La lettre juridique n°957 du 21 septembre 2023 : Union européenne

[Chronique] Chronique de droit de l’Union européenne (janvier - juin 2023)

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par Jean-Félix Delile, Maître de conférences HDR en droit public à la faculté de droit de Nancy et Baïna Ubusheieva, docteur en droit public

le 20 Septembre 2023

Cette chronique traite une sélection d’arrêts prononcés par la Cour de justice de l’Union européenne au cours du premier semestre 2023. Deux d’entre eux concernent le droit de l’environnement. Dans l’arrêt « JP », la Cour a ainsi décliné la possibilité d’engager un recours en responsabilité extracontractuelle d’un État membre sur le fondement de la Directive « qualité de l’air », tandis que l’arrêt « Repasi » du Tribunal a donné lieu à un rejet d’un recours en annulation introduit par un parlementaire européen contre l’inclusion par la Commission des énergies gazière et nucléaire dans la taxonomie carbone. Dans le champ du droit des relations externes de l’Union, l’arrêt « Espagne c/ Commission » a offert à la Cour la possibilité de proposer une définition de la notion de pays inspirée du droit international, lui permettant de qualifier le Kosovo comme tel. Enfin, dans l’arrêt « Commission c/ Pologne », la Cour a confirmé qu’un conflit entre l’identité d’un État membre et celle de l’Union européenne doit être résolu au profit de la sauvegarde de la seconde. 

Sommaire

I. Le Kosovo est un pays, au sens du droit de l’Union européenne

CJUE, 17 janvier 2023, aff. C-632/20 P, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne (accord avec le Kosovo

II. La Directive 2008/50/CE sur la qualité de l’air ne peut pas être utilement invoquée dans le cadre d’une action en responsabilité introduite contre un État membre

CJUE, 22 décembre 2022, aff. C-61/21, JP c/ ministère de la Transition écologique

III. Le respect de l’État de droit et du principe de primauté est une obligation indérogeable en droit de l’Union européenne

CJUE, 5 juin 2023, aff. C-204/21, Commission c/ Pologne, indépendance et vie privée des juges

IV. Taxonomie européenne : le rejet du recours individuel formé par l’eurodéputé Repasi contre le règlement délégué reconnaissant les activités de production de gaz fossile et d’énergie nucléaire comme activités transitoires contribuant à la décarbonisation de l’UE

TribUE, 21 juin 2023, Repasi c/ Commission, T-628/22 


I. Le Kosovo est un pays, au sens du droit de l’Union européenne (CJUE, 17 janvier 2023, aff. C-632/20 P, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne (accord avec le Kosovo) N° Lexbase : A169488A)

L’Union européenne est compétente pour conclure des accords internationaux avec des États tiers, mais également avec des acteurs non étatiques, tels que l’Organisation de libération de la Palestine, le Gouvernement de la région administrative spéciale de Hong Kong, ou encore la région administrative spéciale de Macao [1] . L’adoption de la décision relative à la participation de l’autorité de régulation du Kosovo à l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ci-après ORECE) [2] a toutefois été contestée par l’Espagne dans la mesure où la base juridique de celui-ci – le règlement 2018/1971 sur l’ORECE [13] –   l’appréhendait comme un « pays tiers » [4]. L’Espagne a en effet soutenu que le Kosovo ne relève pas du champ d’application ratione personae de ce règlement, le Kosovo ne pouvant selon elle pas être qualifié de « pays ». En substance, la Commission européenne s’était fondée sur l’article 35, paragraphe 1, du Règlement 2018/1971, selon lequel l’ORECE peut coopérer « avec les autorités compétentes des pays tiers », pour adopter la décision relative à la participation du Kosovo à cet organe. Or, l’Espagne, qui n’a au demeurant pas reconnu le Kosovo comme État souverain, soutenait que le Kosovo ne saurait être qualifié de « pays », notion qu’elle considère équivalente à celle d’État en droit international public [5]. L’avocate générale Kokott a écarté cet argument en soulignant que l’examen systématique du droit international ne révèle pas d’identité de sens des deux notions. Elle a ainsi souligné à titre d’exemple que, selon l’article 2 des Articles sur l’accord relatif au Fonds monétaire international [6], l’adhésion est ouverte à certains « pays » [7] n’étant pas des États. Or, c’est précisément sur le fondement de cet article que l’adhésion de nombreux acteurs non étatiques, dont le Kosovo [8] , ont pu adhérer au FMI, en étant assimilés à des pays. 

