Lexbase Fiscal n°555 du 23 janvier 2014 : Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de fiscalité des entreprises (Spéciale loi de finances pour 2014 et loi de finances rectificative pour 2013) : la chasse à l'habileté fiscale n'est pas encore ouverte -à propos des articles 96 et 100 de la loi de finances pour 2014

Réf. : Loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013, de finances pour 2014, art. 96 et 100 (N° Lexbase : L7405IYW)

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N0319BUD

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[Chronique] Chronique de fiscalité des entreprises (Spéciale loi de finances pour 2014 et loi de finances rectificative pour 2013) : la chasse à l'habileté fiscale n'est pas encore ouverte -à propos des articles 96 et 100 de la loi de finances pour 2014. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/13061164-chronique-chronique-de-fiscalite-des-entreprises-speciale-loi-de-finances-pour-2014-et-loi-de-financ
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par Thibaut Massart, Professeur, Directeur du Master 2 fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine

le 30 Janvier 2014

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique de Thibaut Massart, Professeur, Directeur du Master 2 fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine, portant sur deux articles phares de la loi de finances pour 2014 qui ont subi la censure du Conseil constitutionnel. Il s'agit, d'une part, de l'article 96, portant obligation de déclarer les schémas fiscaux optimisants et, d'autre part, de l'article 100, élargissant la définition de l'abus de droit de façon à ce qu'elle comprenne les opérations à visée principalement fiscale (et non plus à visée exclusivement fiscales). 1 - Le fameux big-bang du droit fiscal proposé par le Premier ministre le 18 novembre 2013 a reçu un sérieux renfort du Président de la République qui propose, aujourd'hui, d'ouvrir les Assises de la fiscalité des entreprises (lire N° Lexbase : N0281BUX).
Avant même ce grand changement attendu, la planète fiscale s'apprêtait à connaître une véritable révolution copernicienne avec la loi de finances pour 2014. La liberté de choisir la voie fiscale la moins onéreuse allait disparaître au profit d'une directive nouvelle, celle de l'obligation de choisir la voie fiscale la plus coûteuse. Fort heureusement, le gardien des libertés fondamentales s'est opposé à une telle dérive. Le Conseil constitutionnel, dans une décision n° 2013-685 DC du 29 décembre 2013 (N° Lexbase : A9152KSR), a déclaré contraires à la Constitution les articles qui renfermaient le ferment de cette révolution. En particulier, deux dispositions particulièrement contestables ont été censurées. Le premier, l'article 96, concernait une nouvelle contrainte réglementaire pour les professionnels du droit fiscal, celle de déclarer les schémas d'optimisation fiscale préalablement à leur vente ou à leur mise en oeuvre. Le second, l'article 100, prévoyait une transformation fondamentale de la notion d'abus de droit fiscal. C'est la combinaison de ces deux articles qui provoquait un changement paradigmatique majeur du droit fiscal. Chaque disposition litigieuse ayant été censurée par le Conseil constitutionnel sur un fondement spécifique, il importe cependant aujourd'hui de savoir si ce projet parlementaire pourrait renaître sous une autre forme.

1ère partie - La réforme avortée

2 - La réforme proposée par les parlementaires reposait sur la combinaison inquiétante de deux dispositions du projet de loi de finances pour 2014. Cet assemblage était d'autant plus alarmant pour les professionnels du droit fiscal qu'il s'ajoutait à différentes mesures récemment adoptées par le législateur pour lutter contre la fraude fiscale. Cette dérive législative a été stoppée par l'activisme des avocats.

A - Une combinaison inquiétante de textes

3 - Selon le projet de loi de finances, l'article 96 devait contraindre "toute personne commercialisant un schéma d'optimisation fiscale [...] de déclarer ce schéma à l'administration préalablement à sa commercialisation", sous peine de l'application d'une amende égale à 5 % du montant des revenus perçus au titre de la commercialisation du schéma d'optimisation fiscale. Si les avocats fiscalistes étaient particulièrement visés, les directeurs fiscaux n'échappaient pas à l'obligation de déclaration préalable puisque le texte précisait que toutes les personnes élaborant et mettant en oeuvre un schéma d'optimisation étaient également tenues de déclarer ce schéma à l'administration préalablement à sa mise en oeuvre, sous peine de l'application d'une amende de 5 % du montant de l'avantage fiscal procuré par la mise en oeuvre du schéma d'optimisation fiscale.
Or, le nouveau texte définissait le schéma d'optimisation fiscale comme "toute combinaison de procédés et instruments juridiques, fiscaux, comptables ou financiers dont l'objet principal est de minorer la charge fiscale d'un contribuable, d'en reporter l'exigibilité ou le paiement ou d'obtenir le remboursement d'impôts, taxes ou contributions".
Une telle définition devait être rapprochée de l'article 100 de la loi de finances pour 2014 qui modifiait l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L4668ICU). La réforme envisagée prévoyait de modifier la définition de l'abus de droit, en substituant à la notion de but "exclusivement" fiscal, celle de but "principalement" fiscal. Cette modification textuelle permettait d'élargir sensiblement le champ d'application de la procédure répressive en y incluant les opérations non fictives qui, bien que motivées par diverses considérations, présentaient un avantage fiscal jugé déterminant pour le contribuable. Le risque était donc grand de voir déclarer abusives de nombreuses opérations parfaitement licites avec à la clé une pénalité de 80 %, car plus qu'un simple changement sémantique, c'était un renversement du mode d'analyse qui était proposé par le législateur, focalisant celle-ci sur l'existence ou non d'un avantage fiscal matériel. Ainsi, "à un principe selon lequel un contribuable est libre de choisir, entre deux solutions, la plus efficiente d'un point de vue fiscal sous réserve de ne pas mettre en place un montage purement artificiel', se substituerait une quasi-obligation de choisir la solution la plus coûteuse fiscalement afin de couper court à tout débat sur le caractère principal dudit avantage fiscal" (T. Audouard et P. Gour, Projet de réforme de l'abus de droit : le mieux est l'ennemi du bien, Option Finance, 2 décembre 2013, p. 37).

