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par Alexandre Bordenave, avocat au barreau des Hauts-de-Seine, Secrétaire de la Conférence du Barreau des Hauts-de-Seine (2011), chargé d'enseignement à l'ENS Cachan
le 01 Décembre 2011
Cette façon de faire est révélatrice de la relative ignorance (ou du faible intérêt) de l'analyse du risque de crédit quant à la personnalité morale : de ce point de vue, souvent, un groupe de sociétés est apprécié d'un seul bloc, comme présentant un profil de risque agrégé et pondéré. Aussi, au nom de cette démarche, les garanties constituées peuvent-elles être "croisées", puisqu'au fond elles sécurisent une dette appréhendée comme un tout unique au plan macro-économique (celui du groupe, en l'occurrence).
Alors qu'un arrêt de la Cour de cassation en date du 8 novembre 2011, bientôt commenté dans ces colonnes (4), peut sembler perturbateur d'un ordre établi en matière de garanties croisées, nous nous proposons de décrire ce qui les caractérise (I) avant de présenter quelques traits saillants de leur régime juridique (II).
I - Eléments de définition des garanties croisées
Le principe des garanties croisées a déjà été exposé : aboutir à ce que, à l'occasion d'une opération de financement bénéficiant à un groupe de sociétés, la société A donne aux bailleurs de fonds une garantie pour la dette de la société B (5), et inversement. Deux familles d'instruments juridiques, parfois venant se compléter, permettent d'atteindre ce résultat : les garanties réelles pour autrui (A) et, évidemment, les sûretés personnelles (B).
A - Les garanties réelles pour autrui
La méthode est éprouvée : il est aisé de faire d'une garantie réelle, dont l'essence consiste à accroître qualitativement la situation du créancier en le faisant bénéficier d'une des causes légitimes de préférence de l'article 2285 du Code civil (N° Lexbase : L1113HI3), une garantie venant améliorer quantitativement, à la manière d'une garantie personnelle, sa position. Pour cela, il suffit de retenir comme constituant de la garantie une personne tierce, qui n'est pas le débiteur, et comme obligations garanties celles non du constituant mais du débiteur
Pour autant qu'elle puisse paraître simple à comprendre, on se souvient que le régime juridique applicable à cette figure a donné lieu à des discussions doctrinales et jurisprudentielles intenses, avant de trouver un dénouement dans l'arrêt rendu le 2 décembre 2005 par la Cour de cassation réunie en Chambre mixte, lequel trancha : "une sûreté réelle consentie pour garantir la dette d'un tiers n'impliqu[e] aucun engagement personnel à satisfaire à l'obligation d'autrui et n'[est] pas dès lors un cautionnement, lequel ne se présume pas" (6). Cette incertitude, longtemps entretenue, n'a jamais, à notre connaissance, freiné l'ardeur des prêteurs désireux de recevoir des garanties réelles pour autrui pour les besoins d'un financement d'un groupe de sociétés. Certes, la question du régime juridique était moins sensible en matière de sociétés puisque, pour ne citer qu'elle, la règle bien connue de l'article L. 225-35 du Code de commerce (N° Lexbase : L5906AIL) aboutit invariablement à requérir l'autorisation du conseil d'administration dès lors que le débiteur est différent du constituant (7). Surtout, en matière financière, peu importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse !
Les garanties réelles constituées pour autrui les plus usuellement rencontrées ici sont des nantissements de créance, de comptes de titres financiers, de parts sociales, des gages de stocks, des hypothèques... Bref, tout ce qui fait la réalité de l'activité économique d'une société. Rien de très étonnant, donc.
B - Les garanties personnelles
A tout seigneur, tout honneur ! Il est évident que faire appel à des garanties personnelles pour réussir qu'une société A garantisse la dette d'une société B, et vice et versa, est une idée simple et efficace.
Néanmoins, il ne faut pas se méprendre sur ce que l'on appelle alors "garanties croisées". Certainement, il ne s'agit pas d'une garantie donnée par la société mère pour l'ensemble de ses filiales, par exemple sous la forme d'un cautionnement. A proprement parler, une telle garantie n'est pas croisée puisqu'elle englobe l'ensemble constitué par le groupe de sociétés sans que la société mère ne bénéficie elle-même d'une garantie de ses filiales.
Ce dont il est plus volontiers question ici est une simple clause de solidarité passive (8) stipulant que chaque filiale du groupe est solidairement débitrice des engagements pris par ses sociétés soeurs, cousines, tantes... Cette clause est généralement incluse dans le contrat de crédit lui-même. Par son effet, complété avec une définition large des obligations garanties dans les documents contractuels créant les garanties réelles dont nous avons parlées précédemment, lesdites garanties réelles sécurisent les obligations de l'ensemble des filiales du groupe : les garanties reçues par les banques et autres fonds sont alors plus que jamais "croisées".
Au-delà de ces considérations descriptives, ce sont clairement les conséquences juridiques de la pratique des garanties croisées dans les financements destinés à des groupes de sociétés qui soulèvent des questions, souvent imparfaitement résolues par les praticiens.