La Cour de justice a sur ce point suivi les conclusions de son avocate générale, sans pour autant reprendre son argumentaire. Plutôt que de procéder à un examen comparé de l’appréhension de la notion de pays dans différents instruments de droit international, la juridiction de l’Union a observé que la Cour internationale de justice a jugé dans son Avis relatif à la déclaration d’indépendance du Kosovo [9] que cette déclaration « n’a violé ni le droit international général, ni la résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité des Nations unies, ni le cadre constitutionnel applicable » [10]. La Cour de justice a déduit de cette conclusion de l’Avis de 2010 que le Kosovo peut être assimilé à un pays, et donc entrer dans le champ d’application de l’article 35, paragraphe 1 du Règlement 2018/1971, sans contrevenir au droit international [11]. Il peut à ce stade être déploré que la Cour de justice n’ait pas pris soin d’expliciter les raisons pour lesquelles elle a accordé in casu une telle importance à cet Avis, dans la mesure où ce dernier statue uniquement sur la licéité de la déclaration d’indépendance, et n’aborde nullement le sujet de la nature juridique du sujet de droit international qui en est le produit [12] . Un raisonnement comparatiste, tel que celui proposé par Julianne Kokott, aurait à cet égard conféré davantage de clarté à la motivation de l’arrêt de la Cour de justice qui demeure à ce sujet perfectible.

Il est du reste précisé que le développement par la Commission de coopérations avec le Kosovo, appréhendé comme pays tiers, n’est « pas de nature à affecter les positions individuelles des États membres quant au point de savoir si le Kosovo a la qualité d’État indépendant réclamée par ses autorités » [13]. Cet obiter dictum était destiné à apaiser les craintes de l’Espagne quant au fait de se trouver à terme contrainte de reconnaître le Kosovo en tant qu’État. En somme, cet arrêt a permis à la Cour d’attribuer un périmètre étendu à la notion de « pays » qui, interprétée à la lumière du droit international général, est envisagée de manière bien plus extensive que celle d’État.

Jean-Félix Delile

II. La Directive 2008/50/CE sur la qualité de l’air ne peut pas être utilement invoquée dans le cadre d’une action en responsabilité introduite contre un État membre (CJUE, 22 décembre 2022, aff. C-61/21, JP c/ ministère de la Transition écologique N° Lexbase : A556884Y, ECLI:EU:C:2022:1015)