4 - Le législateur s'apprêtait à ouvrir la chasse à l'habileté fiscale, puisque pratiquement tous les schémas d'optimisation fiscale étaient susceptibles de constituer des procédés illégaux. La répression aurait été d'autant plus sévère que les fiscalistes trop ingénieux se seraient exposés à des peines pénales très sévères. L'article 1741 du CGI (N° Lexbase : L9491IY8), modifié par la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (N° Lexbase : L6136IYW), précise désormais que la fraude fiscale peut être punie d'une peine de 2 000 000 euros et sept ans d'emprisonnement lorsque les faits ont été commis en bande organisée. Et le chef d'orchestre d'une optimisation fiscale devenue délictueuse risquait fort d'être considéré comme le chef de la bande. En effet, si le législateur a introduit à l'article 1741 du CGI comme circonstance aggravante de fraude fiscale le fait de la commettre en bande organisée, il n'a pas modifié la définition même du délit général de fraude fiscale. Rappelons que le CGI se borne à donner une série d'exemples de comportements frauduleux : omission volontaire, dissimulation volontaire, organisation de l'insolvabilité, etc.. Il vise également "toute autre manière frauduleuse" de se soustraire à l'impôt. La définition demeure très floue alors même que le renforcement de la pénalisation des comportements devrait se faire sur la base d'une infraction clairement définie, ce qui supposerait de préciser les éléments constitutifs du délit de fraude fiscale (en ce sens, D. Gutmann, cité par A. Pando, Lutte contre la fraude fiscale : les bonnes armes ?, LPA, 26 août 2013, n° 170, p. 3). D'autant que les nouvelles circonstances aggravantes proposées par le législateur risquent de ramener dans le champ de l'infraction des opérations qui ne sont pas frauduleuses. Le texte incrimine la "domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l'étranger" ainsi que "l'interposition d'une entité fictive ou artificielle". La question se posera de savoir, par exemple, si la simple existence d'une holding à l'étranger signifiera nécessairement qu'il y a artifice, donc fraude.

5 - Pour faire bonne figure, la loi organique n° 2013-1117 du 6 décembre 2013 est venue créer le procureur de la République financier. Selon le communiqué de presse du Conseil des ministres du 7 mai 2013, ce nouveau personnage s'assurera, entre autres, de la lutte contre la fraude fiscale, lorsque l'infraction aura un certain degré de complexité, au regard de l'importance du préjudice causé, de sa dimension internationale ou de la spécificité des techniques de fraude utilisées. Nommé par décret du Président de la République, sur proposition du Garde des Sceaux, après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, il disposera ainsi de toute la légitimité requise pour conduire l'action publique en matière de lutte contre la fraude fiscale et la corruption de grande complexité en appliquant les instructions générales de la Garde des Sceaux. Pour assurer le fonctionnement de ce parquet et de l'ensemble de la chaîne pénale, les moyens seront considérablement renforcés, avec la création à terme d'une cinquantaine de postes de magistrats et d'assistants spécialisés. Il disposera également d'enquêteurs spécialisés dans la lutte contre la corruption et la répression de la délinquance fiscale et formés à la technicité des investigations à conduire dans le cadre de ces procédures.
L'ensemble du dispositif est donc impressionnant et vise à lutter efficacement contre la fraude fiscale et, plus généralement, contre l'optimisation fiscale.

