La lettre juridique n°557 du 6 février 2014 : Procédure

[Jurisprudence] L'autorité de la chose décidée par l'autorité administrative

Réf. : Cass. soc., 22 janvier 2014, n° 12-22.546, F-P (N° Lexbase : A9862MCA)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Février 2014

La présence aux côtés des salariés et des employeurs de l'inspection du travail entraîne une nécessaire séparation des contentieux entre juridictions administratives et judiciaires, et un rétrécissement des prérogatives des seconds au bénéfice des premiers. Même lorsqu'une décision administrative n'a pas été contestée par le biais d'un recours en excès de pouvoir, elle acquiert autorité de la chose décidée, et le juge judiciaire ne pourra alors plus remettre en question le dispositif de cette décision, ni d'ailleurs les motifs lorsqu'ils en sont le soutien nécessaire, à condition toutefois, comme le précise la Cour de cassation dans un arrêt en date du 22 janvier 2014, qu'il n'y ait pas de contradiction logique entre les motifs et le dispositif. Dans cet arrêt, la Haute juridiction confirme, ainsi, l'impuissance du juge judiciaire à discuter la cause économique d'un licenciement lorsque celui-ci a été autorisé par l'autorité administrative et n'a pas été contesté (I), tout en précisant ce qu'il convient de penser d'une décision dans laquelle l'inspecteur autorise un licenciement tout en affirmant qu'il n'est pas justifié (II).
Résumé

Le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, en l'état d'une autorisation administrative de licenciement devenue définitive, apprécier le caractère réel et sérieux du motif de licenciement au regard de la cause économique ou du respect par l'employeur de son obligation de reclassement.

Les motifs par lesquels l'autorité administrative, tout en accordant une autorisation de licenciement, dénie la cause économique de ce dernier et le respect par l'employeur de son obligation de reclassement ne sont pas le soutien nécessaire de la décision d'autorisation, et dès lors ne peuvent pas être opposés à l'employeur dans le cadre d'une contestation du bien-fondé du licenciement qui a été autorisé.

Commentaire

I - L'autorité de la chose décidée par l'autorité administrative

Contexte. Fin 2013, le Conseil d'Etat et la Cour de cassation ont rendu deux décisions modifiant les solutions admises traditionnellement concernant l'office du juge judiciaire statuant après une décision administrative autorisant le licenciement d'un salarié protégé, et ce pour permettre à l'inspecteur du travail d'autoriser le licenciement d'un salarié inapte alors même que cette inaptitude aurait directement été provoquée par un harcèlement subi sur le lieu de travail, tout en laissant au juge judiciaire le soin de réparer le préjudice causé par ce harcèlement (1). Pour justifier cette solution, qui ne laisse pas indifférent (2), les deux Hautes juridictions ont considéré que l'inspecteur du travail n'a pas à examiner les faits à l'origine de l'inaptitude, de telle sorte que, même s'il considère le harcèlement comme établi dans les motifs de la décision, ces motifs ne sont pas le soutien nécessaire du dispositif qui autorise le licenciement ; ils peuvent donc être appréciés par le juge judiciaire saisi dans le volet indemnitaire du différend.

Il était particulièrement intéressant d'observer l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation dans les autres hypothèses, ce qui est le cas dans cette nouvelle décision qui concernait l'autorisation donnée à l'employeur de licencier un salarié pour motif économique, tout en considérant que ce motif n'était en réalité pas établi et le reclassement du salarié pas assuré.

L'espèce. Un salarié, engagé comme visiteur médical par la société UCB Pharma en 1982, avait été inclus dans une procédure de licenciement collectif pour motif économique, avec plan de sauvegarde de l'emploi, et son licenciement avait été autorisé par l'inspecteur du travail, le salarié ayant déjà retrouvé un emploi. Ce salarié avait, par la suite, saisi la juridiction prud'homale d'une contestation de son licenciement.

La cour d'appel avait fait droit à ses demandes après avoir relevé que, dans sa décision autorisant le licenciement en raison du projet du salarié de reclassement externe, l'inspecteur du travail avait constaté, dans les motifs de sa décision, que le licenciement était dénué de motif économique et que les efforts de reclassement n'avaient pas été faits.

La solution. Cet arrêt est cassé, au visa de la loi des 16-24 août 1790, du décret du 16 fructidor an III ensemble le principe de séparation des pouvoirs.

