Réf. : CE, 2°-7° ch. réunies, 27 septembre 2023, n° 466321, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A29311IE
Lecture: 12 min
N7051BZ8
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par David-André Camous, Avocat associé, cabinet Auravocats, Maitre de conférences à Sciences Po Lyon
le 12 Octobre 2023
Mot clef : ouvrage public - implantation - imprescriptibilité - écoulement du temps
Par une décision du 27 septembre 2023, le Conseil d’État clôt le débat sur l’application de l'article 2227 du Code civil aux ouvrages publics irrégulièrement implantés. L’action est imprescriptible mais cependant, le Conseil d’État l’encadre par la notion nouvelle de l’écoulement du temps.
Un pylône de la société Enedis implanté irrégulièrement sur un terrain. Une demande d’indemnisation et de dépose de l’ouvrage irrégulier. Un premier jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise [1] qui rejette la demande. Puis un appel gagné devant la cour administrative d'appel de Versailles, le 2 juin 2022 [2] avec une injonction à la société Enedis de procéder à la dépose du pylône irrégulier et au déplacement ou à l'enfouissement de la ligne électrique dans un délai de six mois. Et enfin, l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d'appel par le Conseil d’État sur saisine de la société Enedis [3]. Dans son ensemble, la décision commentée est classique et fait une application stricte des jurisprudences antérieures, notamment la décision de principe du Conseil d’État du 29 novembre 2019 [4]. L’affaire pourrait ainsi être banale si ce n’est deux éléments importants qui vont électriser les prochaines décisions.
I. L’apparence d’une décision classique
L’arrêté commenté reprend le considérant de principe de l’arrêt du 29 novembre 2019 qui définit de manière pédagogique la méthodologie que le juge doit appliquer lorsqu’il est saisi d’une demande de contestation d’un ouvrage public irrégulièrement implanté.
A. L'obligation d’une demande préalable
Pour saisir le juge contre un ouvrage public irrégulier, le principe de la demande préalable s’applique [5]. Ainsi, le requérant doit demander la démolition à l'administration et saisir le tribunal du refus de faire droit à sa demande.
Dans une affaire similaire contre la société Enedis, les juges du tribunal administratif de Montpellier [6] ont rappelé que la personne qui a subi un préjudice direct et certain du fait du comportement fautif d'une personne publique peut former devant eux des conclusions à fin d'injonction de dépose et de déplacement mais uniquement en complément de conclusions indemnitaires.
En revanche, le délai des deux mois contre une décision préalable qui est en principe applicable aux recours relatifs à une créance en matière de travaux publics ne semble pas opposable à une personne morale de droit privé qui n'est pas chargée d'une mission de service public administratif, comme la société Edenis [7].
B. Du questionnement de la régularisation de l’ouvrage
Une fois la requête recevable, le juge va déterminer si l'ouvrage est irrégulièrement implanté. Si tel est le cas, il doit rechercher si une régularisation appropriée est possible, notamment au vu de la nature de l'irrégularité. Le juge ne doit pas se contenter d’affirmer la régularisation possible, encore faut-il qu’il s’en assure. Le Conseil d’État [8] a censuré un arrêt au motif que les juges s’étaient fondés sur la circonstance qu'une régularisation appropriée était possible, dès lors que la société Enedis pouvait, compte tenu de l'intérêt général qui s'attachait à cet ouvrage, le faire déclarer d'utilité publique et obtenir ainsi la propriété de son terrain d'assiette par voie d'expropriation. Or les juges ne pouvaient se borner à déduire l'existence d'une telle possibilité de régularisation, « sans rechercher si une procédure d'expropriation avait été envisagée et était susceptible d'aboutir ».
C. Du bilan
Si aucune régularisation n’est possible, le juge administratif doit opérer un bilan pour apprécier si la démolition n'entraîne pas une atteinte excessive à l'intérêt général. Il doit mettre en balance d’une part les inconvénients que la présence de l'ouvrage entraîne pour les divers intérêts publics ou privés en présence, notamment, le cas échéant, pour le propriétaire du terrain d'assiette de l'ouvrage et, d'autre part, les conséquences de la démolition pour l'intérêt général.