6 - En vingt mois, près d'une soixantaine de mesures ont été prises pour combattre l'optimisation et la fraude fiscales. Ces mesures concernent directement les entreprises, qu'il s'agisse de l'encadrement des conditions d'utilisation des déficits reportables réalisés par les entreprises absorbées, de la mise en place de règles anti-"coquillard", de l'interdiction de la déductibilité des abandons de créances à caractère financier, de l'interdiction totale de la déduction de pertes résultant de la recapitalisation d'une filiale, du renversement de la charge de la preuve en matière de taxation des résultats obtenus dans les pays à fiscalité privilégiée, ou de la mesure générale de réduction de la déduction des charges financières. Certains dispositifs ont été centrés sur la lutte contre la fraude des ménages en matière patrimoniale, avec par exemple une taxe à 60 % sur les avoirs déposés sur des comptes à l'étranger dont la traçabilité ne parvient pas à être établie. Depuis l'été 2012, un renforcement sans précédent de l'arsenal législatif de lutte contre la fraude et l'optimisation fiscales a été réalisé, permettant aux caisses de l'Etat de bénéficier de 14 milliards de recettes supplémentaires, auxquels se sont ajoutées 4 milliards d'amendes et de pénalités. Mais un degré supplémentaire fut franchi dans la lutte contre la fraude et l'optimisation fiscales, car la réforme visait clairement à faire pression, non pas sur les entreprises ou les ménages, mais directement sur les conseils fiscaux. Un duel s'ouvrit d'ailleurs entre les avocats fiscalistes et les parlementaires.

B - Une réforme contre les avocats fiscalistes

7 - Lors du débat parlementaire, la députée Karine Berger, qui était à l'origine de ces amendements, n'a pas hésité à affirmer : "Il y a peut-être encore pire que de ne pas vouloir payer son impôt, que l'on soit un particulier ou une entreprise : c'est le fait de conseiller l'un ou l'autre pour qu'il ne paie pas l'impôt". Et la députée de poursuivre : "C'est exactement ce contre quoi cet amendement lutte. Il vise en effet à supprimer toute possibilité dans notre pays d'être rémunéré pour conseiller sur les moyens d'échapper à l'impôt, de ne pas se soumettre à l'impôt quand on est un grand groupe ou quand on est un particulier riche". Le député Pascal Cherki, toujours lors du débat parlementaire, confirma cette orientation : "Cet amendement a évidemment pour objet de responsabiliser les auteurs du conseil juridique. En effet, une stratégie fiscale peut aussi correspondre à une stratégie économique tout à fait légale, mais l'optimisation consiste justement à détourner cela. Elle s'appuie sur le fait que des acteurs souhaitent être aidés, qu'ils disposent de pays d'accueil -c'est l'objet de la lutte contre l'évasion fiscale- et qu'il y ait des véhicules juridiques adaptés à leurs besoins. En l'occurrence, nous nous attaquons ici aux véhicules juridiques, en responsabilisant les personnes ; mais il n'y a pas de responsabilité dans cet univers-là sans un minimum de contraintes".
L'ONG militante Avaaz, dont la campagne de soutien sur internet à cet amendement avait recueilli plus de 100 000 signatures, avait estimé, après le vote sur la modification de la notion d'abus de droit fiscal, que "ce changement d'un seul mot permettrait de forcer les grandes entreprises à s'acquitter de leurs impôts et à contribuer à plus de justice sociale en France" (APFECOFI, Optimisation fiscale: les députés élargissent la notion d'abus de droit, 15 novembre 2013). Poursuivant, Avaaz a souligné que "dans un climat de défiance vis-à-vis de l'injustice fiscale, cette campagne vise à réparer notre système fiscal qui fait la part belle aux grandes entreprises et aux particuliers qui peuvent s'offrir les conseils d'avocats fiscalistes".

8 - Les avocats n'avaient nullement tardé à réagir, puisqu'une motion du Conseil national des barreaux sur le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale avait été votée en assemblée générale dès le 15 juin 2013. Les avocats commencèrent par indiquer que l'article 1741 du CGI serait modifié afin que soit considérée comme circonstance aggravante le fait que la fraude ait été commise en bande organisée, incluant dans le champ de la prévention les conseils et intermédiaires, et qu'un amendement obligerait les avocats à déclarer à l'administration fiscale l'ensemble des schémas fiscaux qu'ils élaborent pour leurs clients, de tels schémas d'optimisation étant présumés, sauf accord de l'administration, comme des tentatives de fraude. Dans ces conditions, les avocats estimèrent qu'il s'agissait d'une atteinte inacceptable au secret professionnel et à l'exercice de la profession d'avocat. Le Conseil national des barreaux rappela que "les auxiliaires de justice, soumis notamment au principe essentiel de probité, les avocats participent quotidiennement au respect de la loi par leurs clients en leur présentant des schémas, qui sont des options entre les différentes dispositions, proposées par la règlementation fiscale" et que "la présomption de responsabilité pénale d'un contribuable et de ses conseils, sous le prétexte que des avoirs ou intérêts seraient détenus à l'étranger, est intolérable". L'avocat Jérôme Turot avait également pris position dans ce sens dans un article au titre provocateur (J . Turot, Demain, serons-nous tous des Al Capone ? - A propos d'une éventuelle prohibition des actes à but principalement fiscal, Droit fiscal, n° 36, 5 septembre 2013, p. 394). L'inquiétude chez les avocats fiscalistes était particulièrement palpable. Laurence Clot, avocate associée responsable du département fiscal du cabinet Bird & Bird, indiquait dans les colonnes de Lexbase : "Nous connaissons en France un réel climat d'insécurité fiscale qui n'est pas lié à la suspicion de fraude fiscale mais aux incessants changements législatifs souvent rétroactifs de notre loi fiscale, à l'alourdissement des obligations déclaratives pesant sur les acteurs de l'économie, accompagnées maintenant de très lourdes sanctions fiscales et pénales en cas d'omissions ou d'inexactitudes" (lire Manifeste des avocats fiscalistes contre la méfiance dont les pouvoirs publics font preuve à leur égard, Lexbase Hebdo n° 550 du 5 décembre 2013 - édition fiscale N° Lexbase : N9886BTC).