Après avoir rappelé le principe selon lequel "le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, en l'état d'une autorisation administrative de licenciement devenue définitive, apprécier le caractère réel et sérieux du motif de licenciement au regard de la cause économique ou du respect par l'employeur de son obligation de reclassement", la Haute juridiction précise que "les motifs par lesquels l'autorité administrative, tout en accordant une autorisation de licenciement, dénie la cause économique de ce dernier et le respect par l'employeur de son obligation de reclassement ne sont pas le soutien nécessaire de la décision d'autorisation ", de telle sorte qu'ils "ne peuvent pas être opposés à l'employeur dans le cadre d'une contestation du bien-fondé du licenciement qui a été autorisé".

Confirmation de l'autorité de la chose décidée. Il est admis depuis longtemps que le principe de séparation des autorités de jugement judiciaires et administratives, dont les racines sont d'ailleurs rappelées dans le visa de cette nouvelle décision, réserve au seul juge administratif la contestation des décisions rendues par une autorité administrative. A défaut, et en l'absence de remise en cause juridictionnelle, cette décision non contestée acquiert autorité de la chose décidée et ne peut plus être remise en question par le juge judiciaire. Comme le rappelle très classiquement ici la Cour de cassation, "le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, en l'état d'une autorisation administrative de licenciement devenue définitive, apprécier le caractère réel et sérieux du motif de licenciement au regard de la cause économique ou du respect par l'employeur de son obligation de reclassement" (3).

La Cour de cassation veille au respect de ce principe fondamental et refuse de distinguer selon qu'il s'agit de discuter la justification économique ou le respect de la procédure (4), le reclassement interne ou externe du salarié (5), de même qu'elle refuse l'examen d'une demande de résiliation judiciaire introduite antérieurement à l'autorisation judiciaire (6).

Si l'autorité de ce principe ne s'est jamais démentie, même récemment, elle demeure toutefois relative aux motifs qui sont le soutien nécessaire du dispositif de la décision, ce qui est logique puisque toute autorité s'attachant tant à la chose jugée qu'interprétée, n'est jamais que relative.

Reste donc à déterminer le périmètre de cette autorité pour mesurer la vigueur réelle du principe, et l'exemple récent de l'autorisation de licenciement du salarié inapte a montré qu'une restriction de l'objet même du contrôle exercé par l'autorité administrative se traduit immédiatement par une extension de l'office du juge judiciaire, par un effet de vase communiquant parfaitement compris par les Hautes juridictions elles-mêmes(7).

II - La dissociation des motifs et du dispositif de la décision

La dissociation des motifs de la décision et de son dispositif. Le Conseil d'Etat a été amené à dissocier les motifs d'une décision administrative de son dispositif pour permettre au demandeur, confronté à une décision de rejet, de pouvoir présenter une nouvelle demande portant sur les mêmes faits, lorsque ces derniers ne sont pas considérés comme ayant été le soutien nécessaire de la première décision.

Cette dissociation est, également, pratiquée par la Cour de cassation pour permettre au juge judiciaire de statuer sur des faits qui ont été visés lors d'une procédure administrative, dès lors qu'il sera considéré que ces faits n'ont pas été "le soutien nécessaire de la décision de refus". C'est ainsi qu'il a été jugé que lorsque l'autorité administrative refuse d'autoriser le licenciement d'un salarié protégé en raison d'une irrégularité de procédure, "les motifs par lesquels l'autorité administrative porte une appréciation sur la matérialité des faits, leur gravité, et le lien entre la procédure de licenciement et les fonctions représentatives ne sont pas le soutien nécessaire de la décision de refus, et dès lors ne peuvent pas être opposés au salarié qui conteste une nouvelle procédure de licenciement engagée à son encontre pour les mêmes faits, postérieurement à l'expiration de la période de la protection" (8).

Une dissociation appliquée à une décision d'autorisation. C'est le principe de cette dissociation qui se trouve, ici, repris par la Cour de cassation, mais dans l'hypothèse nouvelle d'une décision administrative d'autorisation de licenciement. Pour la Haute juridiction, en effet, "les motifs par lesquels l'autorité administrative, tout en accordant une autorisation de licenciement, dénie la cause économique de ce dernier et le respect par l'employeur de son obligation de reclassement ne sont pas le soutien nécessaire de la décision d'autorisation et dès lors ne peuvent pas être opposés à l'employeur dans le cadre d'une contestation du bien-fondé du licenciement qui a été autorisé".

