARB), Bull. Joly, août-septembre, 2001, p. 1847, note Ph. Delebecque, qui retient que "loin de refuser à la caution le droit d'invoquer la faute du créancier lors de l'octroi du prêt, [...] la cour d'appel [...] a légalement justifié sa décision de ne retenir aucune faute à l'encontre de la banque".
(4) Sur le fondement de l'article 1147 (N° Lexbase : L1248ABT), v. par exemple Cass. com., 18 février 2004, n° 02-18.064, F-D (N° Lexbase : A3249DBX).
(5) Cass. com., 15 avril 2008, n° 07-12.346, F-D (N° Lexbase : A9678D7L).
(6) Cass. com., 13 avril 2010, n° 09-66.309, F-D (N° Lexbase : A0705EWZ), RLDC, juin 2010, p. 30, obs. J.-J. Ansault ; Cass. com., 22 juin 2010, n° 09-67.814, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2722E39), D., 2010, p. 1985, note D. Houtcieff, RTDCiv., 2010, p. 593, obs. P. Crocq, RTDCom., 2010, p. 552, obs. C. Champaud et D. Danet, RDBF septembre-octobre 2010, n° 172, obs. D. Legeais ; Cass. com., 19 octobre 2010, n° 09-69.203, F-D (N° Lexbase : A4348GCZ), RLDC, décembre 2010, p. 33, obs. J.-J. Ansault ; Cass. com., 10 juillet 2012, n° 11-16.355, F-D (N° Lexbase : A8216IQD) et Cass. civ. 1, 12 juillet 2012, n° 11-20192, F-D (N° Lexbase : A8174IQS), Gaz. Pal., 20 septembre 2012, p. 20, obs. Ch. Albigès.
(7) Cass. com., 10 janvier 2012, n° 10-26.630, FS-P+B (N° Lexbase : A5284IAX), RTDCom., 2012, p. 177, obs. D. Legeais, RDBF, mars 2012, p. 45, obs. A. Cerles, Rev. sociétés, mai 2012, p. 286, obs. I. Riassetto; Cass. civ. 1, 8 mars 2012, n° 09-12.246, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1703IES).
(8) Cass. mixte, 8 juin 2007, n° 03-15.602, P+B+R+I (N° Lexbase : A5464DWB), JCP éd. G, 2007, II, 10138, note Ph. Simler, D., 2007, p. 2201, note D. Houtcieff.
(9) CA Douai, 13 novembre 2008, n° 07/02411 (N° Lexbase : A7729HHQ). V. déjà CA Metz, 4ème ch., 24 mai 2007, n° 05/01597.
(10) V. l'arrêt précité de la CA Metz, qui retient en termes très généraux qu'est "inopérant l'argument selon lequel la convention de découvert constituait un soutien abusif puisqu'elle constitue non pas une exception inhérente à la dette mais une exception personnelle au débiteur principal".


Décision

Cass. com., 28 janvier 2014, n° 12-27.703, F-P+B (N° Lexbase : A4156MDB).

Cassation (CA Douai, 20 septembre 2012, n° 10/02186 N° Lexbase : A1996IT4).

Lien base : (N° Lexbase : E5177AH9).

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