9 - C'est dans ce contexte que le Conseil national des barreaux est à nouveau intervenu dans le débat. Réuni le 14 décembre en assemblée générale, le CNB avait demandé par un vote pris à l'unanimité le retrait de l'article 96 relatif à l'obligation de déclaration préalable des schémas d'optimisation fiscale. Une note très argumentée a même été transmise au Conseil constitutionnel afin d'expliquer que "cette disposition constitue une intrusion très grave dans la vie privée des citoyens et des entreprises sur lesquels elle fait peser un soupçon insupportable, alors que les opérations fiscales visées sont légitimes et autorisées par la loi" (Annonces de la Seine, 6 janvier 2014, p. 32).
Le combat contre la loi fiscale n'était pas gagné, car il avait déjà été décidé par le Conseil constitutionnel que la lutte contre la fraude fiscale était un objectif de valeur constitutionnelle légitime afin de réprimer une atteinte condamnable au pacte social (Cons. const., décision n° 2009-597 DC du 21 janvier 2010 N° Lexbase : A4545EQE, Rec. p. 47 ; Cons. const., décision n° 2010-70 QPC du 26 novembre 2010 N° Lexbase : A3870GLW, Rec. p. 340). D'ailleurs, le Conseil constitutionnel avait, par sa décision n° 2013-680 DC du 4 décembre 2013 (N° Lexbase : A5484KQ8), jugé l'ensemble de ces dispositions conformes à la Constitution. La loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière avait également fait l'objet d'un examen par le Conseil constitutionnel et quelques dispositions seulement, celles relatives en particulier à l'aggravation des peines ou au renforcement des pouvoirs d'enquête, avaient été jugées contraires au principe de proportionnalité des peines ou au respect de la vie privée (décision n° 2013-679 DC du 4 décembre 2013 N° Lexbase : A5483KQ7).
La décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2013, en jugeant inconstitutionnelles les dispositions de la loi de finances pour 2014 relatives à l'obligation de déclaration préalable des schémas d'optimisation fiscale et à la modification de l'abus de droit, semble ainsi marquer une belle victoire pour les avocats fiscalistes. Néanmoins, le Gouvernement et les parlementaires ont fait preuve d'une belle détermination et la question se pose de savoir si un nouveau texte modifié pourrait être adopté par le législateur. Ce qui nous invite à mettre en lumière la ratio decidendi de la décision du Conseil constitutionnel.

2ème partie - Une réforme en suspens ?

10 - Le Conseil constitutionnel a censuré les deux dispositions controversées sur des fondements différents, ce qui nous invite à analyser chacune d'elles.

A - L'obligation de déclaration préalable des schémas d'optimisation fiscale

11 - Les requérants, plus de 60 députés et plus de 60 sénateurs, invoquaient plusieurs arguments contre l'obligation de déclaration préalable des schémas d'optimisation fiscale.

12 - Le premier concernait l'imprécision de la notion du schéma d'optimisation fiscale. Il est vrai que le législateur renvoyait pour partie la notion de schéma d'optimisation fiscale à un décret en Conseil d'Etat. Or, le législateur aurait méconnu sa compétence puisque l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L0860AHC) précise qu'il appartient au législateur de déterminer les règles relatives à l'assiette, aux taux et aux modalités de recouvrement des impositions de toute nature. D'autant que l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4 (N° Lexbase : L1368A9K), 5 (N° Lexbase : L1369A9L), 6 (N° Lexbase : L1370A9M) et 16 (N° Lexbase : L1363A9D) de la Déclaration de 1789 lui imposerait d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi.