L’affaire « JP » a donné l’occasion à la Cour de préciser les contours de la notion de « droit dont la violation est susceptible d’engager la responsabilité d’un État membre ». Le requérant au principal a en effet introduit un recours en responsabilité extracontractuelle contre la France sur le fondement de la Directive 2008/50/CE « qualité de l’air » [14] au motif que la violation de celle-ci en agglomération parisienne lui a causé un préjudice constitué par la dégradation de son état de santé. Dans ce contexte, la cour administrative d’appel de Versailles a appelé la Cour de justice à déterminer si les articles 13 et 23 de la Directive « qualité de l’air » attribuent aux particuliers des droits dont la violation est susceptible de fonder l’engagement de la responsabilité de l’État français. Au terme de ces dispositions, les États membres s’engagent à ne pas dépasser dans certaines agglomérations certains seuils déterminés de concentration de différentes substances polluantes dans l’air ambiant (article 13) [15], et à adopter des plans de réduction en cas de dépassement (article 23). La Cour en réponse a rappelé les trois conditions d’engagement de la responsabilité extracontractuelle de l’État : la règle du droit de l’Union violée doit avoir pour objet de leur conférer des droits, la violation de cette règle doit être suffisamment caractérisée et il doit exister un lien de causalité direct entre cette violation et le dommage subi par ces particuliers (pt. 44). La violation d’une règle de droit de l’Union non créatrice de droit individuel par un État membre est donc insusceptible de constituer la cause de l’engagement de sa responsabilité (pt. 45). L’attribution d’un droit individuel par une disposition de droit de l’Union européenne ne doit pas être nécessairement être explicite pour être reconnue par la Cour qui admet que celle-ci puisse résulter d’une obligation imposée aux institutions de l’Union ou aux États membres [16]. La Cour a ainsi formulé son approche de la théorie du parallélisme des droits et obligations : « [l]a violation de telles obligations positives ou négatives, par un État membre, est susceptible d’entraver l’exercice, par les particuliers concernés, des droits qui leur sont implicitement conférés en vertu des dispositions du droit de l’Union concernées » (pt. 47). Elle a du reste rappelé que l’effet direct d’une disposition de droit de l’Union européenne n’est ni nécessaire, ni suffisant, pour affirmer que celle-ci est attributive de droits individuels, confirmant de la sorte la distinction de ces deux propriétés potentiellement revêtues par les règles de droit de l’Union européenne.

Il convenait dès lors d’analyser les articles 13 et 23 de la Directive 2008/50/CE afin de déterminer si celles-ci étaient ou non créatrices de droit. La Cour a relevé à cet égard que ces dispositions « prévoient […] des obligations assez claires et précises quant au résultat que les États membres doivent veiller à assurer » (pt. 54). Il en résulte que celles-ci répondent aux critères requis pour reconnaître un effet direct aux règles de droit de l’Union européenne. Pour autant, comme cela vient d’être dit, cela ne permet de déduire ipso jure que cette règle est créatrice de droit. En effet, pour se prononcer sur cette question, la Cour de justice a opéré une interprétation systématique de ces dispositions de la Directive 2008/50 /CE, en les éclairant à la lumière de son préambule. Il a en effet été souligné que selon son considérant 2, « ces obligations poursuivent […] un objectif général de protection de la santé humaine et de l’environnement dans son ensemble » (pt. 55). La juridiction de l’Union a alors immédiatement poursuivi en jugeant que « les obligations prévues à ces dispositions, dans l’objectif général susmentionné, ne permettent pas de considérer que des particuliers ou des catégories de particuliers se seraient, en l’occurrence, implicitement vu conférer, à raison de ces obligations, des droits individuels dont la violation serait susceptible d’engager la responsabilité d’un État membre pour des dommages causés aux particuliers » (pt. 56).

La motivation apparaît ici quelque peu hâtive, de sorte que ce raisonnement peut laisser, dans une certaine mesure, circonspect. En effet, les articles 13 et 23 de la Directive 2008/50/CE créent un cadre favorable à la mise en œuvre de la théorie du parallélisme des droits et obligations. Pour autant, celle-ci est neutralisée au moyen d’une référence à l’objectif général de protection de la santé et de l’environnement poursuivi de la directive. Il eut à ce propos été bienvenu de préciser en quoi l’affectation d’un tel objectif à un acte de droit dérivé exclut que les dispositions véhiculent des droits individuels. Il convient à cet égard de rappeler que différents actes de droit dérivé dont certaines dispositions ont été jugées attributives de droit poursuivaient dans leur globalité un objectif d’intérêt général. Par exemple, dans l’affaire « Francovich », la Directive 80/987/CE [17] avait ainsi une finalité d’intérêt général : la protection des travailleurs, ce qui n’a pas remis en cause l’aptitude de ses dispositions à engendrer des droits au bénéfice des particuliers. Le raisonnement de la Cour aurait ainsi tiré profit de quelques précisions au sujet de la singularité de l’objectif de protection de l’environnement qui met in casu en échec la mise en œuvre du système d’engagement de la responsabilité des États membres sur le fondement de la Directive 2008/50/CE. La Cour a en effet jugé que « la première des trois conditions [susmentionnée], conditions qui sont cumulatives, n’est pas satisfaite » (pt. 57), ce qui exclut l’indemnisation du préjudice prétendument subi par la requérant au principal en raison de la violation alléguée de la Directive 2008/50/CE. En tant que personne directement concernée par un risque de dépassement des valeurs limites susmentionnées, le requérant au principal se voit ainsi seulement reconnu la capacité de réclamer, au besoin devant les juridictions françaises, l’établissement d’un plan d’action susceptible de mettre un terme au dépassement de ces seuils (pts. 59-60). La responsabilité de l’État français ne sera donc pas engagée en raison du non-respect de la Directive 2008/50/CE en agglomération parisienne.

