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par Pierre Pomerantz et Pierre Lopes, Avocats, cabinet Fromont Briens
le 19 Octobre 2023
Mots-clés : congés payés • arrêt maladie • accident de travail • maladie professionnelle • report • prescription
Par plusieurs arrêts du 13 septembre 2023 au fort retentissement, la Cour de cassation a mis en conformité le droit français avec le droit de l’Union européenne s’agissant de l’acquisition de droits à congés payés pour les salariés arrêtés au titre d’une maladie de droit commun ou relevant de la législation professionnelle.
Cette solution expose les entreprises à de nombreuses difficultés, aussi bien d’un point de vue juridique, financier que pratique. Il convient de rechercher des solutions pour en limiter les impacts.
1. À l’origine de ces arrêts : quelle articulation entre droit français et droit européen en matière de congés payés ?
L'article 7 de la Directive du 4 novembre 2003 [1] impose aux États membres d'octroyer au moins quatre semaines de congés annuels payés aux salariés. Ce droit au congé annuel payé a d’ailleurs été érigé en « principe du droit social communautaire revêtant une importance particulière, auquel il ne saurait être dérogé et dont la mise en œuvre par les autorités nationales compétentes ne peut être effectuée que dans les limites expressément énoncées par la directive » [2].
Comme le rappelle la Cour de cassation dans sa notice au rapport relative aux arrêts du 13 septembre 2023, il existe de longue date une contrariété entre droit français et droit européen sur la question des droits à congé payé du salarié en arrêt maladie :
Cette divergence impose, pour être surmontée, de s’en remettre aux règles applicables en matière d’invocabilité du droit de l’Union européenne.
À ce titre, toute directive est dépourvue d’effet direct horizontal, de sorte qu’elle ne peut pas être invoquée devant le juge national par un salarié à l'encontre d'une entreprise de droit privé [7]. Si le juge national est tenu de procéder à une « interprétation conforme » du Code du travail pour parvenir au résultat imposé par la directive et ainsi assurer la primauté du droit de l'Union sur le droit interne [8], il ne peut pour ce faire adopter une approche contra legem [9]. En se fondant sur le seul principe d’interprétation conforme, il n’est donc pas possible d’écarter les dispositions de l’article L. 3141-3 du Code du travail, qui retiennent une position contraire au droit européen sur la question de l’acquisition des droits à congés pour les salariés en arrêt maladie.
La Cour de cassation dépasse cet obstacle en soulignant que « l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, qui a donné force juridique contraignante à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, a modifié le champ normatif » [10]. Or, l’article 31, § 2, de la Charte décide que tout travailleur a droit à une période annuelle de congés payés, tandis que la CJUE considère que ce texte a vocation à être appliqué dans toutes les situations régies par le droit de l’Union et notamment dans les litiges opposant deux particuliers [11]. Dans ces conditions, la Cour juge, dans deux des arrêts commentés, qu’« il incombe au juge national d'assurer, dans le cadre de ses compétences, la protection juridique découlant de l'article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et de garantir le plein effet de celui-ci en laissant au besoin inappliquée ladite réglementation nationale » [12].
2. Quels sont les apports des arrêts du 13 septembre 2023 ?
En application des principes précédemment rappelés, la Cour de cassation, par une série d’arrêts rendus le 13 septembre 2023, s’est attachée à assurer la mise en conformité du droit français avec le droit européen en matière de droit à congés payés :
3. Quel effet dans le temps présente cette jurisprudence ?
Par principe, la jurisprudence (en ce compris les positions nouvelles retenues dans le cadre d’un « revirement de jurisprudence ») a un effet rétroactif : elle s’applique ainsi à l’ensemble des rapports de droit régis par le texte concerné, et ce même si ceux-ci se sont noués antérieurement au jugement l’ayant dégagée.
Les solutions retenues par la Cour de cassation à l’occasion des arrêts commentés du 13 septembre 2023 s’appliquent donc pour l’avenir, mais également pour le passé, dans la limite des règles de prescription (cf. infra).
À ce titre, si la Cour de cassation a invité, à plusieurs reprises, le législateur à modifier les dispositions du Code du travail sur la question des droits à congé payé du salarié en arrêt maladie. L’application de la jurisprudence dégagée par les arrêts du 13 septembre 2023 n’est pas conditionnée par l’entrée en vigueur d’une telle réforme.
Il nous semble dommageable également que la Cour de cassation n’ait pas souhaité articuler les effets de ses décisions dans le temps, comme elle en dispose pourtant de la faculté.
Ce que n’avait pas manqué de juger le Conseil d’État, dans un autre domaine que le droit du travail, mais pour éviter la fluctuation de normes et pour protéger la sécurité juridique [13].
4. Quels jours de congé sont concernés par cette jurisprudence ?
La protection apportée par la Directive 2003/88/CE ne concerne que les quatre premières semaines de congés payés. Aurait donc pu être envisagé un maintien, à la seule cinquième semaine, de la règle posée par l’article L. 3141-3, selon laquelle le salarié dont le contrat de travail est suspendu en raison d’un arrêt maladie d’origine non professionnelle n’acquiert pas de droits à congé payé.