13 - En second lieu, en tant que sanction ayant le caractère d'une punition, l'amende prévue par les articles 1378 nonies et 1378 decies du CGI ne semblait pas respecter les principes constitutionnels applicables à ce type de sanctions. Selon le Conseil national des barreaux, dans sa note transmise au Conseil constitutionnel, l'article 96 de la loi de finances pour 2014 portait une atteinte excessive et manifeste aux droits des personnes assujetties, notamment une violation de l'article 8 de la DDHC de 1789 (N° Lexbase : L1372A9P). L'amende prévue paraissait disproportionnée s'agissant d'une simple formalité déclarative. Dans le silence du texte, on pouvait même s'interroger sur le point de savoir s'il y avait cumul de sanctions à partir d'un même fait générateur, celle au titre de l'absence de déclaration du schéma d'optimisation fiscale et celle au titre de l'abus de droit.

14 - En troisième lieu, l'article 96 semblait méconnaître la garantie des droits des contribuables. Selon le Conseil national des barreaux dans sa note, l'article litigieux portait atteinte au droit au respect de la vie privée découlant de l'article 2 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1366A9H). L'obligation de déclaration préalable d'un schéma d'optimisation fiscale constituait, selon les avocats, une intrusion injustifiée et disproportionnée dans la vie privée des contribuables et des entreprises, dès lors que de tels schémas n'étaient pas répréhensibles, car mettant en application des dispositifs autorisés par la loi et dans le respect de celle-ci et qu'aucune condition n'était fixée quant à la finalité de cette communication, ni quant aux droits qui en découlent pour l'administration fiscale. Ainsi, c'était bien la liberté personnelle des contribuables qui était atteinte. D'autant que le droit au respect de la vie privée a pour composante le respect du secret professionnel, qui est un droit pour chaque citoyen et un devoir pour les professionnels qui y sont assujettis. Or, selon les avocats, "l'atteinte portée au secret professionnel par les dispositions de l'article 96 de la loi de finances pour 2014 est non seulement disproportionnée par rapport au but qu'elle veut atteindre, mais réduit à néant un des fondements nécessaires du fonctionnement harmonieux, pacifié et régulé de la société démocratique et de l'ordre public que l'on cherche à y faire régner" (note p. 14). L'atteinte au secret professionnel était d'autant plus grande que la disposition litigieuse n'excluait en aucune manière les avocats de l'obligation de déclaration préalable, les contraignant à violer le secret professionnel, ce qui leur est pourtant interdit par l'article 226-13 du Code pénal (N° Lexbase : L5524AIG). Même si le droit au secret professionnel n'a pas valeur constitutionnelle en droit français, les avocats militaient pour la reconnaissance d'une valeur supra-législative de ce droit. Si cette requête n'a pas été reçue par le Conseil constitutionnel, les avocats obtinrent une belle victoire, car la censure de l'article 96 de la loi de finances pour 2014 s'effectua sur un autre argument, particulièrement corporatiste.

15 - En effet, les requérants prétendaient que l'article litigieux portait atteinte à la liberté d'entreprendre découlant de l'article 4 de la Déclaration de 1789. En particulier, l'obligation de déclaration préalable porterait atteinte à l'exercice normal de la profession d'avocat et plus généralement aux libertés fondamentales : celle d'entreprendre et celle de respecter la loi sans avoir à en avertir l'administration.
Le Conseil constitutionnel reconnaît la légitimité de cet argument dans son considérant n° 91 : "eu égard aux restrictions apportées par les dispositions contestées à la liberté d'entreprendre et, en particulier, aux conditions d'exercice de l'activité de conseil juridique et fiscal, et compte tenu de la gravité des sanctions encourues en cas de méconnaissance de ces dispositions, le législateur ne pouvait, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, retenir une définition aussi générale et imprécise de la notion de schéma d'optimisation fiscale'".

16 - Le Conseil constitutionnel s'est ainsi focalisé sur l'atteinte à la liberté d'entreprendre une activité de conseil juridique et fiscal. C'est assurément l'activisme du Conseil national des barreaux qui a porté ses fruits. D'ailleurs, ce dernier a immédiatement revendiqué cette victoire dans un communiqué du même jour que la décision de la Haute juridiction. Le Bâtonnier Jean-Marie Burguburu, Président du CNB, a souligné que l'activité de conseil juridique et fiscal visée par le Conseil constitutionnel ne peut être exercée que par des avocats régulièrement inscrits à un barreau. L'affirmation est certainement excessive, car la loi permet en réalité à d'autres professionnels du droit de développer une activité de conseil juridique et fiscal, à commencer par les notaires. D'ailleurs, les notaires étaient beaucoup plus visés par l'obligation de déclaration préalable des schémas d'optimisation fiscale que les avocats. Les opérations soumises aux notaires par les particuliers et les entreprises ont très généralement des enjeux fiscaux, alors que les affaires soumises aux avocats plaidants non spécialisés en fiscalité n'ont que rarement des tels enjeux. Rappelons qu'une simple vente immobilière suppose pour le notaire le calcul de la plus-value pour le vendeur et des droits d'enregistrement pour l'acquéreur. En incluant ou non des biens mobiliers dans la vente, il est ainsi possible de modifier la plus-value et les droits d'enregistrement et la question se serait posée de savoir si un simple conseil sur cette conséquence pouvait être considéré comme un "schéma d'optimisation fiscale".

