La lettre juridique n°552 du 19 décembre 2013 : Procédure administrative

[Chronique] Chronique de contentieux administratif - Décembre 2013

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N9866BTL

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine

le 19 Décembre 2013

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de retrouver cette semaine la chronique de contentieux administratif de Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Lorraine. Au sommaire de cette chronique, tout d'abord, un arrêt du Conseil d'Etat du 23 octobre 2013 qui précise les conditions dans lesquelles le juge administratif peut ordonner une expertise. Il ne lui revient, en l'occurrence, d'ordonner une expertise que s'il n'est pas en mesure de se prononcer au vu des pièces et éléments recueillis et que l'expertise présente ainsi un caractère utile (CE 1° et 6° s-s-r., 23 octobre 2013, n° 360961, mentionné aux tables du recueil Lebon). Le deuxième arrêt sélectionné, en date du 29 octobre 2013, évoque les devoirs du juge de renvoi. Il en ressort que le juge du fond, lorsqu'il statue sur une affaire renvoyée par la haute assemblée, n'est tenu ni de viser ni d'analyser des mémoires produits devant le Conseil d'Etat et comportant des moyens d'appel dans l'hypothèse d'un règlement de l'affaire au fond (CE 2° et 7° s-s-r., 29 octobre 2013, n° 348682, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, la dernière affaire retenue par l'auteur concerne le contentieux classique de la validité des mémoires produits après la clôture de l'instruction. Il ressort de l'arrêt du Conseil d'Etat en date du 6 novembre 2013 qu'il n'y a pas méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure dès lors que les juges du fond ne se sont pas fondés, dans leurs motifs, sur les éléments de droit et de fait de la production d'un mémoire non communiqué (CE 4° et 5° s-s-r., 6 novembre 2013, n° 351194, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Le juge administratif n'a pas l'obligation d'ordonner une expertise s'il est en mesure de se prononcer au vu des pièces et éléments recueillis et si l'expertise présente ainsi un caractère inutile (CE 1° et 6° s-s-r., 23 octobre 2013, n° 360961, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4486KNH)

L'un des principaux moyens d'investigation dont dispose le juge administratif est l'expertise (1). C'est la mesure d'instruction la plus fréquemment utilisée car c'est le seul moyen qui soit donné au juge d'éclairer une question de fait controversée ou obscure, notamment lorsque cet éclaircissement appelle des connaissances techniques que le juge ne possède normalement pas. Ne pouvant tout connaître, le juge doit se faire éclairer de l'avis de spécialistes dans les matières dont la technicité le dépasse, ou bien pour des investigations dont l'ampleur excède ses possibilités matérielles. Le recours à l'expertise est relativement fréquent en première instance, plus rare en appel, où il n'y a en général lieu à expertise que lorsque la juridiction d'appel inverse la solution de rejet des premiers juges (2). Les matières dans lesquelles le juge administratif ordonne l'expertise sont variées mais concernent principalement le plein contentieux (3), celui où le juge administratif dispose des pouvoirs les plus larges, notamment du pouvoir de condamnation pécuniaire.

Selon l'article R. 621-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L5937IGY) applicable aussi bien devant les tribunaux, les cours que devant le Conseil d'Etat, "la juridiction peut, soit d'office, soit sur la demande des parties ou de l'une d'elles, ordonner, avant-dire droit, qu'il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision. La mission confiée à l'expert peut viser à concilier les parties". De ce texte, il résulte, d'une part, que le recours à l'expertise n'est pas subordonné à une demande d'une partie ; d'autre part, que, même en présence d'une telle demande, la juridiction n'est pas tenue de recourir à l'expertise (4). Le recours est libre pour le juge mis à part la subsistance d'hypothèses particulières dans lesquelles le juge est tenu d'ordonner une expertise (5).

Le juge administratif est libre d'ordonner ou non une expertise, soit de sa propre initiative, soit sur demande, sous réserve que le refus d'ordonner une telle expertise ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable. Le juge n'est pas lié par la demande des parties : il n'est jamais obligé de recourir à l'expertise quand celle-ci est demandée par une partie, s'il estime les éléments du dossier suffisants pour se forger une conviction. A l'inverse, il peut ordonner une telle expertise même si aucune demande en ce sens n'est exprimée par une des parties. En toute hypothèse, qu'elle soit demandée par les parties dans le cadre d'un litige, ou séparément, ou qu'elle soit ordonnée d'office par le juge, une telle mesure doit toujours être utile (CJA, art. R. 532-1 N° Lexbase : L3075ALH), en ce sens que la juridiction doit avoir besoin du résultat de l'expertise pour mettre fin au litige.

