Lexbase Contentieux et Recouvrement n°7 du 27 septembre 2024 : Voies d'exécution

[Jurisprudence] Le juge de l’exécution et les clauses abusives contenues dans le titre exécutoire (suite)

Réf. : Cass. civ. 2, avis, 11 juillet 2024, n° 24-70.001, FS-B N° Lexbase : A44075PW

Lecture: 10 min

N0387B3Q

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Le juge de l’exécution et les clauses abusives contenues dans le titre exécutoire (suite). Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/111651624-jurisprudence-le-juge-de-lexecution-et-les-clauses-abusives-contenues-dans-le-titre-executoire-suite
Copier

par Bertrand Jost, Docteur en droit, Maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord

le 26 Septembre 2024


Mots-clés : autorité de chose jugée • clauses abusives • juge de l’exécution • contrôle • réputé non-écrit

Lorsque l’exécution forcée d’une obligation conventionnelle est fondée sur une décision de justice, le juge de l’exécution peut tout de même contrôler le caractère abusif des clauses du contrat si le premier juge ne l’a pas fait. Il peut, donc, réputer ces clauses non-écrites. Il lui reviendra ensuite, sans modifier ni annuler le titre exécutoire, de recalculer le montant que le créancier a droit d’obtenir.


 

1. On se souvient que le juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Paris avait, le 11 janvier 2024, saisi la Cour de cassation pour avis, afin de savoir s’il lui était permis de contrôler les clauses abusives contenues dans le titre exécutoire juridictionnel fondant les poursuites et, le cas échéant, comment procéder [1]. Six mois plus tard [2], la réponse au premier volet de la question ne provoque guère la surprise : la Cour de cassation sacrifie de nouveau l’autorité de chose jugée sur l’autel de la protection du consommateur et du droit communautaire (I.). Quant à la réponse au second volet, elle a un goût d’expédient (II.).

I. La permission du contrôle

2. Rappelons les termes du problème. L’exécution forcée d’une obligation conventionnelle est sollicitée sur le fondement d’une décision de justice – laquelle sert de titre exécutoire – et les difficultés corrélatives entraînent la saisine du juge de l’exécution ; le caractère abusif de certaines clauses du contrat n’a pas été soulevé dans le cadre du premier procès [3]

Le titre exécutoire juridictionnel est revêtu de l’autorité de la chose jugée dont on sait qu’elle interdit – pour d’évidentes raisons de sécurité juridique – de juger de nouveau une affaire déjà tranchée, sous réserve de l’exercice des voies de recours disponibles. 

La chose jugée couvre aujourd’hui un vaste périmètre, en raison de l’exigence de concentration des moyens qui pèse aussi bien sur le demandeur que le défendeur, et qui signifie que ce dernier est tenu présenter l’ensemble de ses moyens de défense dès la première instance [4]. Or peut-on douter qu’invoquer le caractère abusif d’une clause afin de faire obstacle en tout ou partie aux prétentions du demandeur soit une défense au fond [5] ? Il s’ensuit que cette question, même non traitée, devrait être couverte par l’autorité de chose jugée.

Par ailleurs, le juge de l’exécution n’est pas un juge habilité à réformer ou annuler quelque décision judiciaire que ce soit via les voies de recours les plus communes. Il est, par conséquent et en principe, lié par l’autorité de chose jugée qui assortit le titre exécutoire présenté devant lui. 

En bonne orthodoxie, donc, si le juge de l’exécution estimait qu’une clause du contrat justifiant les poursuites était abusive, il n’y devrait rien pouvoir faire : pour le débiteur, il serait trop tard.

Toutefois, l’ambition du droit communautaire, qui entend bénéficier d’une effectivité toute particulière, perturbe depuis quelque temps le schéma exposé ci-dessus. À plusieurs reprises déjà, la Cour de justice a estimé que l’autorité de chose jugée ne peut pas faire obstacle à l’application du droit de l’Union en matière de clauses abusives [6]. Les considérations de fond débordent sur les considérations procédurales, et font planer le spectre de procès réitérés. 

3. Sans en faire mystère, la Cour de cassation s’aligne sur la position de la Cour de justice, comme elle l’avait déjà fait [7]Ite, missa est : le juge de l’exécution peut réputer non écrite la clause dans le dispositif de sa décision (n° 17).