17 - Cette focalisation sur l'activité de conseil juridique et fiscal est d'autant plus surprenante que d'autres professionnels dont l'activité principale n'est pas le conseil juridique ou fiscal peuvent développer des schémas d'optimisation fiscale. Nous pensons ici aux banques, qui proposent parfois des montages clé en main, offrant à leurs clients la possibilité d'ouvrir des comptes bancaires dans leurs filiales situées dans des pays à fiscalité privilégiée, et en leur proposant des véhicules juridiques prêts à être activés. Force est d'ailleurs d'admettre que la formulation de l'article 96 de la loi de finances pour 2014 semblait précisément viser les banques puisque l'obligation de déclaration préalable concernait "toute personne commercialisant un schéma d'optimisation fiscale". Or les avocats, comme les notaires, ne commercialisent nullement à proprement parler des schémas d'optimisation fiscale, puisqu'il s'agit de membres de professions libérales qui "vendent" des services sur mesure et pratiquent la haute couture. Seules les banques, en tant que personnes morales commerçantes, peuvent commercialiser, au sens propre, des schémas d'optimisation fiscale, ces schémas apparaissant comme des montages prêts à monter. La définition du schéma d'optimisation fiscale figurant dans la loi accréditait cette approche dans la mesure où l'obligation concernait "toute combinaison de procédés et instruments juridiques, fiscaux, comptables ou financiers". Il en ressort ainsi que tous les professionnels du droit ou du chiffre habilités, par la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions juridiques et judiciaires (N° Lexbase : L6343AGZ), à pratiquer des consultations juridiques et fiscales à titre principal ou à titre accessoire étaient concernés par l'obligation de déclaration préalable.

18 - Mais cette obligation nouvelle s'imposait également aux contribuables eux-mêmes. En effet, le texte précisait clairement que "toute personne élaborant et mettant en oeuvre un schéma d'optimisation était également tenue de déclarer un schéma d'optimisation fiscale, au sens de l'article 1378 nonies, déclare ce schéma à l'administration préalablement à sa mise en oeuvre" sous peine de l'application d'une amende de 5 % du montant de l'avantage fiscal procuré par la mise en oeuvre du schéma, l'avantage correspondant à la différence entre le montant de l'impôt effectivement dû par la personne et le montant de l'impôt que cette personne aurait supporté si elle n'avait pas mis en oeuvre ledit schéma. Les entreprises et les particuliers auraient ainsi dû se conformer à cette nouvelle contrainte.
Pourtant, la censure de l'article controversé par le Conseil constitutionnel s'appuie uniquement sur la violation de la liberté d'entreprendre.

19 - Ce fondement est d'autant plus curieux que la liberté d'entreprendre a une valeur constitutionnelle fluctuante.
Ces tâtonnements ne portent pas sur le fondement de cette liberté (article 4 de la Déclaration de 1789, alors que le décret d'Allard des 2 et 17 mars 1791, selon lequel "il sera libre à toute personne d'exercer telle profession, art, ou métier qu'il trouvera bon" est considéré comme le fondement de liberté du commerce et de l'industrie), mais sur son degré de protection, ainsi que sur l'intensité du contrôle de sa limitation par le Conseil constitutionnel. Pour résumer cette évolution, on peut dire qu'à partir d'une formulation initiale protectrice (Cons. const., décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 N° Lexbase : A8037ACN), le Conseil a eu tendance à minorer progressivement la protection de la liberté d'entreprendre pour ensuite opérer une évolution inverse à partir de la décision de janvier 2001 relative à l'archéologie préventive (Cons. const., décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001 N° Lexbase : A6745C9P). Désormais, la liberté d'entreprendre n'occupe plus de rang subalterne au sein des libertés et le Conseil vérifie que la conciliation opérée par le législateur entre cette liberté et d'autres exigences constitutionnelles ou des motifs d'intérêt général antagonistes n'est pas excessivement ou inutilement déséquilibrée. Le Conseil constitutionnel a ainsi pu estimer qu'il "est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi" (Cons. const., décision n° 2010-73 QPC du 3 décembre 2010 N° Lexbase : A4387GMG).