Cela implique que, avant d'ordonner une expertise, la juridiction se prononce, au besoin d'office, sur tous les autres moyens qui permettraient de l'éviter. Ainsi ne doit-on pas ordonner d'expertise si la requête est irrecevable (6), ou encore si l'administration avait compétence liée pour prendre la décision attaquée, lorsque cette circonstance rend inopérants les moyens dont l'expertise a pour objet de vérifier le bien-fondé (7). Dans ces hypothèses, l'expertise est qualifiée de frustratoire et le jugement est irrégulier.

Dans son arrêt en date du 23 octobre 2013, le Conseil d'Etat rappelle cet état du droit dans l'office du juge. Il appartient ainsi au demandeur qui engage une action en responsabilité à l'encontre de l'administration d'apporter tous éléments de nature à établir devant le juge l'existence d'une faute et la réalité du préjudice subi. Il incombe alors, en principe, au juge de statuer au vu des pièces du dossier, le cas échéant après avoir demandé aux parties les éléments complémentaires qu'il juge nécessaires à son appréciation.

Il ressort des faits de l'espèce qu'un prisonnier demandait à être dédommagé des préjudices subis du fait des conditions de sa détention. Pour se prononcer sur la responsabilité de l'Etat, le juge du fond disposait de la description de la cellule fournie par le plaignant (incarcération dans une cellule de 25 m², où se trouvaient six personnes, état dégradé de celle-ci) et d'un article de presse décrivant les conditions de détention de certains détenus à la maison d'arrêt de Cherbourg. De son côté, l'administration détaillait notamment, dans ses écritures, la surface des cellules occupées successivement par le requérant, leur équipement mobilier, la date de leur rénovation, leur taux d'occupation, et fournissait des éléments tels que les fiches de renseignement et rapports d'enquête, relatifs à la situation de l'intéressé lors de ses incarcérations successives, lesquels faisaient, notamment, ressortir que celui-ci s'était livré à des dégradations dans les locaux où il était détenu.

Le tribunal administratif disposait ainsi d'éléments suffisants pour statuer sur l'action indemnitaire engagée devant lui. Par suite, en estimant qu'une expertise était utile à la solution du litige, le tribunal administratif avait dénaturé les pièces du dossier. Le Garde des Sceaux est, dès lors, fondé, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de son pourvoi, à demander l'annulation du jugement attaqué. L'expertise est inutile si le juge dispose dans le dossier de tous les éléments qui lui sont nécessaires pour statuer sur l'action en responsabilité. Le Conseil d'Etat insiste bien sur l'office du juge en la matière : il statue au vu des pièces du dossier et sur les éléments complémentaires produits à sa demande par les parties. L'expertise n'est alors utile que si ces pièces et ces éléments ne sont pas suffisants pour que le juge exerce son pouvoir d'appréciation.

Il y a application d'une jurisprudence constante sur la question de l'appréciation par le juge de l'utilité d'une expertise. L'utilité d'une mesure d'expertise se mesure à l'aune de l'office du juge et des éléments susceptibles de l'éclairer dans son action et non compte tenu du seul intérêt qu'elle peut présenter pour une partie qui la demande (8). Par exemple, si une expertise médicale figure déjà dans le dossier, il est inutile d'en ordonner une nouvelle (9). Également frustratoire est l'expertise inutile compte tenu du dossier clair quant aux faits, le demandeur se bornant à de "simples allégations" (10) ou l'expertise portant sur des faits sans intérêt pour le jugement de l'affaire (11). Serait également inutile l'expertise ayant pour objet de recenser les associations subventionnées par une commune, ce résultat pouvant être atteint par une voie non contentieuse (12).

En revanche, dans une affaire ayant un objet similaire au cas d'espèce, le Conseil d'Etat avait, en sens contraire, accepté le principe de l'expertise, dans la mesure où le dossier ne contenait aucune constatation portant sur l'état des locaux en cause, ou des locaux similaires, durant la période d'incarcération du requérant (13).