Jean-Félix Delile

III. Le respect de l’État de droit et du principe de primauté est une obligation indérogeable en droit de l’Union européenne (CJUE, 5 juin 2023, aff. C-204/21, Commission c/ Pologne, indépendance et vie privée des juges N° Lexbase : A18919YP, ECLI:EU:C:2023:442)

Le 5 juin 2023, la Cour de justice a prononcé en grande chambre un important et volumineux [18] arrêt de manquement constatant la violation par la Pologne de l'article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE N° Lexbase : L2119IP8, de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux N° Lexbase : L0230LGM, relatifs au droit à la protection juridictionnelle effective, ainsi que du principe de primauté du droit de l’Union. La loi du 20 décembre 2019, relative à l’organisation de la justice en Pologne, a investi une chambre disciplinaire non indépendante inféodée au gouvernement polonais du pouvoir d’adopter des décisions ayant des incidences directes sur le statut et l’exercice de leurs fonctions par les magistrats polonais. Ce pouvoir est notamment exploité pour dissuader ces magistrats de contrôler la conformité de l’organisation de la justice polonaise aux exigences de l’État de droit dont l’indépendance de la justice est une composante et d’adresser des questions préjudicielles à la Cour de justice à ce sujet. Les justiciables polonais se trouvent dès lors dans l’incapacité d’obtenir l’assurance que la garantie de leurs droits issus du droit de l’Union est assurée par des juridictions indépendantes. Ces considérations avaient donné lieu à l’adoption d’une ordonnance du vice-président de la Cour enjoignant la Pologne de payer 1 million d’euros par jour tant qu’il ne serait pas mis un terme à ces violations du droit de l’Union puisant leur source dans la loi du 20 décembre 2019. Cette astreinte, réduite à 500 000 euros par ordonnance du vice-président le 21 avril 2023, n’a toutefois pas été suivie d’effet. En constatant définitivement les manquements précités, le présent arrêt met un terme à l’obligation de verser cette astreinte.