20 - Il en ressort que, pour lutter efficacement et préventivement contre l'habilité fiscale qui diminue les recettes de l'Etat, le législateur pourrait parfaitement imposer une obligation de déclaration préalable des montages défiscalisants.
D'ailleurs, les législations britannique et américaine connaissent une telle obligation. Mais ces mécanismes de déclaration de certains schémas fiscaux s'inscrivent dans ces pays dans une logique sans comparaison avec la France.
Dans ces deux pays étrangers, l'obligation déclarative a pour finalité l'information de l'administration et non la répression du contribuable. Il s'agit ainsi d'informer le législateur pour qu'il soit en mesure, le cas échéant, de modifier la loi, ce que le Royaume-Uni a fait à plusieurs reprises. En outre, la législation anglaise prévoit que, si les avocats anglais sont dans le champ d'application du dispositif, ils ne sont pas tenus de faire une déclaration de montage lorsque le secret professionnel leur interdit de faire une déclaration complète.
Or, l'article 96 de la loi de finances pour 2014 poursuivait un but essentiellement répressif et non documentaire.
Le Conseil constitutionnel insiste d'ailleurs sur la gravité des sanctions encourues pour déclarer le texte non conforme à la Constitution.
Il en ressort qu'il n'est pas exclu que le législateur reprenne son ouvrage et ne tente d'instaurer à nouveau une obligation de déclaration préalable des schémas d'optimisation fiscale. Mais le législateur devra définir lui-même précisément ce qu'il entend par schéma d'optimisation fiscale et il ne pourra prévoir de lourdes sanctions en cas de méconnaissance de l'obligation de déclaration. Il nous semble aussi que le législateur devrait désigner plus clairement le débiteur de cette obligation, pour déterminer si elle concerne les professionnels du droit fiscal et/ou les contribuables.
Compte tenu de ces contraintes, il n'est nullement certain que le législateur se lance dans de nouveaux travaux parlementaires, car l'administration fiscale française dispose d'ores et déjà de moyens considérables pour s'informer sur les pratiques des contribuables (droit de communication, droit de perquisition, déclarations très complètes avec de nombreuses annexes explicatives, enregistrement des actes, vérification permanente des grandes institutions financières...) et des services spécialisés assurent cette mission au sein de la Direction générale des impôts.

B - La réforme de l'abus de droit fiscal

21 - Jusqu'à la loi de finances pour 2014, les notions d'optimisation, de fraude ou d'abus de droit étaient à peu près claires.
L'optimisation fiscale relevait de la mise en oeuvre légitime d'une option ou d'un choix parmi plusieurs autorisés par la loi. Elle était donc effectuée dans le respect de la loi et du règlement qui le permettent. Il s'agissait donc d'une optimisation légale, dès lors que les contribuables respectent la loi fiscale en en tirant le meilleur parti possible. En effet, aucun contribuable n'était tenu de choisir la voie fiscale la plus onéreuse.
La fraude fiscale était une infraction à la loi commise dans le but d'échapper à l'imposition ou d'en réduire le montant. La fraude fiscale, telle que définie à l'article 1741 du CGI, concernait l'omission volontaire de déclaration dans les délais prescrits, la dissimulation volontaire des sommes sujettes à l'impôt, l'organisation d'insolvabilité, l'obstruction au recouvrement de l'impôt par toute autre manoeuvre, ou toute autre manoeuvre frauduleuse.
Quant à l'abus de droit, il revenait à utiliser le droit sous une apparence de légalité pour se soustraire à l'impôt normalement dû, soit par le caractère fictif de l'opération, soit par la recherche du bénéfice de l'application littérale des textes ou par des décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs et la poursuite du but exclusif d'éluder l'impôt.

22 - Mais le législateur entendait remettre en cause ce bel ordonnancement en faisant rentrer l'optimisation fiscale "agressive" dans le champ de l'abus de droit. Les actes ayant pour motif principal, et non plus exclusif, d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé aurait dû normalement supporter pouvaient ainsi constituer des abus de droit sanctionnés par le rétablissement de l'impôt normalement dû et des intérêts de retard, mais également par une majoration de 80 %, ramenée à 40 % "lorsqu'il n'est pas établi que le contribuable a eu l'initiative principale du ou des actes constitutifs de l'abus de droit ou en a été le principal bénéficiaire".

23 - Incontestablement, cette nouvelle formulation créait une grande insécurité juridique, car il devenait très difficile pour un contribuable de déterminer ex ante si l'opération était ou non constitutive d'un abus de droit.
Le Gouvernement, en particulier Bernard Cazeneuve, ministre délégué au Budget, avait parfaitement anticipé les difficultés posées par une telle rédaction. Il avait déjà repoussé un amendement parlementaire dans ce sens dans la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Mais, devant l'insistance de sa majorité, le Gouvernement ne s'est pas opposé à l'amendement déposé dans la loi de finances pour 2014. Les parlementaires eux-mêmes étaient parfaitement conscients de l'insécurité juridique qu'ils créaient, mais ils avaient décidé que cette réforme s'appliquerait au 1er janvier 2016, afin de laisser le temps à l'administration fiscale de rédiger une instruction précisant la nouvelle notion d'abus de droit !
Un tel procédé était naturellement contraire à la Constitution, car, comme le rappelle le Conseil constitutionnel, il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie la Constitution et, en particulier, son article 34, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi.
La censure par le Conseil constitutionnel est par conséquent sans surprise.