Au final, l'arrêt rappelle que le procès devant les juridictions administratives n'est pas la "chose" des parties. Celles-ci apportent leur litige devant le juge administratif et dès lors le procès devient la "chose" du juge qui maîtrise complètement et dirige l'instruction de l'affaire. Cette conception de la justice trouve son prolongement dans la conduite des expertises.

  • La juridiction de renvoi n'est tenu ni de viser, ni d'analyser des mémoires produits devant le Conseil d'Etat et comportant des moyens d'appel dans l'hypothèse d'un règlement de l'affaire au fond (CE 2° et 7° s-s-r., 29 octobre 2013, n° 348682, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8184KNG)

Assurément, toute partie à un procès souhaite légitimement que l'instance engagée, par ou contre elle, arrive rapidement à son terme. Ainsi, le droit au délai raisonnable de jugement, c'est-à-dire de la saisine du juge à la notification du jugement définitif, est un élément primordial de la bonne administration de la justice, notamment en matière administrative. Ainsi, l'évolution des missions du juge administratif est surtout mise en perspective dans un contexte plus global, qui est celui de la croissance du contentieux et de la nécessité d'un traitement raisonnablement rapide des requêtes. Mais il peut encore se présenter des cas, en contentieux administratif, où le juge du second degré peut voir, par deux fois dans la même affaire, sa décision soumise au Conseil d'Etat, la complexité de la procédure nous éloignant forcément assez nettement de ce qui est "raisonnable" dans les délais de jugement. C'est le cas de la décision d'espèce où le "délai raisonnable" pourrait ainsi avoir une contrepartie que l'on pourrait traduire par l'expression d'"obstination déraisonnable". Pour autant, la deuxième décision de la Haute juridiction apporte des précisions utiles sur le statut, devant le juge de renvoi, des moyens développés dans les mémoires présentés au Conseil d'Etat.

Il ressort des faits de l'espèce que le requérant avait initialement demandé au maire d'une commune d'engager une procédure de révision de son plan d'occupation des sols aux fins de modifier le classement de certaines de ses parcelles. Le maire lui a opposé une décision implicite de refus que l'intéressé a souhaité annuler devant le tribunal administratif de Nice. Ce dernier ne lui a pas donné gain de cause, tout comme la cour administrative d'appel de Marseille. Cependant, le Conseil d'Etat a annulé son arrêt et a renvoyé l'affaire devant la même cour qui a, à nouveau, rejeté sa requête. La juridiction de renvoi a décidé de maintenir sa position en contredisant l'arrêt du juge de cassation. La loi prévoit, qu'en ce cas, un second pourvoi en cassation est possible donnant le dernier mot au Conseil d'État qui prend un arrêt définitif. C'est le cas en l'espèce.

C'est l'article L. 821-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3298ALQ) qui permet au Conseil de régler l'affaire au fond "si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie". Il ne lui impose de le faire que si l'affaire fait l'objet d'un second pourvoi en cassation (14). La pratique du Conseil d'Etat a connu une évolution sensible qui l'a conduit à admettre largement que la bonne administration de la justice implique un règlement au fond. En somme, les questions de droit doivent être tranchées par le Conseil d'Etat sans qu'il soit possible de passer outre. C'est précisément cette violation des choses qui a conduit à développer la cassation sans renvoi. On fait ainsi l'économie d'une étape, à condition qu'elle soit inutile.

Le requérant voulant à nouveau obtenir l'annulation de l'arrêt devant le Conseil d'Etat a fait valoir que la cour administrative d'appel n'aurait pas pris en compte les mémoires produits devant le juge de cassation comportant des moyens d'appel dans le cas d'un règlement de l'affaire au fond. L'argument ainsi soulevé par le requérant amène à développer la discussion. La règle est que la juridiction de renvoi est saisie de plein droit. Quant à l'instance de cassation, elle s'insère dans la procédure dont elle ne peut être considérée comme un élément extérieur, puisque la juridiction de renvoi est tenue de se conformer à la solution de droit donnée par le Conseil d'Etat. Lorsque le juge de cassation décide que l'affaire doit être jugée par une juridiction de renvoi, celle-ci n'est pas entièrement libre.