II. Les répercussions du contrôle

4. À ce stade, cependant, la contradiction entre un tel jugement et le titre exécutoire n’est pas encore flagrante. Par hypothèse, après tout, la question du caractère abusif de la clause n’a pas été encore tranchée, quoiqu’elle relève du périmètre de la chose déjà jugée. 

Toutefois, l’éviction de la clause entraînera sans doute une modification des droits du créancier (sinon, pourquoi la demander ?) fixés dans le titre exécutoire. Or l’article R. 232-1 alinéa 2 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L2358ITI interdit au juge de l’exécution de modifier le titre exécutoire juridictionnel [8]. Comment faire ? 

Tout simplement, en n’explicitant rien : c’est ce que la Cour de cassation vient préciser dans cet avis. Le juge de l’exécution ne modifiera pas le titre exécutoire formellement puisqu’il n’en a pas le droit, mais il calculera de nouveau le montant de la créance dont l’exécution est poursuivie, le titre exécutoire étant « privé d’effet en tant qu’il applique la clause abusive réputée non écrite » (n°30). Si cela réduit à néant les sommes dues au créancier, la mainlevée de la voie d’exécution contestée devra être ordonnée (n° 31).

La Cour de cassation aurait pu inviter les juges du fond à procéder à un contrôle de conventionnalité, qui leur aurait permis d’écarter ce texte au nom du principe d’effectivité des normes européennes. La voie choisie est plus discrète, sans doute. 

Le résultat, en revanche, ne varie pas : l’autorité de la décision servant de titre exécutoire est sérieusement amputée et, avec elle, la sécurité juridique à laquelle le créancier était en droit de prétendre, notamment face à un débiteur qui n’a pas usé en temps utile des voies de recours qui lui étaient offertes et dont il était informé. La fiabilité des titres exécutoires revêtus de l’autorité de la chose jugée est désormais plus qu’incertaine, lorsque l’obligation sous-jacente est issue d’un contrat entre professionnel, d’une part, et consommateur ou non-professionnel, d’autre part.

5. Plusieurs des critiques qui peuvent être adressées à une telle solution ont déjà été formulées [9] et nous voudrions plutôt, par conséquent, nous attarder sur l’esprit du raisonnement de la Cour de cassation. 

Celui-ci est essentiellement imprégné de hiérarchie des normes : en témoignent le « préambule » (n° 5) des motifs de l’avis, qui cite l’arrêt Simmenthal de la Cour de justice (le juge national doit « appliquer intégralement le droit communautaire » [10] et a le pouvoir d’écarter [11]  toute règle qui l’en empêcherait – ici, l’autorité de chose jugée), les très nombreuses références à la jurisprudence supranationale et à son autorité supérieure [12], certaines formules tout à fait remarquables (« la jurisprudence de la CJUE n'impose pas au juge de l'exécution d'indiquer dans le dispositif de sa décision un chef de dispositif réputant la clause non écrite [;] elle ne le prohibe pas non plus ») [13]. C’est dire que la Cour de cassation semble avoir uniquement cherché à articuler les solutions françaises avec les exigences européennes, et s’être souciée avant tout de ne pas dépasser des limites qui lui auraient été assignées. 

Seule comptant la pyramide des normes, les valeurs mises en cause par le débat sont occultées ou négligées. On ne peut que regretter que l’occasion n’ait pas été saisie d’engager la discussion par une forme de résistance à l’approche de la Cour de justice, comme le font parfois les cours d’appel envers la Cour de cassation. Discussion sur le périmètre de la chose jugée, par exemple (n’est-il pas trop large ?), ou sur le juste équilibre entre protection substantielle des consommateurs et stabilité offerte par les règles de procédure [14], ou encore sur l’acceptabilité sociale d’une multiplication des planches de salut au profit d’une seule catégorie d’acteurs économiques. Par où l’on voit ce qu’un raisonnement exclusivement mené en termes de hiérarchie normative peut sembler appauvrissant [15], lorsqu’il donne à croire que la question des axiomes est laissée à l’appréciation d’autorités lointaines dont on se refuse à discuter les conclusions.

À retenir : 

  • le juge de l’exécution peut contrôler le caractère abusif des clauses contenues dans un contrat, même quand le titre exécutoire est revêtu de l’autorité de chose jugée.
  • le juge de l’exécution ne peut pas modifier le titre exécutoire, même s’il répute abusive une clause du contrat.
  • toutefois, s’il répute abusive une clause du contrat, le juge de l’exécution calcule de nouveau le montant de la créance justifiant la voie d’exécution, et en tire les conséquences.