24 - On ajoutera tout de même que le Conseil constitutionnel semble reprendre à son compte l'ensemble des arguments développés par les requérants.
En particulier, ces derniers reprochaient au législateur une violation de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Soulignons que ce n'est que récemment que le Conseil constitutionnel a dégagé un objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, à l'occasion d'une loi autorisant le Gouvernement à procéder par ordonnance des travaux de codification (Cons. const., décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999 N° Lexbase : A8784ACC). Le Conseil constitutionnel a extrait cet objectif de valeur constitutionnelle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789. Il a en effet estimé que l'égalité devant la loi, énoncée par l'article 6 de la Déclaration, et la garantie des droits, requise par son article 16, pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables. Il a estimé qu'une telle connaissance était en outre nécessaire à l'exercice des droits et libertés garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel "tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas". En l'espèce, le législateur devait adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi. Or, la modification de la rédaction de l'article L. 64 du LPF avait "pour effet de conférer une importante marge d'appréciation à l'administration fiscale".
Par ailleurs, le principe de légalité des délits et des peines, qui résulte de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, oblige le législateur à fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis. Or, la procédure de l'abus de droit fiscal, par ses conséquences financières lourdes, est une procédure de répression même si elle est sans incidence sur les poursuites exercées pour fraude fiscale devant la juridiction répressive (Cass. crim., 4 novembre 2009, n° 08-88.446, F-D N° Lexbase : A1724EPK ; Cass. crim., 25 avril 2007 n° 06-85.540, inédit ; Cass. crim., 8 février 2006 n° 05-83.493, F-P-F N° Lexbase : A4338DNY). En conséquence, les termes utilisés devaient être clairs et précis, sans laisser une importante marge d'appréciation à l'administration.

25 - Compte tenu de cette décision, il sera particulièrement difficile pour le législateur de revenir sur son oeuvre, car on ne voit pas quelle rédaction pourrait permettre d'échapper à la censure du Conseil constitutionnel.
Il serait éventuellement possible de maintenir la rédaction souhaitée par le législateur mais en aménageant les sanctions. Tous les actes dont le but consisterait principalement à éluder ou à diminuer l'impôt seraient "sanctionnés" par le rétablissement de l'impôt normalement dû et les intérêts de retard. Mais seuls ceux dont le but serait exclusivement fiscal feraient l'objet des majorations de 80 % ou 40 %. La suppression des majorations pour les actes principalement fiscaux aurait des conséquences importantes, puisque la "sanction" correspondrait uniquement à la réparation du préjudice subi par le Trésor et ne serait plus assimilée à une sanction pénale imposant au législateur de respecter le principe de légalité des délits et des peines (CE, Avis, 12 avril 2002, n° 239693, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6303AY4). Cependant, un tel mécanisme ne permettrait pas de surmonter le grief de violation de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, puisque la notion d'acte principalement fiscal aurait toujours pour effet de conférer une importante marge d'appréciation à l'administration fiscale. Pire, la distinction entre l'acte principalement fiscal et l'acte exclusivement fiscal sera délicate et renforcera le pouvoir d'interprétation de l'administration.

Dans ces conditions, le Gouvernement pourrait avoir tout intérêt à maintenir le texte en l'état et à compter sur un infléchissement de la jurisprudence du Conseil d'Etat. Un tel infléchissement s'est produit récemment et il n'est nullement exclu qu'il se poursuive (CE 9° et 10° s-s-r., 17 juillet 2013, n° 352989, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9569KIA). Mieux vaut laisser au Conseil d'Etat le soin de faire évoluer, par touches successives, la notion d'abus de droit sans créer de rupture brutale. D'autant que le Comité de l'abus de droit fiscal aborde déjà concrètement les différentes opérations litigieuses et peut esquisser les évolutions souhaitables.
Cette voie nous semble d'autant plus envisageable que le Gouvernement prône une certaine stabilité fiscale afin de renforcer l'attractivité de la France et la compétitivité des entreprises. Or, aujourd'hui, les entreprises et les particuliers veulent s'assurer à la fois qu'ils remplissent l'intégralité de leurs obligations fiscales et que leur charge d'impôt est correctement calculée. Les avocats fiscalistes ont, par conséquent, pour rôle à la fois de renseigner leurs clients sur l'évolution des règles fiscales mais aussi de sécuriser leurs transactions et leurs opérations afin d'éviter toute mauvaise surprise en cas de contrôle fiscal. Au-delà de la nécessité d'instaurer une stabilité fiscale, il faut également maintenir une prévisibilité de l'application des règles fiscales. Force est d'admettre que la nouvelle définition de l'abus de droit ne pouvait qu'engendrer un flou artistique certain, dans un domaine où les sanctions sont si lourdes qu'elles ne devraient être prononcées que sur la base d'une règle claire.

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