La Cour de cassation a toutefois retenu une position différente : elle décide que le salarié malade peut prétendre à l’intégralité des droits à congé payé, « sans faire de distinction entre les quatre semaines minimales garanties par l’article 7 de la Directive 2003/88/CE et les droits issus de dispositions purement nationales, telles que la cinquième semaine légale de congés payés et les congés payés d’origine conventionnelle ».
Pour justifier sa position, la Cour indique que « distinguer les quatre semaines du congé principal de la cinquième semaine pour l’acquisition des droits aurait conduit le juge à opérer une discrimination à raison de l’état de santé, contraire aux dispositions de l’article L. 1132-1 du Code du travail ». Une éventuelle intervention législative pourrait toutefois permettre de limiter l’effet de cette nouvelle jurisprudence aux seules quatre premières semaines de congé.
S’agissant des éventuels jours de congés supplémentaires instaurés par voie d’accord collectif, il pourrait être envisagé d’insérer dans l’accord en question une clause excluant expressément toute acquisition de droits à congés durant les périodes d’absences pour maladie. Une telle disposition conventionnelle pourrait toutefois être considérée comme discriminatoire (et ce d’autant plus que la Cour de cassation s’est explicitement placée sur ce terrain pour motiver les arrêts commentés), sauf éventuellement à ce que l’ensemble des périodes de suspension de contrat, quel que soit leur motif, soient visées par l’exclusion.
5. Quelles conséquences en matière de prescription ?
Le paiement des indemnités de congés payés relève des règles relatives au paiement des salaires [14].
Par conséquent, ce paiement est soumis à la prescription triennale de l’article L. 3245-1 du Code du travail N° Lexbase : L0734IXH.
Pour apprécier le point de départ de la prescription, la Cour de cassation précise qu’il faut se placer à l’expiration de la période, légale ou conventionnelle, de prise des congés payés, à la condition que l’employeur ait mis le salarié en mesure d’exercer ce droit en temps utile.
La portée de l’arrêt (n° 22-10.529 N° Lexbase : A47921GL) est toutefois incertaine compte tenu de la situation particulière tranchée par la Cour cassation.
En effet, la salariée demandait la requalification de son contrat de prestation de services en contrat de travail et, en conséquence, la condamnation de la société au paiement d’indemnités de congés payés pour les périodes de référence afférentes.
Ainsi, les faits concernaient une créance salariale, aux fins de monétiser les congés payés, ce qui n’est autorisé que lors d’une rupture de la relation contractuelle.
Cette solution vient dans la continuité d’un arrêt de la CJUE qui avait traité la situation d’un salarié allemand qui, à la suite de la cessation de son contrat de travail, demandait à son ancien employeur une indemnisation financière relative à ses congés payés [15].
Il avait été jugé que « lorsqu’il n’a pas effectivement mis le travailleur en mesure d’exercer son droit au congé annuel payé acquis au titre d’une période de référence, l’application de la prescription de droit commun prévue par le droit national à l’exercice de ce droit va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de sécurité juridique ».
6. Comment limiter l’impact de l'arrêt du 13 septembre 2023 sur la prescription ?
Les salariés absents pendant plusieurs périodes de référence consécutives, et dans l’impossibilité de prendre les congés payés acquis pour des raisons indépendantes de leur volonté, bénéficient du droit au report de leurs droits à congés cumulés, qui peuvent donc être pris après la date de reprise du travail [16].
Ce droit au report supporte toutefois des tempéraments.
La CJUE admet l’encadrement de la période de report des congés payés en raison d’un arrêt maladie d’un salarié (arrêt « KHS » [17]). À ce titre, la CJUE considère qu'il est possible de limiter le cumul des droits aux congés payés pour une période de report de 15 mois. En revanche, une période de report de 9 mois a été jugée insuffisante [18].
Ainsi, en retenant une période de report de 15 mois, on pourrait par exemple estimer que les droits à congés qui auraient dû être posés sur l'exercice courant du 1er juin 2020 au 31 mai 2021 sont perdus à la date du 31 août 2023.
La solution dégagée par l’arrêt « KHS » pourrait ainsi constituer une « porte de sortie » pour les employeurs, afin de limiter la portée des arrêts du 13 septembre 2023 pour les salariés. Une restriction au principe du report des droits à congés n’apparaît d’ailleurs en rien incompatible avec la double finalité de ce droit, qui vise à 1) permettre au travailleur de se reposer par rapport à l’exécution des tâches lui incombant selon son contrat de travail et 2) disposer d’une période de détente et de loisirs.
Dans l’arrêt « Fraport » [19], la CJUE précise toutefois que la période de report ne peut être opposée au salarié que si l'employeur a mis en mesure le salarié d'exercer son droit à congés payés en temps utile.
Par ailleurs, les principes précédemment énoncés s’appliquent aux salariés en maladie de manière continue sur plusieurs périodes ; tel n’est en revanche pas le cas concernant les salariés absents sur une partie seulement de l'exercice, comme l'a déjà jugé la CJUE dans un arrêt du 22 septembre 2022 [20].