[1] TJ Paris, 11 janvier 2024, n° 20/81791 N° Lexbase : A32602D4, note C. Hélaine, Examen des clauses abusives lors d’une procédure civile d’exécution : applications pratiques, Dalloz actualité janvier 2024 ; JCPN2024.225, obs. J. Lasserre Capdeville ; B. Jost, Le juge de l’exécution et les clauses abusives contenues dans le titre exécutoire, Lexbase Contentieux et recouvrement, mars 2024, n° 5 N° Lexbase : N8752BZ8.

[2] Cass. avis, 11 juillet 2024, n° 24-70.001, FS-B N° Lexbase : A44075PW, à paraître (non publié dans le Bulletin de juillet 2024).

[3] Si le caractère abusif de la clause a été déjà étudié, le juge de l’exécution ne peut réitérer. Sur ce point, v. B. Jost, note précitée, n° 11. 

[4] Cass. com., 20 février 2007, n° 05-18.322 N° Lexbase : A4129DUH, Bull. civ. 2007.IV.52, n° 49, Procédures 2007/6, comm. n° 128, note R. Perrot.

[5] Il est bien question de faire rejeter la prétention de l’adversaire comme non justifiée, après examen au fond du droit (CPC, art. 71 N° Lexbase : L1286H4E), sans demander un avantage supplémentaire qui caractériserait une demande reconventionnelle (CPC, art. 64 N° Lexbase : L1267H4P). Comp., en matière de nullité : Ass. Plén., 22 avril 2011, n° 09-16.008 N° Lexbase : A1066HP8, Bull. civ. AP 2011.22, n° 4, D. 2011.1870, note O. Deshayes et Y-M. Laithier, RTD civ. 2011.795, obs. P. Théry.

[6] Par exemple : CJUE, 17 mai 2022, aff. C-693/19 et C-831/19, SPV Projekt 1503 Srl c/ YB, N° Lexbase : A16667XY, D. 2022.1162, obs. G. Poissonnier, D. 2023.616, obs. E. Poillot, D. 2023.1282, obs. J-D. Pellier (n° 50 et s., spéc. n° 68). 

[7] Notamment : Cass. civ. 2, 13 avril 2023, n° 21-14.540, FS-B+R N° Lexbase : A02289P7, Bull. civ. 2023/4, p. 186, 199, 233, D. 2023.1282, obs. J-D. Pellier, RTD civ. 2023.730, obs. N. Cayrol. 

[8] CPCEx, art. R. 232-1 alinéa 2 N° Lexbase : L2358ITI « Le juge de l'exécution ne peut ni modifier le dispositif de la décision de justice qui sert de fondement aux poursuites, ni en suspendre l'exécution. ».

[9] B. Jost, note précitée, n° 11 et s. 

[10] CJCE, 9 mars 1978, aff. C-106/77, Administration des finances de l’Etat c. Société anonyme Simmenthal N° Lexbase : A5639AUE, n° 21.

[11] Même arrêt, n° 22. 

[12] Avis étudié, n° 6-10, n° 14, n° 18-24, n° 29.

[13] Avis étudié, n° 15.

[14] La Cour de justice de l’Union n’a-t-elle pas énoncé elle-même qu’il « importe de rappeler l’importance que revêt, tant dans l’ordre juridique de l’Union que dans les ordres juridiques nationaux, le principe de l’autorité de la chose jugée » ? « En effet, […] en vue de garantir aussi bien la stabilité du droit et des relations juridiques qu’une bonne administration de la justice, il importe que les décisions juridictionnelles devenues définitives après épuisement des voies de recours disponibles ou après expiration des délais prévus pour l’exercice de ces recours ne puissent plus être remises en cause » (CJUE, 17 mai 2022, aff. C-693/19 et C-831/19, SPV Projekt 1503 Srl c/ YB, N° Lexbase : A16667XY, n° 57, précité).

[15] Comp. B. Beignier, Hiérarchie des normes et hiérarchie des valeurs ; Les principes généraux du droit et la procédure civileMélanges Catala, Litec, 2001, p. 153. 

newsid:490387