Dans cette affaire, l'inspecteur du travail avait été conduit à autoriser le licenciement, parce que le salarié souhaitait quitter l'entreprise dans le cadre d'un reclassement externe, et ce alors qu'il avait pourtant considéré qu'il n'y avait pas de cause économique ni d'effort de reclassement (9).

Il y avait donc une contradiction flagrante entre le dispositif, qui suggérait que l'inspecteur du travail considérait la demande de l'employeur comme justifiée, et les motifs qui indiquaient le contraire.

Une précision nécessaire. L'affirmation de cette dissociation présentait, ici, un intérêt puisque le salarié invoquait les termes de l'autorisation administrative sur ce point et prétendait imposer au juge judiciaire les analyses de l'inspecteur du travail, au nom de l'autorité de la chose décidée, pour contraindre le juge judiciaire à lui accorder des indemnités pour absence de cause réelle et sérieuse. La cour d'appel avait, d'ailleurs, justifié la condamnation de l'employeur en se fondant sur les motifs de l'autorisation, contournant ainsi l'autorité s'attachant au dispositif.

En dissociant les motifs (absence de cause économique et défaut de reclassement) et le dispositif (autorisation de licenciement), la Cour de cassation souligne, ainsi, la contradiction inhérente à la décision (en principe l'inspecteur du travail n'autorise pas le licenciement s'il considère que le licenciement n'est pas justifié, et considère le licenciement justifié s'il l'autorise, mais pas les deux de manière contradictoire) et paralyse la tentative du salarié en indiquant que lorsque l'inspecteur autorise le licenciement pour motif économique, c'est qu'il considère nécessairement la cause économique comme établie, et le reclassement comme tenté, toute autre considération dans les motifs ne pouvant pas logiquement constituer le soutien nécessaire du dispositif, compte tenu de la contradiction relevée.

Une précision problématique. Cette précision sur la dissociation des motifs et du dispositif n'était toutefois pas indispensable puisqu'il suffisait à la Cour d'opposer au salarié le fait que la décision (c'est-à-dire le dispositif de celle-ci autorisant le licenciement) administrative étant devenue définitive, il n'appartenait plus au juge judiciaire de remettre en cause la cause économique et le respect de l'obligation de reclassement qui ont nécessairement été tranchés (dans le sens de leur reconnaissance implicite, via le dispositif de l'autorisation).

L'ajout de la dissociation des motifs et du dispositif apparaît dès lors superfétatoire, voire factrice de malentendus, dans la mesure où elle apparaît, pour la première fois nous semble-t-il, s'agissant d'une décision d'autorisation, alors que jusqu'à présent elle concernait des hypothèses de refus.

Compte tenu des décisions rendues dernièrement s'agissant du salarié protégé inapte à la suite d'un harcèlement (ou d'une discrimination, le raisonnement étant le même), pareille dissociation pourrait accréditer la thèse d'une extension de ce genre de décisions, comme l'atteste d'ailleurs la solution qui avait été retenue, au cas présent, en appel.

Lorsqu'un salarié est, en effet, visé par une procédure de licenciement et qu'il souhaite quitter l'entreprise alors même que ce licenciement pourrait n'être pas justifié, la solution consistant à autoriser le licenciement, tout en observant dans les motifs que le licenciement n'est pas justifié, laisserait une porte grande ouverte au juge judiciaire qui pourrait alors condamner l'employeur à réparer le préjudice subi par l'absence de justification.

Cette extension des solutions admises fin 2013 pourrait alors signifier, si on devait l'appliquer en matière de licenciement pour motif économique, que l'autorité administrative ne contrôlerait plus que l'élément matériel du licenciement pour motif économique (que l'emploi du salarié a été supprimé, ou transformé, ou qu'il a refusé une modification d'un élément essentiel de son contrat de travail proposée pour des raisons économiques) et non l'élément originel (les difficultés économiques, les mutations technologiques, la cessation d'activité ou la restructuration pour sauvegarder la compétitivité), tout comme elle ne vérifie que l'inaptitude du salarié et non les causes de celle-ci.