Statuant sur renvoi, les juges du fond retrouvent une entière liberté, certes, pour ce qui concerne les faits. La juridiction de renvoi dispose, en effet, d'une plénitude de juridiction. Elle doit procéder à une nouvelle instruction. Les parties peuvent présenter des moyens nouveaux, mais elles ne peuvent étendre leurs conclusions, pas plus que la juridiction de renvoi ne peut statuer au-delà des conclusions dont étaient saisis les premiers juges (15). Elle peut modifier les constatations et appréciations de fait portées par les premiers juges (16), retenir un motif écarté par une première décision, procéder à des substitutions de motifs ou encore aggraver une sanction (17). Elle peut aussi, après avoir procédé à un supplément d'instruction, se fonder sur une pièce nouvelle pour porter son appréciation, sans méconnaître pour autant l'autorité de chose jugée par le Conseil d'Etat (18). Concrètement, la juridiction de renvoi peut avoir à tenir compte du dossier de cassation qui lui est normalement transmis afin de déterminer la portée exacte de la solution à laquelle elle doit se conformer.

En revanche, la juridiction de renvoi doit, au contraire, s'incliner devant la solution de droit déterminée par le juge de cassation (19). Ainsi, la jurisprudence administrative compte des décisions de renvoi qui s'inclinent devant l'autorité de la chose jugée par le Conseil d'Etat, juge de cassation. C'est là une jurisprudence constante. La procédure judiciaire est beaucoup plus complexe, au contraire, elle permet à la juridiction statuant sur renvoi de statuer dans le même sens que la décision annulée par le juge de cassation (20).

Toujours concernant l'argument développé par le requérant, il y a un autre élément de discussion qui tient à ce que l'idée d'une séparation importante entre la phase de la cassation et la phase d'appel sur renvoi après cassation peut porter à critique. Le fait de ne pas tenir compte, pour le jugement final de son affaire, au sein de ce qui apparaît, pour le justiciable, une même procédure de ce qui a été pertinemment écrit par son avocat au Conseil, est difficilement compréhensible. Pour le justiciable, il paraît assez naturel que ce qui a été dit par son avocat au Conseil garde sa valeur. Enfin, il faut avoir à l'esprit que le moment de la procédure dont il est question est une phase ultime de l'administration de la justice : le renvoi à un juge d'appel après la cassation d'un premier arrêt d'appel. Si le juge de renvoi est regardé comme pouvant légitimement ignorer un moyen fondé invoqué par une partie devant le Conseil d'Etat, c'est là quand même une chose qui est difficilement admissible à ce stade de la procédure contentieuse.

Le Conseil d'Etat n'a pas admis l'ensemble de ses arguments en l'espèce, il précise qu'après une cassation, "il appartient à la juridiction de renvoi de mettre les parties à même de produire de nouveaux mémoires pour adapter leurs prétentions et argumentations en fonction des motifs et du dispositif de la décision du Conseil d'Etat, puis de viser et d'analyser dans sa nouvelle décision l'ensemble des productions éventuellement présentées devant elle". En revanche, estime-t-il, "ni les dispositions du deuxième alinéa de l'article R. 741-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L4866IRN), qui dispose que la décision juridictionnelle contient notamment l'analyse des conclusions et mémoire', ni aucune règle générale de procédure n'imposent au juge de renvoi de répondre aux moyens d'appel présentés en cassation dans l'hypothèse où le Conseil d'Etat déciderait de faire usage de la faculté de régler l'affaire au fond prévue par l'article L. 821-2 du Code de justice administrative, ni de viser et d'analyser les mémoires produits devant le Conseil d'Etat dans lesquels ces moyens sont soulevés".

Le Conseil d'Etat a déjà pu juger, dans le même sens, à travers une décision où il a affirmé que lorsque, saisi d'un pourvoi en cassation, la Haute Assemblée casse un arrêt de cour administrative d'appel sans avoir besoin de statuer sur un moyen fondé, mais surabondant, qui a été soulevé pour la première fois devant lui, la cour de renvoi n'est pas automatiquement saisie de ce moyen. S'il n'est pas d'ordre public, la cour de renvoi n'a pas y répondre (21). Au final, on peut dire que la solution de l'arrêt d'espèce a sans doute été adoptée pour des raisons de commodité, eu égard à la charge de travail considérable des cours administratives d'appel, mais la base théorique de la décision, comme on a pu le démontrer (22), n'est pas évidente : la césure ainsi placée, dans la procédure contentieuse, peut paraître assez artificielle et difficilement compréhensible par le justiciable, d'où la méconnaissance possible de ce qui doit normalement relever d'une bonne administration de la justice.