7. Comment régulariser les pratiques ?
L’impact des arrêts de la Cour de cassation a soulevé de nombreuses interrogations pratiques, dont la Direction générale du travail s’est emparée pour entamer une réflexion. L’impact pour les entreprises de cette évolution jurisprudentielle est d’autant plus préjudiciable qu’elle résulte d’une carence du législateur dans la transposition de la Directive européenne précitée ; les revendications salariales qui pourraient en résulter, dont le coût global est chiffré à 2 milliards d’euros par le Medef, seront supportées par les employeurs qui ne faisaient pourtant qu’appliquer le droit national.
Dans l’attente d’une éventuelle intervention législative ou réglementaire, et afin de limiter le risque contentieux, nous vous préconisons de procéder de la manière suivante :
Dans cette démarche, l’employeur a tout intérêt à auditer son mode d’organisation des congés payés. En effet, l’objectif est de pouvoir circonscrire les éventuelles demandes de salariés, sur les reliquats de congés payés, et leur opposer une prescription de leur demande.
Cette prescription est recevable seulement si le salarié a eu connaissance de ses droits par son employeur et qu’il a eu la possibilité d’exercer ce droit en temps utile.
Les compteurs de congés payés disponibles sur les bulletins de paie, ou sur les espaces intranet des salariés, devront donc être analysés par les services compétents.
De la même manière, nous pouvons imaginer plusieurs solutions pratiques pour permettre aux employeurs de limiter la portée des arrêts du 13 septembre dernier :
Dans ce cas, l’employeur pourra démontrer qu’il a mis le salarié en mesure de prendre de ses congés payés en temps utile, et lui opposer en temps voulu la prescription s’il formulait des revendications à ce sujet ultérieurement.
Un tel accord pourrait, plus largement, prévoir les règles et bonnes pratiques dans la gestion des congés payés : période de report pour les absences consécutives sur plusieurs périodes de référence, règles précisant l’obligation en cas d’arrêt maladie de solder les droits acquis sur la période de référence en cours sauf exceptions justifiées par l’organisation du service et/ou de l’entreprise (les congés payés non pris seront perdus), priorisation de la pose des congés payés acquis par rapport aux RTT, éventuellement revoir les règles de monétisation des RTT,…
À défaut d’accord collectif, le Code du travail rappelle que la période de prise de congés peut être définie unilatéralement par l’employeur après avis, le cas échéant, du comité social et économique [21]. L’arrêt « KHS » renvoyant « aux pratiques nationales », qui ne sont pas définies par la CJUE, il pourrait être envisageable pour l’employeur de fixer la période de report par voie unilatérale.
[1] Directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail N° Lexbase : L5806DLM.
[2] CJCE, 26 juin 2001, aff. C-173/99, Bectu N° Lexbase : A1717AWI, pt 43.
[3] CJUE, gde ch., 4 octobre 2018, aff. C-12/17, Dicu N° Lexbase : A5560YEN, pt 28.
[4] CJUE, gde ch., 20 janvier 2009, aff. C-350/06 et C-520/06, Schultz-Hoff e.a. N° Lexbase : A3596EC8.
[5] CJUE, gde ch., 24 janvier 2012, aff. C-282/10, Dominguez N° Lexbase : A2471IB7.
[7] CJCE, 26 février 1986, aff. C-152/84, Marshall N° Lexbase : A7241AHN ; CJUE, 22 janvier 2019, aff. C-193/17, Cresco Investigation GmbH N° Lexbase : A6807YTB, Europe, 2019, comm. 112, obs. A. Rigaux et D. Simon.
[8] CJUE, 24 janvier 2012, C-282/10, préc..
[9] CJUE, 24 janvier 2012, aff. C-282/10, préc. ; Cass. soc., 13 mars 2013, n° 11-22.285, FS-P+B N° Lexbase : A9780I94 ; RJS 2013, n° 384
[11] CJUE, gde ch., 6 novembre 2018, aff. C-684/16, Max-Planck-Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften N° Lexbase : A0638YKT.
[13] CE, 11 mai 2004, n° 255886, Association AC ! et autres N° Lexbase : A1829DCQ.
[14] C. trav., art. D. 3141-7 N° Lexbase : L5800LBG.
[15] CJUE, 22 septembre 2022, aff. C-120/21 N° Lexbase : A54068KG.
[16] Cass. soc., 24 février 2009, n° 07-44.488, FS-P+B N° Lexbase : A3973EDI.
[17] CJUE, 22 novembre 2011, aff. C-214/10 N° Lexbase : A9722HZ4
[18] CJUE, 3 mai 2012, aff. C-337/10 N° Lexbase : A5062IKP.
[19] CJUE, 22 septembre 2022, aff. C-518/20 et C-727/20 N° Lexbase : A54138KP.
[20] CJUE, 22 septembre 2022, aff. C-518/20, préc..
[21] C. trav., art. L. 3141-15 N° Lexbase : L6934K9P et L. 3141-16 N° Lexbase : L8584LGZ.
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