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par Véronique Nicolas, Professeur, doyen de la Faculté de droit de l'Université de Nantes, en collaboration avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences et avocat au barreau de Paris
le 19 Décembre 2013
Il fallait s'y attendre un jour... à l'hypothèse où c'est un agent d'assurance lui-même qui ferait signer un contrat d'assurance vie à l'un de ses proches et susciterait la suspicion du reste de la famille. Le feuilleton de cette matière n'est donc pas tari : toutes les circonstances donnant lieu à hésitations, discussions n'ont pas encore été soumises à la sagacité de nos Hauts magistrats. L'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 27 novembre 2013 l'atteste, au point que les nouveautés, en la matière, sont plus souvent originales sous la plume des juges de cette première chambre civile que de la deuxième pourtant officiellement chargée de son contentieux global. C'est que les assurances vie, chacun le sait, affectent aussi diverses autres matières fondamentales tel le droit des personnes ainsi que nous pouvons le constater ces dernières années.
Dans le cas présent donc, le concubin d'une femme était aussi agent général d'assurance. A ce titre, il lui avait proposé de souscrire un contrat d'assurance vie, ce qu'elle avait accepté. A priori, aucune difficulté particulière ne devait en résulter : il s'agit tout de même de circonstances qui ne sont pas si rarissimes. Ce qui, hélas, a pu jeter le trouble, c'est que cette femme, avait fait l'objet d'une mesure de protection des majeurs jugés incapables, peu de temps après : neuf mois très exactement. Et ce qui se devine déjà n'avait pas manqué de se produire : un de ses proches, son frère en l'espèce, avait considéré qu'il avait été floué du fait de la simple souscription d'un tel contrat d'assurance. A l'évidence, il n'avait pas été mentionné dans la clause bénéficiaire. Il sollicitait le versement d'une somme identique à celle qui avait été déposée sur le contrat d'assurance vie.
Débouté en appel, il avait formé un pourvoi en cassation qui ne lui a pas davantage donné raison. Les deux arguments développés ne manquaient pas d'intérêt, bien qu'il s'agisse d'un arrêt de rejet. Le premier consistait à prétendre qu'un agent d'assurance ne saurait être désigné en qualité de tiers bénéficiaire d'un contrat qu'il propose à une personne, quelle qu'elle soit. L'agent passant outre cette consigne commettrait une faute que le plaignant entendait voir réparer. Malheureusement pour lui, il ne pouvait fonder sa prétention sur un texte propre au droit des assurances, et notamment le régime applicable aux agents d'assurance. Aucune disposition restrictive n'existe, visant à limiter le champ d'intervention de l'agent d'assurance. Et même si l'on peut comprendre le doute qu'une telle situation peut faire naître dans l'esprit d'un individu, elle ne repose sur aucune suspicion légitime instituée par le législateur ou la jurisprudence.
Le frère de l'assurée avait donc tenté d'agir sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), en vain. Or, la cour d'appel n'estime pas que cet agent avait commis une faute quelconque. L'aurait-elle considéré que la somme accordée au frère n'aurait sans doute pas été à hauteur de celle placée sur le contrat d'assurance vie.
La seule voie qui apparaissait envisageable consistait à réussir à prouver que l'agent avait agi avec violence sur une femme qui était déjà en état de faiblesse ou de souffrance morale. Cependant, aucune violence, au sens notamment de l'article 1112 du Code civil (N° Lexbase : L1200AB3) ne semblait avoir été relevée un instant. L'avocat avait préféré prétendre qu'une faute avait été commise par l'agent dans le cadre de ses fonctions dont son employeur, l'assureur, devait répondre. Là encore, la cour d'appel n'avait pas estimé disposer de faits corroborant cette analyse.
La Cour de cassation a tranché dans le même sens, en rejetant les prétentions du frère s'estimant lésé, puisqu'aucun abus de faiblesse n'avait pu être démontré. Nos Hauts magistrats en ont déduit que la souscription dans de telles conditions ne limitaient pas les prérogatives de tout souscripteur ordinaire, c'est-à-dire la possibilité de changer la clause bénéficiaire et donc de modifier la désignation de son concubin, agent d'assurance par l'assurée. Par ailleurs, ils ont rappelé qu'elle disposait alors de son droit d'exercer sa faculté de rachat, y compris en totalité de son contrat d'assurance vie. Par conséquent, la première chambre civile de la Cour de cassation refuse de conclure à l'existence d'une faute de l'agent d'assurance, et donc de la responsabilité de l'entreprise d'assurance.