Cette évolution, qui pourrait être envisagée, est toutefois contredite par l'affirmation liminaire, également présente dans l'arrêt, selon laquelle "le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de séparation des pouvoirs, en l'état d'une autorisation administrative de licenciement devenue définitive, apprécier le caractère réel et sérieux du motif de licenciement au regard de la cause économique ou du respect par l'employeur de son obligation de reclassement".

Comme nous l'avons indiqué s'agissant du salarié protégé harcelé, il ne nous semble pas souhaitable de permettre à l'autorité administrative d'autoriser un licenciement lorsqu'elle considère qu'il n'est pas justifié. Dans cette hypothèse, en effet, le plus simple, et le plus juste, consiste à inciter le salarié, qui veut quitter l'entreprise, à prendre acte de la rupture de son contrat de travail, ou à saisir le conseil de prud'hommes d'une demande de résiliation judiciaire.


(1) CE, 4° et 5° s-s-r., 20 novembre 2013, n° 340591, publié (N° Lexbase : A9491KP9) et Cass. soc., 27 novembre 2013, n° 12-20.301, FS-P+B+R (N° Lexbase : A4722KQX) ; nos obs., Sort des salariés protégés en cas d'inaptitude médicale imputable à des faits de harcèlement ou de discrimination : le Conseil d'Etat et la Cour de cassation unissent leurs efforts, Lexbase Hebdo n° 551 du 12 décembre 2013 - édition sociale (N° Lexbase : N9837BTI) ; Dr. soc., 2014, p. 25, conclusions G. Dumortier et rapport N. Sabotier.
(2) Le salarié a été harcelé, il est donc victime d'un délit, et pourtant l'employeur, qui demande l'autorisation de licenciement, l'obtient, alors même que le Code du travail interdit le licenciement du salarié harcelé... On rappellera que l'arrêt du Conseil d'Etat du 20 novembre 2013 a été rendu après des conclusions contraires de Madame Dumortier (préc.).
(3) Cass. soc., 9 mai 1978, n° 77-40.169, publié au bulletin (N° Lexbase : A7676CGE) : "la cour d'appel, après avoir relève que l'article L. 321-9 du Code du travail donne mission à l'autorité administrative de vérifier la régularité et la réalité du motif économique invoque par l'employeur, énonce exactement que la plénitude du pouvoir de contrôle qui lui est ainsi confère impose d'en réserver le contentieux aux seules juridictions administratives compétentes tant pour vérifier la qualification juridique de la décision que son opportunité même, et qu'un contrôle judiciaire ultérieur ne saurait s'exercer sans qu'une atteinte soit portée au principe de la séparation des pouvoirs" ; Cass. soc., 30 avril 1997, n° 94-42.155 (N° Lexbase : A4465AGH).
(4) Cass. soc., 27 octobre 2004, n° 02-46.935 (N° Lexbase : A6862DDI) ; Cass. soc., 16 novembre 2010, n° 09-42.576, FS-D (N° Lexbase : A5843GKM).
(5) Cass. soc., 26 octobre 2010, n° 09-42.409, FS-P+B (N° Lexbase : A0353GDG).
(6) Cass. soc., 29 septembre 2010, n° 09-41.127, FS-P+B (N° Lexbase : A7612GA8).
(7) Rappelons en effet que la solution admise fin 2013 pour les salariés protégés inaptes résulte d'une réflexion combinée du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation pour favoriser l'indemnisation du salarié protégé, qui bénéficiera, grâce à l'autorisation administrative de licenciement, de sa prise en charge par l'assurance chômage, et grâce au juge prud'homal de la réparation de l'ensemble des préjudices que lui a causé le harcèlement, à l'origine de l'inaptitude.
(8) Cass. soc., 30 janvier 2013, n° 11-13.286, FS-P (N° Lexbase : A6272I43).
(9) CA Versailles, 29 mai 2012, n° 11/01676 (N° Lexbase : A5087IMD).
Décision

Cass. soc., 22 janvier 2014, n° 12-22.546, F-P (N° Lexbase : A9862MCA).

Cassation (CA Versailles, 29 mai 2012, n° 11/01676 N° Lexbase : A5087IMD).

Textes visés : loi des 16-24 août 1790 ; le décret du 16 fructidor an III ensemble le principe de séparation des pouvoirs.

Mots clef : autorité de la chose jugée, licenciement du salarié protégé.

Liens base : (N° Lexbase : E4682EXP).

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