  • Absence de méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure dès lors que les juges du fond ne se sont pas fondés sur les éléments de droit et de fait de la production d'un mémoire non communiqué (CE 4° et 5° s-s-r., 6 novembre 2013, n° 351194, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0927KPZ)

Longtemps, le juge administratif n'a eu que peu de prise sur l'impact temporel de ses décisions. L'illégalité de la décision administrative emporte sa disparition rétroactive de l'ordre juridique. Il en va de même de la norme prétorienne issue de l'évolution jurisprudentielle applicable aux faits de l'espèce survenus antérieurement à son édiction. Ce temps est désormais révolu. Conscient des conséquences potentiellement déstabilisantes de ses décisions, le juge administratif aménage, par vagues successives, des périodes transitoires en repoussant les effets de ses décisions dans le temps. Le juge administratif se libère progressivement de l'emprise du temps, perçu et vécu comme une contrainte. En reportant les effets de ses décisions, le juge administratif joue avec le temps et définit librement la période transitoire qui ne connaît pas leur application. L'exemple typique de la mise en place de cette nouvelle liberté est la nouvelle jurisprudence concernant les mémoires communiqués après la clôture de l'instruction.

S'agissant des effets attachés à la clôture de l'instruction, l'article R. 613-2 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L5878IGS) l'énonce, de façon très stricte, que "les mémoires produits après la clôture de l'instruction ne donnent pas lieu à communication et ne sont pas examinés par la juridiction". Le Conseil d'État a, néanmoins et dans une très large mesure, neutralisé cette disposition. Dans ses décisions "Leniau" (23) et "Préfet des Pyrénées-Orientales" (24), il a en effet facilité une meilleure prise en compte des productions intervenant après le terme officiel de l'instruction. Au fond, ces deux arrêts de principe mettent en place un régime très proche, fondé sur le pouvoir inquisitorial du juge et justifié par la nécessité pour le juge de remplir son office de "bien juger". Sont concernés, non seulement les mémoires, mais également l'ensemble des pièces produites tardivement par les parties. Il y a alors trois obligations qui pèsent sur le juge. Ce dernier a l'obligation d'examiner la pièce. Il doit également la mentionner dans les visas mais sans l'analyser. Enfin, si le juge souhaite "prendre en compte" la pièce, il devra nécessairement rouvrir l'instruction afin qu'un débat contradictoire puisse avoir lieu.

En l'espèce, la pièce a été mentionnée dans les visas sans avoir été analysée et le requérant reproche aux juges du fond la non-communication du mémoire et la non-possibilité de le discuter et donc que la procédure aurait été conduite en méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure. Pour le Conseil d'Etat, à partir du moment où la cour administrative d'appel ne s'est pas fondée, dans les motifs de son arrêt, qui reprennent le raisonnement des premiers juges, sur des éléments de faits ou de droits contenus dans le mémoire produit après la clôture de l'instruction, il n'y a pas méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure.

En agissant de la sorte, le juge administratif confirme une jurisprudence constante rendue en la matière. La production d'un mémoire en réplique du défendeur quelques jours avant la clôture n'oblige pas le juge à prolonger l'instruction, dès lors que ce mémoire ne contient pas d'éléments nouveaux sur lesquels la décision s'est fondée (25). De même, la production d'un mémoire après clôture n'oblige pas le juge à rouvrir l'instruction dès lors qu'il ne contient pas de pièces nouvelles dont les requérants n'auraient pas été en mesure de faire état avant cette clôture et n'expose aucune circonstance de droit nouvelle ou que le juge aurait dû relever d'office (26). Si le juge doit toujours prendre connaissance des mémoires produits, même après la clôture de l'instruction, il ne doit tenir compte des éléments que ceux-ci mettent en avant, que lorsqu'ils correspondent, soit à une circonstance de fait dont la partie qui l'invoque n'était pas en mesure de faire état avant la clôture et que le juge ne pourrait ignorer sans fonder sa décision sur des faits matériellement inexacts, soit à une circonstance de droit nouvelle, soit à une circonstance que le juge devrait relever d'office, les deux premières hypothèses nécessitant une relance du contradictoire.