On peut constater que le cout n’est pas à lui seul un élément portant une atteinte excessive à l’intérêt général. Les récents jugements dans lesquels la société Enedis est partie, écartent les seuls inconvénients qui pourraient résulter, de façon générale, du déplacement de la ligne, ainsi que du coût de cette opération [9]. À partir du moment où la société Enedis reconnaît la faisabilité d'un contournement de la propriété des requérants avec enfouissement d'une partie des lignes en litige, permettant d'éviter qu'elles traversent la propriété des requérants, un cout de 39 771,85 euros hors taxe n’est pas excessif [10].
Les juges peuvent en revanche minimiser les inconvénients liés à la présence du poste de transformation lorsque l’ouvrage irrégulièrement implanté bénéficie directement aux requérants [11].
Dans l’affaire commentée, la cour administrative d’appel [12] avait jugé que la société Enedis ne faisait valoir aucun obstacle technique ou juridique s'opposant au déplacement ou à l'enfouissement des ouvrages en litige, lié en particulier à une interruption du service [13]. Le seul cout de 50 000 euros sans compter les coûts induits, coût qui serait supporté par l'ensemble des usagers n’est pas suffisant. La cour avait également souligné que la société Enedis n’alléguait pas même que les travaux entraîneraient un inconvénient quelconque pour les riverains et les usagers du réseau.
Concernant les inconvénients pour l’intérêt public ou les requérants, la cour administrative d’appel [14] avait énuméré au moins deux inconvénients de la présence de ces ouvrages pour les requérantes : un « inconvénient visuel » et l’impossibilité de réaliser une piscine sous la ligne électrique de moyenne tension. Les juges avaient ensuite soulevé un « inconvénient pour l'intérêt public qui s'attache à la préservation de ce monument historique, dans un secteur de la commune où les réseaux ont été enfouis » et ce même « s’ils ne sont pas situés à proximité immédiate de l'église Saint-Martin mais dans son périmètre monuments historiques ».
La cour avait donc conclu qu’« eu égard aux inconvénients que la présence des ouvrages entraîne pour les divers intérêts publics et privés en présence, leur démolition n'entraîne pas une atteinte excessive à l'intérêt général » et elle avait enjoint à la société Enedis de procéder à la dépose du pylône irrégulièrement.
II. De l’imprescriptibilité à l’écoulement du temps
À la différence des jurisprudences précédentes, celle du Conseil d'État du 27 septembre 2023 apporte deux nouveautés.
A. De l’imprescriptibilité
La cour administrative d’appel avait rendu applicables les dispositions de l'article 2227 du Code civil N° Lexbase : L7182IAA, qui prescrivent les actions réelles immobilières par trente ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. Elle en avait cependant écarté la prescription au motif qu’aucun élément du dossier ne permettait « d'établir que le pylône et la ligne électrique implantés sur cette propriété existaient depuis plus de trente ans à la date à laquelle les requérantes ont engagé leur action le 29 août 2016 ».
Le tribunal administratif de Montreuil avait fait de même [15], estimant que le requérant ne pouvait « être regardé comme ayant eu connaissance certaine de l'étendue du dommage résultant de l'irrégularité de l'implantation de l'ouvrage public depuis plus de trente ans ».
Les juges du Palais-Royal estiment au contraire qu’aucune disposition ni aucun principe prévoyant un délai de prescription ne sont applicables à l’action en démolition d'un ouvrage public empiétant irrégulièrement sur une propriété privée. Ainsi, « l’invocation de ces dispositions du Code civil au soutien de l'exception de prescription trentenaire opposée par la société Enedis était inopérante ».
Cette imprescriptibilité est justifiée par la rapporteure publique, dans ses conclusions sous l’affaire, par « l’abandon de l’intangibilité absolue de l’ouvrage public » et « l’élaboration de « stabilisateurs automatiques » » issus notamment de la décision du Conseil d'État du 29 novembre 2019 [16], qui conduisent au contrôle de bilan susmentionné.
Peu importe l’ancienneté de l’ouvrage public mal implanté, le juge de plein contentieux peut être saisi par un requérant d’une demande en démolition quand d’une part il est allégué l’irrégularité de l’ouvrage et d’autre part un préjudice du fait de l'implantation de cet ouvrage [17].
B. De l’écoulement du temps
Comme pour border l’imprescriptibilité, la rapporteure publique a plaidé pour « amender légèrement » le considérant de principe de la décision du Conseil d'État du 29 novembre 2019 « pour souligner ce qui était déjà sous-jacent, à savoir que l’écoulement du temps doit être pris en compte dans le contrôle du bilan ».
