Réf. : Cass. soc., deux arrêts du 8 septembre 2016, n° 14-26.825, FS-P+B (N° Lexbase : A5156RZY) et n° 14-23.714, FS-P+B (N° Lexbase : A5207RZU)
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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 22 Septembre 2016
Résumés
Pourvoi n° 14-26.825 Ne constituent pas des périodes d'astreinte un service d'appel téléphonique mis en place par des salariés en dehors de leurs heures de travail et de leur propre initiative, la seule connaissance par l'employeur d'une situation de fait créée par ces salariées ne pouvant transformer cette situation en astreinte. Pourvoi n° 14-23.714 Ne constitue pas du temps de travail effectif la sujétion imposée au salarié de se tenir, durant les permanences, dans un logement de fonction mis à disposition à proximité de l'établissement afin d'être en mesure d'intervenir en cas d'urgence, et qui ne l'empêche pas de vaquer à des occupations personnelles. |
Commentaire
1 - De la preuve de la mise en place d'un système d'astreinte : "qui peut et n'empêche, pèche" ?
Cadre juridique applicable. L'astreinte était définie, jusqu'à la loi du 8 août 2016, par l'article L. 3121-5 du Code du travail (N° Lexbase : L6908K9Q), comme "une période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, a l'obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d'être en mesure d'intervenir pour accomplir un travail au service de l'entreprise". Cette définition a été légèrement remaniée par la loi "Travail" pour tenir compte de la pratique. L'article L. 3121-9 du Code du travail (N° Lexbase : L6904K9L) a ainsi abandonné la référence au "domicile" du salarié pour tenir compte d'un éventuel logement de fonction mis à disposition par l'employeur (cf. infra 2°) ; l'astreinte est désormais définie comme "une période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l'employeur, doit être en mesure d'intervenir pour accomplir un travail au service de l'entreprise".
Ce qui demeure inchangé dans la définition de l'astreinte, c'est évidemment qu'il s'agit toujours d'un temps contraint, d'un mode d'organisation du travail décidé par l'employeur qui certes fixe un objectif ("être en mesure d'intervenir pour accomplir un travail au service de l'entreprise") mais laisse au salarié une certaine latitude concernant son lieu d'attente qui ne doit pas être situé dans l'entreprise.
C'est que confirme cette nouvelle décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un contexte toutefois exceptionnel, celui d'une permanence organisée par la salariée elle-même.
L'affaire. Une infirmière avait été engagée fin 2004 en qualité de coordinatrice d'un service de soins infirmiers à domicile. A la suite de la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail intervenue en 2011, elle avait saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes relatives notamment au paiement d'astreintes, mais n'avait pas eu gain de cause.
Pour obtenir la cassation de l'arrêt d'appel, l'intéressée prétendait que la nature même de ses fonctions impliquait dès l'origine que des astreintes soient mises en place, que, si, en principe, tout travail supplémentaire donnant droit à rémunération ne peut être fait qu'à la demande de l'employeur ou avec son accord, il appartient à celui-ci de produire les éléments de nature à justifier, dans le cas où un travail aurait été effectué, qu'il l'a été sans son accord implicite.
Le rejet du pourvoi. Tel n'est pas l'avis de la Chambre sociale de la Cour de cassation pour qui, "dans l'exercice souverain de son pouvoir d'appréciation", la cour d'appel avait constaté "que les salariées avaient mis en place de leur propre initiative un service d'appel téléphonique en dehors de leurs heures de travail et que la seule connaissance par l'employeur d'une situation de fait créée par ces salariées ne saurait transformer cette situation en astreinte".
Une solution sévère. La solution s'explique certainement par la nature même des faits et par le pouvoir qu'exercent les juges du fond sur la qualification des temps de travail. Il n'en demeure pas moins que la solution est sévère, et qu'elle n'est pas indiscutable.
Bien entendu, aucun travail effectif ne peut être caractérisé sans que ce travail n'ait été commandé par l'employeur, et aucun système d'astreinte ne peut exister sans qu'il ait été mis en place dans les conditions prévues par le Code du travail (1). Mais le respect des conditions légales de mise en place des astreintes n'est nécessaire que pour rendre ce régime dérogatoire au droit commun opposable aux salariés, c'est-à-dire très prosaïquement pour que les temps d'attente ne soient pas qualifiés de temps de travail effectif en termes de rémunération et de temps de repos. Mais cela ne signifie pas que les salariés ne peuvent pas réclamer cette qualification lorsqu'ils seraient soumis de fait à un régime d'astreinte.
C'est là que la question rebondit sur le terrain probatoire. Lorsqu'il s'agit de discuter la qualification d'heures supplémentaires, on sait que lorsque l'employeur a connaissance d'heures réalisées par un salarié au-delà de la durée normale et qu'il ne s'y oppose pas, la qualification d'heures supplémentaires peut être admise (2). Cette solution est normale, ne serait-ce que parce que l'employeur doit veiller à ce que ses salariés ne dépassent pas les durées maximales de travail autorisées par la loi, ce qui suppose qu'il exerce un contrôle effectif sur ce qui se passe dans son entreprise, y compris lorsque les salariés ne sont pas soumis aux durées de travail maximum mais uniquement aux temps de repos minimum (salariés en forfaits en jours).
Dans ces conditions, il semble difficile de croire que l'employeur (en pratique ici le président de l'association) ignorait l'organisation mise en place par la salariée et, s'il l'ignorait, alors il a manqué à son obligation de vigilance en matière de respect des temps maximum de travail et minimum de repos puisqu'il est dit que la salariée avait mis en place un système de veille sur ses heures de repos. Il appartenait dès lors à l'employeur de s'y opposer pour veiller à ce que cette salariée prenne effectivement ses temps de repos.