II - Eléments de régime juridique des garanties croisées
Nous nous devons de débuter ce second paragraphe par une confession à l'adresse de nos lecteurs : les développements ci-dessous ne ressortent pas du droit des sûretés, encore moins du droit bancaire. Il s'agit essentiellement de droit des sociétés ! Pas d'inquiétude, néanmoins : nous tâcherons d'en faire un traitement clair et efficace en étudiant les principales limites applicables à la pratique des garanties croisées dans les financements destinés à des groupes de sociétés (A), limites encore maladroitement gérées par les techniques contractuelles (B).
A - Les limites à la pratique des garanties croisées
C'est une lapalissade que d'affirmer que le droit français a une considération limitée du groupe de sociétés (9). De cette position de principe dérivent bon nombre des bornes juridiques à la pratique des garanties croisées dans les groupes de sociétés.
Il s'agit, d'abord, de l'interdiction de l'assistance financière, règle bien connue des spécialistes des financements d'acquisition. Elle prend racine dans l'article L. 225-216 du Code de commerce (N° Lexbase : L8274GQI) qui dispose qu'"une société ne peut [...] consentir une sûreté en vue de la souscription ou de l'achat de ses propres actions par un tiers". Parmi les garanties croisées sont ainsi, par principe, prohibées les garanties "ascendantes" si la société dont les obligations garanties fait directement ou indirectement l'acquisition (en s'endettant donc) de la constituante de la sûreté réelle.
Sont ensuite concernées, les règles de droit pénal des affaires relatives à l'abus de biens sociaux (ou à défaut de l'abus de confiance (10), fondées sur les articles L. 241-1 (N° Lexbase : L6406AI4), L. 242-6 (N° Lexbase : L6420AIM) et L. 244-1 (N° Lexbase : L3310IQN) du Code de commerce (11). Bien évidemment, dans les groupes de sociétés (et, notamment, lorsqu'ils recourent globalement à l'endettement bancaire) la célébrissime jurisprudence "Rozemblum" (12) en tempère les effets si l'acte de gestion que constitue alors l'octroi de la garantie croisée est "motivé par un intérêt économique, social ou financier commun, apprécié au regard d'une politique élaborée pour l'ensemble du groupe et[n'est] ni démuni de contrepartie ou [de nature à] rompre l'équilibre entre les engagements respectifs des diverses sociétés concernées, ni [excédant] les possibilités financières de celle qui en supporte la charge". Il n'en reste pas moins que cette disposition générale obscurcit sensiblement les possibilités pour les bailleurs de fonds d'obtenir des garanties croisées.
Dans un sens encore plus général, la notion d'intérêt social (13) vient aussi contrarier la pratique des garanties croisées. L'arrêt précité rendu par la Chambre commerciale le 8 novembre 2011 l'a rappelé avec une certaine solennité s'agissant d'une société civile à qui il avait été demandé de donner en hypothèque le seul immeuble dont elle était propriétaire, mettant en péril son existence en cas de réalisation de la sûreté. Certes, en l'espèce, il semble que la société garante ne tirait aucun avantage de la constitution de cette sûreté, ce qui permet de conjecturer que la garantie n'était pas "croisée" et que le jugement des magistrats de cassation aurait pu être différent si cela eût été le cas. Pour autant, c'est un sage conseil à donner aux prêteurs que d'être prudents et mesurés s'agissant de ce point.
Enfin, le nouveau corpus normatif en matière de sous-capitalisation (14) est susceptible de considérablement renchérir le coût fiscal des garanties croisées et, partant, d'amoindrir leur intérêt économique.
En conséquence, si elles peuvent un temps apparaître comme une panacée en termes d'analyse de risque de crédit, les garanties croisées sont génératrices de problématiques juridiques (et fiscales !) diverses auxquelles il est nécessaire de réfléchir avant de les mettre en place.
B - La réponse imparfaite de la clause de limitation
Nous sommes d'avis qu'aller au bout de l'exercice de détermination des conséquences concrètes de la mise en place d'une pléiade de garanties croisées implique une analyse au cas par cas des difficultés rencontrées à l'occasion d'un financement donné, de façon à ce que des décisions optimales puissent être prises conjointement par les établissements prêteurs et le groupe emprunteur (nul n'ayant intérêt à ce que les garanties puissent s'évaporer ou engendrer des coûts fiscaux difficiles à absorber).
Tristement, cette analyse n'est pas toujours menée à bien, au nom d'un pragmatisme efficace dans la mise en place du financement. Aussi, après une analyse générale (notamment, fiscale), l'habitude est-elle souvent prise de s'abriter peu ou prou derrière une clause standard dite "de limitation de recours" (15) laquelle stipule, benoîtement, que les garanties croisées constituées sous forme de garantie réelles et, le cas échéant, couplées à une clause de solidarité (comme nous l'expliquions ci-dessus) voient leur étendue en termes d'obligations garanties automatiquement limitée à ce que tolère le droit français. Autrement dit, tout ce qui pourrait contribuer à la violation des règles relatives à l'assistance financière, à l'abus de biens sociaux ou à l'intérêt social est contractuellement rejeté hors du champ des garanties. Souvent, pour renforcer cette stipulation, est également prévu que jamais le montant garanti par une société donné ne peut excéder la dette qu'elle a personnellement contractée. Evidemment, ces limites ne s'appliquent pas aux pures garanties "descendantes", puisque garantir une filiale échoit sans conteste à une société mère.