Ainsi, le Conseil d’État a-t-il précisé que le bilan devait tenir « compte de l'écoulement du temps » et en introduisant cette notion, il arrive à une conclusion du bilan différente de celle de la cour administrative d’appel.
Il note d’abord qu'en dépit de l'ancienneté de la présence de ces ouvrages, les intéressées n'ont pas sollicité de mesures tendant à leur déplacement avant que la commune de Villers-en-Arthies ne décide de procéder à l'enfouissement de certaines lignes électriques par délibération du 7 mars 2014 de son conseil municipal sans intégrer la ligne litigieuse dans ce projet. Puis, il tempère l’analyse de la Cour sur l’atteinte excessive à l'intérêt général, par « le temps écoulé depuis l'acquisition de la propriété supportant les ouvrages en cause [qui] était de nature à limiter l'importance des inconvénients allégués ».
Mme Dorothée Pradines, rapporteure publique, l’écrit explicitement : « Le fait que les propriétaires aient mis plusieurs décennies avant de se plaindre de la présence irrégulière de l’ouvrage nous semble-t-il, dans la circonstance présente, alléger considérablement le plateau de la balance que constituent « les inconvénients ». Mécaniquement, en allégeant le plateau des inconvénients, l’aiguille de la balance penche vers l’atteinte à l’intérêt général.
Comme le souligne la rapporteure publique dans les premières lignes de ses conclusions, « On comprend, à la façon dont Enedis argumente son pourvoi, que [la décision du Conseil d’État] pourrait s’avérer un précédent précieux, ou redoutable, dans potentiellement de nombreuses situations analogues de pylône implantés irrégulièrement mais il y a fort longtemps ».
Elle va s’avérer un précédent précieux pour la société Enedis, dans les contentieux à venir qui l’opposent aux propriétaires qui ont tardé à agir.
[1] TA Cergy, 19 décembre 2019, n° 1709239.
[2] CAA Versailles, 5ème ch., 2 juin 2022, n° 20VE00657 N° Lexbase : A661579U.
[3] Arrêt commenté.
[4] CE, 2°-7° ch. réunies, 29 novembre 2019, n° 410689 N° Lexbase : A0444Z49.
[5] CJA, art. R. 421-1 N° Lexbase : L4139LUT : « La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle ».
[6] TA Montpellier, 14 septembre 2023, n° 2201093 N° Lexbase : A71551G4.
[7] TA Montreuil, 17 juillet 2023, n° 2100067 N° Lexbase : A73671BH.
[8] CE, 28 février 2020, n° 425743 N° Lexbase : A92883G4.
[9] TA Rennes, 25 mai 2023, n° 2002686 N° Lexbase : A33829XK. Ici le cout s’élevait à 9 619,14 euros.
[10] TA Montpellier, 14 septembre 2023, n° 2201093, préc.
[11] TA Melun, 2 juin 2023, n° 1907045 N° Lexbase : A78399ZD. Ici les requérants étaient bénéficiaires de l'électricité produite par ce poste de transformation, qui ne pouvait donc être supprimé.
[12] CAA Versailles, 2 juin 2022, n° 20VE00657 N° Lexbase : A661579U.
[13] Selon la rapporteure publique, « Enedis soutient que la portée de ses écritures a été méconnue puisqu’elle avait soutenu que les travaux entraîneraient une interruption du service public ».
[14] CAA Versailles, 2 juin 2022, n° 20VE00657, préc.
[15] TA Montreuil, 17 juillet 2023, n° 2100067, préc.
[16] CE, 2°-7° ch. réunies, 29 novembre 2019, n° 410689, préc.
[17] L’absence de préjudice peut être déduit d’une acquisition d’un lot dans un lotissement, tandis que « le transformateur avait déjà été implanté, pour les besoins de la desserte en énergie électrique des différents lots » et que le requérant « avait été pleinement informé de la présence du transformateur sur la parcelle » au vu « des annexes de l'acte de vente et notamment de plusieurs plans très clairs, tous paraphés par les parties » (CAA Lyon, 29 septembre 2023, n° 22LY01152 N° Lexbase : A95561IR). Idem pour des requérants qui « ont acquis leur bien alors que l'ouvrage litigieux était déjà implanté, de sorte que la présence de la ligne électrique en surplomb était parfaitement connue des acquéreurs » (TA Nancy, 16 mai 2023, n° 2100649 N° Lexbase : A54889US).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:487051