2 - Astreinte, travail effectif et liberté de vaquer à ses occupations personnelles
Cadre juridique applicable. Comme nous l'avons indiqué, la loi du 8 août 2016 a légèrement assoupli la définition de l'astreinte en gommant la référence à la proximité du domicile du salarié, mais sans changer les éléments constitutifs de l'astreinte, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un mode d'organisation du travail mis en place par l'employeur et que les temps d'attente ne sont pas du temps de travail effectif dès lors que les salariés peuvent vaquer à des occupations personnelles.
C'est ce que confirme cette nouvelle décision.
Les faits. Un médecin avait été soumis à un régime d'astreinte et, comme son domicile se trouvait trop éloigné de l'établissement pour lui permettre d'intervenir dans le délai imparti, un logement de fonctions avait été mis à sa disposition. Se fondant sur la définition de l'astreinte en vigueur avant la loi du 8 août 2016 et qui visait explicitement la proximité du domicile du salarié, ce médecin rejetait la qualification d'astreinte et réclamait le paiement d'heures de travail effectif, ce qui lui avait été refusé par les juges du fond.
Il n'aura pas plus de succès devant la Chambre sociale de la Cour de cassation qui rejette son pourvoi.
Pour la Haute juridiction, le fait que les astreintes soient réalisées dans un logement de fonction, et non au domicile ou à proximité, ne s'oppose pas à cette qualification dès lors que, pendant ses heures de disponibilité, le médecin pouvait vaquer librement à ses occupations personnelles : "ayant constaté que la sujétion imposée au salarié de se tenir, durant les permanences, dans un logement de fonction mis à disposition à proximité de l'établissement afin d'être en mesure d'intervenir en cas d'urgence, ne l'empêchait pas de vaquer à des occupations personnelles, la cour d'appel, qui, sans être tenue de procéder à une recherche que ses énonciations rendaient inopérante, en a exactement déduit que la période litigieuse ne constituait pas du temps de travail effectif".
La confirmation des solutions antérieures. L'anachronisme de la définition légale de l'astreinte, adoptée en 2000, avait été souligné dès les origines, précisément dans l'hypothèse où le salarié accomplissait ses astreintes dans un logement de fonction. La Cour de cassation, s'inscrivant d'ailleurs dans le cadre défini par la CJCE (3), avait très tôt assoupli la définition de l'astreinte pour tenir compte de la variété des situations et favoriser la mise en place des astreintes dans le cadre des logements de fonctions qui, sans être à proprement parler le "domicile" des salariés, peut être qualifié de "résidence", même occasionnelle, leur permettant à tout le moins d'y vaquer à des occupations personnelles (4).
Ce sont d'ailleurs ces hypothèses qui ont conduit le législateur à abandonner la référence au "domicile" du salarié dans le cadre du nouvel article L. 3121-9 du Code du travail, issu de la loi du 8 août 2016.
(1) Accord d'entreprise, à défaut accord de branche, à défaut décision prise par l'employeur, après avis du comité d'entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel, s'ils existent, et après information de l'agent de contrôle de l'inspection du travail (C. trav., art. L. 3121-12 N° Lexbase : L6901K9H). La loi du 8 août 2016 a modifié uniquement l'articulation des niveaux de négociation puisque désormais l'application de l'accord de branche est subsidiaire de celle de l'accord d'entreprise.
(2) Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-21.750, F-D (N° Lexbase : A8722IBN) : "un salarié n'a droit au paiement que des heures supplémentaires qui ont été accomplies avec l'accord au moins implicite de l'employeur".
(3) CJCE, 3 octobre 2000, aff. C-303/98 (N° Lexbase : A1598ATD).
(4) Cass. soc., 31 mai 2006, n° 04-41.595, FS-P+B (N° Lexbase : A7458DPW) : "la cour d'appel, qui a constaté que la sujétion imposée à la salariée de se tenir durant la nuit dans son logement de fonction personnel situé au sein de l'établissement, afin d'être en mesure d'intervenir en cas d'urgence, ne l'empêchait pas de vaquer à des occupations personnelles, en a exactement déduit que la période litigieuse constituait une astreinte". Dans le même sens : Cass. soc., 16 juin 2004, n° 02-43.755, publié (N° Lexbase : A7422DCU) ; Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 08-41.217, F-D (N° Lexbase : A5934EIM) ; Cass. soc., 15 juin 2016, n° 14-29.173, F-D (N° Lexbase : A5552RTS).
Décisions
Cass. soc., 8 septembre 2016, n° 14-26.825, FS-P+B (N° Lexbase : A5156RZY) Rejet (CA Caen, 19 septembre 2014) Textes : C. trav., art. L. 1221-1 (N° Lexbase : L0767H9B), L. 1222-1 (N° Lexbase : L0806H9Q), L. 3121-5 (N° Lexbase : L6908K9Q) et L. 3171-4 (N° Lexbase : L0783H9U) ; C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC). Mot clef : astreinte. Cass. soc., 8 septembre 2016, n° 14-23.714, FS-P+B (N° Lexbase : A5207RZU) Rejet (CA Nîmes, 24 juin 2014) Textes : C. trav., art. L. 3121-1 (N° Lexbase : L6912K9U) et L. 3121-5 (N° Lexbase : L6908K9Q). Mot clef : travail effectif. Lien base : (N° Lexbase : E0286ETR). |
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