Que dire de ces clauses, si ce n'est qu'elles sont plutôt incantatoires et d'emploi délicat ? Bien sûr, elles semblent témoigner d'une volonté claire des parties de ne pas violer les règles dont il a été fait mention (16). Tout de même, objectera-t-on qu'elles ne permettent que très imparfaitement de définir le champ et le quantum des obligations garanties. Aussi, peut-on légitimement craindre de voir nos amis banquiers tomber de Charybde en Scylla : leurs garanties ne seront pas nulles en raison de ce qui vient d'être expliqué, mais les obligations garanties pourraient s'avérer difficilement déterminables... ce qui peut, sur le fondement des articles 1108 (N° Lexbase : L1014AB8) et 1129 (N° Lexbase : L1229AB7) du Code civil, aboutir à la nullité des garanties à défaut d'objet suffisamment déterminable !
L'idée est fort séduisante, certainement pas dépourvue de vertus économiques, mais apparaît génératrice de frictions juridiques non négligeables qui ne se rattachent pas au droit français : que quiconque s'aventure avec le même concept dans un environnement germanique, s'il l'ose ! Le credo juridique quant aux garanties croisées ressemble donc à un "qui trop embrasse, mal étreint".
(1) Dt 24 :12 ; Ex 22 :25.
(2) Puisque, qui dit sûreté, dit crédit ; et inversement. Mieux dit, "sûretés traquées, crédit détraqué" : J.-M. Martin, Banque, 1975, p. 1133.
(3) On regroupe sous l'expression "debt push down" les techniques d'ingénierie fiscale destinées à transférer, complètement ou partiellement, une dette d'acquisition contractée par la holding d'acquisition à la cible. Ces techniques trouvent un intérêt, notamment, quand la holding ne bénéficie pas de l'intégration fiscale.
(4) Cass. com., 8 novembre 2011, n° 10-24.438, F-D (N° Lexbase : A8873HZN), commentaire à paraître de D. Gibirila in Lexbase Hebdo n° 276 du 8 décembre 2011.
(5) Typiquement, sa soeur.
(6) Cass. mixte, 2 décembre 2005, n° 03-18.210, publié (N° Lexbase : A9389DLC) ; D., 2006, 729, avis J. Sainte-Rose et note L. Aynès ; JCP éd. G, 2005, II, 10183, note Ph. Simler ; V. Téchené La nature du cautionnement réel et l'engagement des biens de la communauté, Lexbase Hebdo n° 196 du 5 janvier 2006 - édition affaires (N° Lexbase : N2226AKN).
(7) Car nous sommes alors loin des préoccupations de l'article 1415 du Code civil (N° Lexbase : L1546ABU). Quant aux précautions juridico-consuméristes, elles sont (quasi) inexistantes dans cet univers.
(8) C. civ., art. 1200 (N° Lexbase : L1302ABT). Bien que présumée en matière commerciale, les contrats de financement insistent souvent (et lourdement) sur cette règle.
(9) Lire Ch. Hannoun, Le droit et les sociétés, LGDJ, 1991. Cf. également la jurisprudence confirmant que les sociétés exerçant leur activité au sein d'un groupe demeurent des personnes morales juridiquement distinctes (Cass. com., 18 octobre 1994, n° 92-21.199 N° Lexbase : A4883ACT).
(10) Lorsque les conditions pour caractériser un abus de bien sociaux ne sont pas réunies. C'est, par exemple, le cas en matière de sociétés civiles.
(11) Selon qu'il s'agit d'une société à responsabilité limitée, d'une société anonyme ou d'une société par actions simplifiée. Les dirigeants, pour ce qui les concerne, pouvant en outre se retrouver en proie avec les dispositions de l'article L. 651-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L8961IN9) relatif au comblement du passif.
(12) Cass. crim., 4 février 1985, n° 84-91.581 (N° Lexbase : A3881AGT), JCP éd. G, 1986, II, 20585, note W. Jeandidier ; Rev. sociétés, 1985, p. 648, note B. Bouloc.
(13) Que la jurisprudence "Rozemblum" permet d'apprécier, dans des cas malgré tout limités, comme un intérêt de groupe.
(14) Nous y avions consacré de larges développements (CGI, art. 212-II, 3 N° Lexbase : L0668IPG) De l'emploi malencontreux du terme "sûreté" par le législateur en matière fiscale, Lexbase Hebdo n° 250 du 12 mai 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N1547BS4).
(15) Qui n'est pas la clause de recours limité, usuelle dans les financements structurés bâtis autour d'une entité ad hoc.
(16) Ce qui est fort utile pour empêcher la caractérisation de l'élément intentionnel d'une infraction pénale applicable.
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