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par Sylvian Dorol, Commissaire de justice, Directeur scientifique de la revue Lexbase Contenitieux et recouvrement
le 02 Octobre 2024
Dans le cadre de notre série d'entretiens avec des personnalités clés du domaine judiciaire, Sylvian Dorol a recueilli les propos de Laura Chesnel, commissaire de justice, au sujet du prix de la prospective 2024.
Sylvian Dorol (SD) : Quel a été le travail récompensé par le prix de la prospective 2024 ?
Laura Chesnel (LC) : Ce travail a été présenté lors de la première biennale des commissaires de justice, qui s'est tenue à Strasbourg le 28 juin 2024. Le thème central était de réfléchir à l'avenir de notre profession. La question essentielle qui animait nos discussions était : quel modèle économique pour les commissaires de justice dans un monde en pleine digitalisation ? Comme toutes les professions, nous devons relever le défi d'adapter notre métier et de le digitaliser afin de rester pertinents.
L'équipe qui a remporté le prix a axé son travail sur la notion de signification personnalisée. Nous avons exploré cette signification sous plusieurs angles.
Tout d’abord, nous avons tous pu constater que notre société se digitalise de plus en plus : tout ou presque demande désormais une connexion internet et un smartphone : pensons à l’envoi de codes SMS pour valider un paiement, pour recevoir une livraison…
Le format papier commence à être refusé par les administrations : pensons par exemple aux déclarations d’impôts sur le revenu qui, sauf exception, se font exclusivement en ligne. De même, les démarches « zéro papier » dans les entreprises et les administrations sont de plus en plus nombreuses.
Il y a donc un véritable enjeu lié au développement d’une signification dématérialisée, mais également un enjeu lié à la compréhension même de nos actes : la signification doit aussi se simplifier pour être accessible et compréhensible du plus grand nombre.
Nous avons constaté qu’en tant que commissaires de justice ou clercs assermentés, lorsque nous rencontrons les destinataires des actes, nous sommes en mesure de répondre à leurs interrogations, leurs demandes de précisions ou d’explications concernant une tournure de phrase ou un mot particulier. Beaucoup d'entre eux n'ont pas de formation juridique et peuvent ne pas comprendre des termes comme "assignation" ou "signification". En remplaçant "assignation" par "convocation en justice", nous avons pu rendre les choses plus claires.
Lorsque nous ne rencontrons pas les destinataires de nos actes, nous laissons alors un avis de passage. Ces destinataires découvrent, dans leur boîte aux lettres, cet avis les invitant à venir retirer l’assignation, ou tout autre acte les concernant à l’étude.
Souvent, ces destinataires n'osent pas appeler l’Etude pour obtenir des renseignements, ce qui les empêche de récupérer leurs actes, ne sachant pas à quoi s’attendre.
Nous envisageons d'implémenter un QR Code sur les avis de passage et les actes, renvoyant à de courtes vidéos explicatives. Ces vidéos seraient accessibles aux personnes ayant des difficultés à comprendre le français, avec des sous-titres dans les langues principales et un doublage en langue des signes. Par exemple, une vidéo expliquerait qu'une assignation est une convocation devant un juge. Elle indiquerait l'importance de bien lire cette assignation, les modalités de présentation devant le tribunal et les conditions de représentation.
Ces vidéos seraient concises et claires, utilisant un vocabulaire générique, afin de préserver la précision juridique de nos actes sans les simplifier à l'extrême.
Nous étions quatre dans mon groupe de travail : Gwenaëlle Prenelle, Mélanie Marir, Anthony Pochon et moi-même. Tous les trois sont basés au sein de la Cour d’Appel de Nancy. Pour illustrer ce fossé dans la compréhension, par les justiciables, de notre jargon juridique, ils ont réalisé un micro-trottoir diffusé lors de la biennale, interrogeant des personnes sur leur compréhension des termes « assignation », « interjeter appel » ou encore « constituer avocat ». La majorité des réponses étaient négatives, alors qu'elles étaient positives pour « convocation en justice », « faire appel » et « prendre un avocat ». Cela met en évidence un réel problème de compréhension qu'il nous faut résoudre.
Le deuxième axe de notre réflexion portait sur l’accessibilité, tant sur le plan de la compréhension que sur les dimensions visuelle et auditive. Nous avons constaté qu'en France, les problèmes de vue commencent à se manifester dès l'âge de cinquante ans. Ainsi, il peut être difficile pour certaines personnes de lire des documents en police 10. Nous avons donc envisagé d'ajouter une fonction de zoom sur nos actes, afin d'augmenter la taille de la police pour les rendre plus lisibles, en passant par exemple à une police 14 pour les personnes âgées.
Selon la date de naissance du destinataire de l’acte, lors de l’édition de nos actes, ceux-ci passeraient alors automatiquement en police de taille 14, par exemple.
Nous avons également abordé la question de l'illectronisme, qui concerne un grand nombre de personnes en France. Ce phénomène devrait s’atténuer avec le temps, à mesure que les générations plus âgées, qui n'ont pas suivi les évolutions technologiques, s’éteindront.
Une dernière piste que nous avons envisagée est l'accès à des services comme France Connect. Actuellement, ce service est utilisé par environ 35 millions de Français, ce qui représente plus de la moitié de la population. France Connect constitue une ressource précieuse en matière d'informations à jour, notamment concernant les adresses, les dates de naissance et les coordonnées. Cela nous permettrait d'accéder à une base de données fiable. Bien sûr, nous devrons respecter les normes de la CNIL et les obligations liées au RGPD. En tant qu'officiers publics et ministériels, nous sommes des tiers de confiance et devrions pouvoir obtenir un accès à ces plateformes.
Auparavant, la chambre nationale avait créé une plateforme pour l'identité numérique, qui n'a pas fonctionné et que peu de confrères connaissent : il s’agissait d’IDCERT. Si nous envisagions un service via France Connect pour donner un consentement à la signification dématérialisée, nous pourrions offrir une option où le commissaire de justice pourrait choisir d'éditer un acte pour une signification électronique ou en version papier. Évidemment, certaines actions, comme les saisies-ventes, nécessiteront toujours une présence physique.
SD : Pensez-vous que ce travail aboutira à une réforme ou, du moins, en inspirera une ? Si ce n'est pas le cas, pour quelles raisons ?
LC : Nous envisageons effectivement une réforme, notamment pour l'implémentation d'un QR code, ce qui nécessiterait une modification de l'arrêté du 21 mars 2023, qui fixe les normes de présentation des actes. Cela dit, il s'agirait davantage d'une modification de forme que de fond. En revanche, une véritable réforme porterait sur notre accès à des services comme France Connect, tout en veillant à respecter les droits des personnes et les obligations relatives à la CNIL et au RGPD.
Il est crucial d'améliorer notre accès à des informations actualisées, car les réquisitions détaillées, souvent longues à traiter, peuvent se révéler obsolètes au moment de leur réponse. L'accès à des données fiables faciliterait les échanges avec les justiciables et l'avancement des dossiers, contribuant ainsi à une meilleure signification et exécution.
SD : Avez-vous échangé avec d'autres professionnels du droit pour mutualiser cette idée ?
LC : Oui, quelques professeurs de droit se sont montrés intéressés par cette approche, accueillant l'idée de faciliter la compréhension des termes juridiques pour les justiciables. Cette question de l'accessibilité à la justice fait écho à leur mission d'informer et d'éduquer. J'ai également discuté avec des avocats de Tours qui s'interrogeaient sur le prix de la prospective. Je pense que cela peut engendrer une dynamique positive, en particulier chez certaines classes d'âge.
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