En l'absence d'éléments plus probants ou de faits plus troublants, il convient d'approuver les décisions adoptées. Retenir une analyse plus souple constituerait un appel à un contentieux nourri, consistant à contester de nombreuses souscriptions de contrats. La sécurité juridique indispensable au bon fonctionnement de ces derniers, qui donnent globalement satisfaction aux assurés, invite à faire preuve d'une véritable prudence. Or, notre société moderne est, hélas, celle de la contestation instituée en mode de défoulement ou exutoire aux tensions difficiles à supporter.
Au-delà des circonstances précises de cet arrêt, une question désormais presque lancinante revient : ne faudrait-il pas instituer une forme de période suspecte en assurance vie ? L'idée -que nous avons déjà émise- consisterait à fixer un délai de quelques mois voire années au cours de la période de vie ayant précédé la mesure de tutelle, curatelle ou sauvegarde de justice décidée par le juge. En effet, chacun sait qu'en pratique, une personne ne devient pas souvent incapable d'une manière brutale, mais à la suite d'une plus ou moins lente période d'altération progressive de ses facultés notamment mentales et psychiques. De plus, le laps de temps nécessaire à la prise en considération officielle, en justice, de cet état, suppose l'écoulement d'un bon nombre de semaines. Par conséquent, l'idée ne paraît pas incongrue.
Néanmoins, les majeurs deviennent incapables suivant des modalités différentes, selon les circonstances. Il faudrait donc raisonner au cas par cas, en fonction de la maladie ou du handicap dont souffre la personne et de la situation pratique préalable à la décision de justice, ce qui apparaît d'ores et déjà peu aisé à concrétiser. Plus encore, la détermination de cet état dégradé de l'individu ne pourrait être effectuée que par le corps médical le plus spécialisé, ce qui ne manquerait pas d'avoir un coût. Il serait difficile de fixer, de manière satisfaisante, une période suspecte comme elle a été arrêtée par le législateur en droit des entreprises en difficultés.
Tout au plus est-il envisageable qu'une personne ayant acquis la certitude que le majeur protégé aurait dû l'être bien avant la date où il fut reconnu comme tel, puisse entreprendre une telle démonstration à ses frais. Ce sont sans doute ces obstacles qui expliquent la position de notre Haute juridiction de droit privé dans le cas des assurances vie, sans oublier la nécessité de ne pas fantasmer, comme diraient nos médias préférés, dès que le moindre soupçon fondé ou non est émis par tous ceux -et ils peuvent être nombreux- qui refusent d'admettre une réalité toujours source de souffrances où se mêlent intérêts financiers et effets induits de la souscription d'un contrat qui en dit long sur les sentiments d'une personne.
Véronique Nicolas, Doyen de la faculté de droit de Nantes, Professeur agrégé, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances"
Le présent arrêt est riche d'enseignements sur l'attitude attendue d'un agent général d'assurance à l'égard de sa compagnie.
Le statut des agents généraux d'assurance est défini par le décret n° 96-902 du 15 octobre 1996 (N° Lexbase : L7848H33), lequel ne vaut toutefois que pour les traités de nomination signés à compter du 1er janvier 1997, ceux conclus antérieurement restant régis par les décrets n° 49-317 du 5 mars 1949 (N° Lexbase : L2894AIZ) et n° 50-1608 du 28 décembre 1950.
En l'espèce, il est question d'un agent général des sociétés A. I. et A. V. dont le traité de nomination date du 1er janvier 1991.