Mais si l'arrêt d'espèce confirme une jurisprudence constante, il va aussi à l'encontre de la tendance à l'extension du principe du contradictoire. On peut ainsi citer l'arrêt "Chambre de commerce et d'industrie d'Angoulême" (27), où le principe du contradictoire est pour le moins largement entendu. Dans cet arrêt, le juge, qui fait application de règles issues d'une jurisprudence nouvelle postérieure à la clôture de l'instruction mais qui n'invite pas les parties à présenter leurs observations, méconnaît le caractère contradictoire de la procédure. Le juge administratif, lorsqu'il est amené à régler un litige sur un autre terrain juridique que celui débattu par les parties en raison d'une décision du Conseil d'Etat intervenue postérieurement à la clôture de l'instruction, doit inviter les parties à présenter leurs observations. Cette décision place sous la coupe du contradictoire l'application de règles issues d'une jurisprudence nouvelle intervenue après la clôture de l'instruction et qui conduit le juge administratif à "régler l'affaire sur un terrain dont les parties n'avaient pas débattu". Par terrain, il faut entendre le fondement juridique. Il ne s'agit pas, précise le Conseil d'Etat, de communiquer un moyen d'ordre public. Le juge se borne, en effet, à se placer sur le "terrain juridiquement approprié" sans soulever d'office un moyen à soumettre à la contradiction. L'obligation d'en informer préalablement les parties ne relève donc pas de la procédure particulière prévue pour les moyens d'ordre public. Elle se rattache simplement aux exigences du contradictoire (28). Le caractère du contradictoire fonde la solution de la décision ainsi dévoilée mais Il ne s'agit certainement pas pour autant d'en déduire un droit pour les parties de répondre au juge ou de s'engager dans un débat contradictoire avec lui. Si ces exigences sont en ligne de mire ici, c'est, bien plutôt, qu'une procédure contentieuse n'a de sens qu'à condition pour les parties d'avoir débattu entre elles de chacun des éléments mis en balance par le juge pour se forger, éclairé par ce dialogue qui se déroule devant lui, une conviction sur le litige. En cela, elles interdisent à ce même juge de regarder se dérouler sans rien faire une discussion dont il sait, parce que l'essentiel est ailleurs, qu'il n'en pourra rien tirer.

La décision d'espèce rentre dans ces considérations. Outre son rôle de sécurisation de l'activité administrative, la procédure sert aussi à réguler le procès administratif, à imposer des règles qui doivent permettre au juge de remplir son office de manière sereine. Ouvrir le prétoire de façon inconditionnelle déboucherait sur un désordre perturbant, tant pour le juge, que pour le justiciable. Des bornes doivent être instituées et cette fonction de régulation est naturelle et légitime.