Toute l'affaire est née d'une frustration. L'agent général entendait voir ses fils lui succéder à la tête de ses deux agences. La chose est envisagée par le statut des agents généraux, spécialement aux articles 20 et 21 du décret du 5 mars 1949, qui prévoient :
- la possibilité pour l'agent qui cesse de représenter l'assureur, "pour une cause quelconque et même en cas de révocation", de "présenter à la société un successeur" (art. 20) ;
- la possibilité pour la société d'assurance d'agréer ou de refuser d'agréer le successeur souhaité par l'agent. Dans cette dernière hypothèse, l'agent a droit à une indemnité compensatrice (art. 21). La jurisprudence a qualifié ce refus de droit discrétionnaire. Il n'a donc pas à être motivé (Cass. civ. 1, 3 octobre 1967, n° 65-11.719, Bull. civ. I, n° 271, RGAT, 1968, p. 31).
En l'espèce, la société A. refuse d'agréer les fils pressentis comme successeurs et, par suite, le conflit naît, dans une chronologie qui a son importance :
- pour une raison factuelle que l'arrêt ne détaille pas, l'assureur a, le 1er avril 2009, coupé les connexions informatiques des agences. Ce, avant même d'avoir notifié une quelconque révocation à l'agent général ;
- parallèlement, l'agent a saisi le juge des référés et obtenu, le 17 avril 2009, le rétablissement des connexions informatiques ;
- la compagnie lui a notifié sa révocation avec effet immédiat, le 30 avril 2009, sans indemnité compensatrice.
L'agent a assigné l'assureur en dommages-intérêts pour révocation abusive et paiement des indemnités compensatrices de fin de mandat. En défense, l'assureur oppose la déchéance du droit à l'indemnité compensatrice dans la branche I. et sollicite, à titre reconventionnel, la réparation de faits de concurrence déloyale et de dénigrement.
Un élément important du litige concerne l'attitude de l'agent après sa révocation. Comme l'indique l'arrêt :
"après sa révocation, M. X avait mené, au moyen d'affiches, de lettres circulaires adressées aux assurés et de messages publiés sur un blog, une campagne de dénigrement à l'encontre des sociétés A., qui avait conduit une partie de leur clientèle, inexactement informée, à résilier ses contrats pour en souscrire d'autres auprès d'entreprises d'assurances concurrentes, par l'intermédiaire du cabinet de courtage géré par l'épouse de leur ancien agent général".
Cette attitude de l'agent concerné soulevait plusieurs questions que l'arrêt règle tour à tour très nettement.
- Première question : y avait-il faute professionnelle d'une gravité suffisante pour justifier une révocation ?
La réponse, positive, ne soulève guère discussion tant il apparaît que la réaction de l'agent a été violente. La Cour de cassation donne ici une leçon qui vaut bien au-delà du cas de l'agent général d'assurance :
"si l'exercice de la liberté d'expression ne constitue pas une faute professionnelle justifiant la révocation d'un agent général d'assurances, c'est sous réserve que cet exercice n'excède pas les limites du droit de critique admissible en regard du devoir de loyauté découlant du mandat d'intérêt commun qui le lie à l'entreprise d'assurances".
Le propos nous semble valoir pour d'autres contrats qui reposent sur un intérêt commun ou une loyauté intrinsèque, tels le contrat de franchise, le contrat d'agent commercial ou le contrat de travail.
- Deuxième question : le fait que ce soit l'assureur qui ait commis, en premier, un manquement (par coupure du système informatique) peut-il être considéré comme une circonstance de nature à atténuer ou à gommer la faute de l'agent ?
Dans une logique de responsabilité civile, la faute du créancier peut toujours être retenue. Le fait originel de l'assureur aurait donc pu être mis au crédit de l'agent. Toutefois, ce dernier a eu une réaction hautement disproportionnée. La Cour de cassation note que l'agent général avait les moyens légaux de faire cesser la faute de l'assureur, par saisine du juge des référés (ce qu'il a d'ailleurs fait). Il n'a pas à aller au-delà. Nul n'a le droit de se faire justice à soi-même, surtout par un comportement excessif consistant à dénigrer son mandant auprès de la clientèle !
- Troisième question : la faute grave de l'agent peut-elle emporter déchéance de son droit à l'indemnité compensatrice de fin de mandat au titre de l'activité I., outre une condamnation à des dommages-intérêts pour actes de concurrence déloyale et d'actes de dénigrement ?