(1) Les dispositions relatives à l'expertise sont codifiées par le décret n° 2000-389 du 4 mai 2000, relatif à la partie réglementaire du Code de justice administrative (N° Lexbase : L0210IQT), aux articles R. 621-1 (N° Lexbase : L5937IGY) à R. 621-14 du Code de justice administrative.
(2) Il est exceptionnel devant le juge de cassation : celui-ci juge du droit et non des faits, ne peut ordonner l'expertise que s'il décide, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de régler l'affaire au fond après cassation, ce qui lui permet alors de trancher lui-même les faits.
(3) Il lui est possible notamment de l'ordonner même dans les matières d'excès de pouvoir dans lesquelles il n'exerce qu'un contrôle restreint (CE 2° et 6° s-s-r., 2 mars 1979, n° 93708, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2541AKC, Rec. CE, p. 90).
(4) Depuis un décret n° 59-515 du 10 avril 1959, modifiant la procédure à suivre devant les tribunaux administratifs, il a été mis fin au régime, hérité des conseils de préfecture, dans lequel le tribunal administratif était, en matière de travaux publics, tenu d'ordonner l'expertise lorsqu'elle lui était demandée.
(5) Le juge administratif est tenu d'ordonner une expertise dans trois cas :
- en premier lieu, le tribunal administratif doit désigner un expert -à la demande de l'administration- en vue de dresser un procès-verbal devant fournir les éléments nécessaires à l'évaluation des dommages causés par l'exécution de travaux publics en application de l'article 7 de la loi du 29 décembre 1892, relative aux dommages causés à la propriété privée par l'exécution des travaux publics ;
- en second lieu, l'expertise est obligatoire dans le cadre de la procédure de péril imminent, afin d'examiner les bâtiments en cause, dresser le constat de leur état et proposer des mesures de nature à mettre fin à l'imminence du péril, si celle-ci est constatée (CCH, art. L. 511-3 N° Lexbase : L8187HEX et CJA, art. R. 556-1 N° Lexbase : L7126HZX) ;
- en troisième lieu, la juridiction administrative ordonne automatiquement une expertise lorsque le maire la saisit en cas d'urgence ou de menace grave et imminente concernant les immeubles collectifs à usage principal d'habitation afin d'examiner l'état des équipements communs dudit immeuble (CCH, art. L. 129-3 N° Lexbase : L7011IGR).
(6) CE, S., 30 janvier 1970, n° 73006, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0579B9C), Rec. CE, p. 73.
(7) CE 3° et 6° s-s-r., 7 mai 1969, n° 73879, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5014B7T), Rec. CE, p. 244.
(8) CE 5° et 7° s-s-r., 14 mai 2003, n° 250585, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0437B7C).
(9) CE 9° et 10° s-s-r., 7 octobre 2010, n° 323882, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3517GBU), Rec. CE, Tables, p. 896.
(10) CE 2° et 6° s-s-r., 30 janvier 1980, n° 00617, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0611B9I), Rec. CE, p. 56.
(11) CE 2° et 6° s-s-r., 29 janvier 1975, n° 96278, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9633B8B), Rec. CE, p. 61.
(12) CE 3° et 5° s-s-r., 13 décembre 1995, n° 171914, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9816B7P).
(13) CE 1° et 6° s-s-r., 28 septembre 2011, n° 345309, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1545HYU), Rec. CE, Tables, p. 1110.
(14) CE 4° et 1° s-s-r., 27 octobre 1997, n° 164187, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4656ASA), Rec. CE, p. 374.
(15) CE, 15 juillet 1957, Reteuna et autres, Rec. CE, Tables, p. 1005.
(16) CE, S., 9 octobre 1964, Pioton, Rec. CE, p. 458.
(17) CE, S., 20 juin 1958, Louis, Rec. CE, p. 368.
(18) CE 8° et 9° s-s-r., 5 juin 1996, n° 142870, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A9615ANG).
(19) CE, 8 juillet 1904, n° 11574, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5684B7N), Rec. CE, p. 557, concl. Romieu, DP. 1906, 3, p. 33, S. 1905, 3, p. 1, note M. Hauriou.
(20) Cass. civ. 2, 16 avril 1964, Bull. civ. II, n° 292 ; Cass. soc., 4 février 1982, Bull. civ. V, n° 65.
(21) CE 9° et 10° s-s-r., 10 octobre 2001, n° 199333, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1916AXA), Droit fiscal, 2002, n° 10, 6 Mars 2002, comm. 208.
(22) Voir, pour l'ensemble des remarques, les conclusions du commissaire du Gouvernement Martial sous CE 9° et 10° s-s-r., 10 octobre 2001, n° 199333, mentionné aux tables du recueil Lebon, préc..
(23) CE 3° et 8° s-s-r., 12 mai 2003, n° 231955, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0369B7S), Rec. CE, Tables p. 309, RFDA, 2003, p. 307, concl. D. Piveteau.
(24) CE, S., 27 février 2004, n° 252988, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0369B7S), Rec. CE, p. 94.
(25) CE 3° et 8° s-s-r., 23 mai 2003, n° 231720, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9440C7R), Dr. fisc. 2003, n° 37, comm. 636, concl. P. Collin.
(26) CE 3° et 8° s-s-r., 27 juillet 2005, n° 258164, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1312DKS), Rec. CE, Tables, p. 1051, Dr. fisc., 2006, n° 26, comm. 476, concl. L. Olléon.
(27) CE, S., 19 avril 2013, n° 340093, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4174KCL).
(28) La jurisprudence en cause était celle issue de la décision "Commune de Béziers" (CE, S., 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0493EQC, Rec. CE, p. 509), qui fait prévaloir l'exigence de loyauté des relations contractuelles sur l'annulation du contrat quand l'irrégularité commise, en l'occurrence les conditions dans lesquelles les parties avaient donné leur consentement, n'est pas d'une gravité insurmontable. Il s'agissait ici de l'incompétence du signataire du contrat. Mais le vice n'était pas suffisamment grave pour écarter la convention, car l'autorité compétente avait approuvé l'opération. Appliquant la nouvelle jurisprudence, le juge d'appel avait réglé le litige sur le terrain contractuel, alors que les parties, inspirées par les anciennes règles et qui admettaient l'irrégularité, avaient débattu sur le terrain quasi-contractuel et quasi-délictuel.

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