La déchéance a déjà été reconnue en jurisprudence pour violation de la clause de non-rétablissement prévue dans le traité de nomination et par l'article 26 du statut de 1949. Dans des circonstances voisines de notre arrêt, il a ainsi été jugé qu'un agent d'assurance qui, sous couvert d'une société de courtage dont il détient une part importante du capital, recherchait effectivement des clients parmi la clientèle et sur le territoire de l'agence dont il avait démissionné, est déchu de l'indemnité compensatrice (cf. Cass. civ. 1, 17 mai 1988, n° 87-11.091 N° Lexbase : A7526CUB, RGAT, 1988, p. 570).
En outre, la déchéance du droit à indemnité peut ne pas suffire à réparer le dommage causé à l'assureur. Celui-ci est fondé à obtenir réparation de son préjudice sur l'article 1382 du Code civil. Un arrêt de la Cour de cassation du 18 février 1997 (Cass. civ. 1, 18 février 1997, n° 95-11.231 N° Lexbase : A2615CWR) est très net à cet égard :
"vu les articles 20 et 26 du statut des agents généraux d'assurance homologué par le décret du 5 mars 1949 modifié et 1382 du Code civil ;
Attendu que si, par application des deux premiers de ces textes, l'agent général ne peut prétendre à l'indemnité compensatrice des droits de créance qu'il abandonne sur les commissions afférentes à son ancien portefeuille lorsque, avant l'expiration d'un délai de trois ans à compter du jour où il a cessé d'exercer ses fonctions, il présente directement ou indirectement au public, dans la circonscription de son ancienne agence générale, des opérations d'assurance appartenant aux mêmes catégories que celles du portefeuille de ladite agence, cette sanction n'exclut pas sa condamnation à des dommages-intérêts sur le fondement du troisième de ces textes au cas où, pendant la même période, il commet des actes de concurrence déloyale au préjudice de son successeur ou de la société d'assurance ;
Attendu que, pour réformer la disposition du jugement qui, ayant par ailleurs décidé la déchéance de M. X de son droit à indemnité compensatrice, avait condamné celui-ci à indemniser la société d'assurance du préjudice résultant d'actes de concurrence déloyale, l'arrêt retient que l'activité illicite de M. X, déjà sanctionnée par la perte de l'indemnité compensatrice, ne peut en même temps être punie par l'octroi de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et qu'un même fait ne peut entraîner deux conséquences juridiques cumulatives ;
Qu'en se déterminant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés".
Dans notre arrêt du 27 novembre 2013, la Cour de cassation conserve cette même logique, qu'elle applique à une autre faute grave que celle de violation de l'obligation de non-rétablissement. Cette faute consiste ici à avoir violemment dénigré l'assureur auprès de tous, spécialement de la clientèle, et d'avoir détourné cette clientèle au profit d'une société de courtage dirigée par sa femme.
La solution doit être approuvée. Il n'y a pas de raison de limiter les cas d'application de ce raisonnement.
On notera que la Cour de cassation invite à la plus grande fermeté puisque l'assureur, qui ne voulait pas se contenter de n'avoir pas à payer d'indemnité et de se voir allouer 50 000 euros au titre des actes de concurrence déloyale, avait formé incident à l'encontre de l'arrêt d'appel qui avait cru ne pas pouvoir réparer les abus de la liberté d'expression commis par voie de presse. Or, la Cour de cassation rappelle que "la liberté d'expression est un droit dont l'exercice revêt un caractère abusif dans les cas spécialement déterminés par la loi" et que tel est le cas en l'espèce du dénigrement de l'activité des sociétés A. opéré par l'agent d'assurance. Il appartiendra donc à la cour de renvoi de sanctionner ce chef de préjudice spécifique.
L'arrêt sonne donne comme un avertissement très sérieux pour les agents généraux d'assurance, et, au-delà, pour tous ceux qui sont dans une relation où la loyauté est un élément essentiel du contrat. Ceux-là sauront que la colère est mauvaise conseillère et qu'il vaut mieux s'en remettre aux voies de droit qu'aux représailles...
L'arrêt est donc réconfortant pour ceux qui croient aux vertus du droit !
Sébastien Beaugendre, Maître de conférences des Facultés de Droit - Université de Nantes (IRPR), Avocat au barreau de Paris, Cabinet Hubert Bensoussan
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