Dans ses points dédiés à la compétence de la Cour de justice, le présent arrêt comporte des développements intéressants sur l’État de droit et l’indépendance de la justice et sur la primauté du droit de l’Union. La problématique de la confrontation entre l’identité d’un État membre et l’identité de l’Union européenne elle-même est en effet abordée pour la première fois de manière très explicite. Dans son mémoire en défense, la Pologne se prévalait en effet de l’obligation pesant sur l’Union au titre de l’article 4, paragraphe 2 TUE N° Lexbase : L2141IPY, de respecter l’identité nationale des États membres pour soutenir que la Pologne détient une compétence exclusive en matière d’organisation de la justice, appréhendée comme une composante de l’identité de cet État (pts. 60-61). En réponse, la Cour a rappelé, dans la lignée des arrêts « IS » [19], « RS » [20] et « Association des juges roumains » [21] que cette compétence doit être exercée dans le respect des articles 2 et 19 du TUE (pt. 63). Comme dans l’arrêt « Hongrie contre Parlement et Conseil » [22], la juridiction de l’Union a à cet égard relevé que l’article 2 du TUE N° Lexbase : L8419IN7 « ne constitue […] pas une simple énonciation d’orientations ou d’intentions de nature politique, mais contient des valeurs qui relèvent de l’identité même de l’Union en tant qu’ordre juridique commun, valeurs qui sont concrétisées dans des principes contenant des obligations juridiquement contraignantes pour les États membres » (pt. 67).  Or l’obligation de garantir une protection juridictionnelle effective et l’indépendance de la justice véhiculée par l’article 19 du TUE concrétise la valeur de l’État de droit, entendue comme composante de l’identité de l’Union européenne (pt. 68). Le respect de celle-ci conditionne l’adhésion et la participation d’un État à celle-ci, de sorte que ce dernier ne saurait se prévaloir de son identité nationale pour se soustraire à l’obligation de s’y conformer (pt. 72). En somme, la Cour de justice a jugé qu’en cas d’antinomie entre certaines concrétisations juridiques de l’identité d’un État membre et de l’identité de l’Union européenne, le conflit se résout au profit des secondes. Du point de vue de la Cour, l’identité de l’Union constitue donc le noyau du droit de l’Union européenne auquel aucune norme étatique, même de nature identitaire, ne saurait porter atteinte. D’une certaine manière, il est entendu qu’un État membre ne saurait se revendiquer membre de l’Union en se désolidarisant des valeurs identitaires qui fondent et subordonnent l’adhésion à cette dernière.

Pour réaffirmer l’importance prépondérante du principe de primauté dans l’édification de l’ordre juridique de l’Union, la juridiction de l’Union a ensuite opéré un renvoi à l’arrêt « Costa » pour rappeler qu’un État membre ne peut en aucun cas priver une règle de droit primaire ou dérivé au motif que celle-ci porte atteinte à une règle étatique sans « faire perdre à ce droit son caractère communautaire » et « mettre en péril la réalisation des buts des traités » institutifs (pt. 75). En d’autres termes, le respect du principe de primauté est une condition existentielle du fonctionnement du droit de l’Union. En outre, il subordonne la confiance entre les États membres dans la mesure où il est « nécessaire pour assurer le respect de l’égalité des États membres devant les traités et constitue une expression du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE » (pt. 77). Il est ainsi souligné que la primauté est un principe relationnel, qui garantit aux États membres qu’aucun d’entre eux ne s’exonère de l’obligation de respecter les obligations qui pèsent sur chacun au titre du droit de l’Union. Enfin, il est relevé qu’en tant que principe de droit de l’Union européenne, l’interprétation de la portée du principe de primauté relève de la compétence exclusive de la Cour et ne peut donc être délimitée par une juridiction, fût-elle constitutionnelle, d’un État membre. De cette manière, la juridiction de l’Union rappelle l’invalidité de la décision de la Cour constitutionnelle polonaise du 7 octobre 2021, habilitant notamment cette dernière à contrôler la constitutionnalité des arrêts de la Cour de justice et, si elle le juge pertinent, à les déclarer inapplicables dans l’ordre juridique de cet État membre [23]. Dans ces considérants dédiés à sa compétence pour traiter le recours en manquement dont elle a été saisie, la Cour a ainsi rappelé à la Pologne l’indérogeabilité de deux principes existentiels du droit de l’Union : la primauté et l’État de droit.

Jean-Félix Delile

IV. Taxonomie européenne : le rejet du recours individuel formé par l’eurodéputé Repasi contre le règlement délégué reconnaissant les activités de production de gaz fossile et d’énergie nucléaire comme activités transitoires contribuant à la décarbonisation de l’UE  (TribUE, 21 juin 2023, Repasi c/ Commission, T-628/22 N° Lexbase : A22261HW, ECLI:EU:T:2023:353)

Par une ordonnance du 21 juin 2023, le Tribunal de l’Union européenne (ci-après, le Tribunal) a rejeté le recours individuel formé par René Repasi, député européen du Groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, contre le Règlement délégué 2022/1214 du 9 mars 2022. Son recours s’inscrivait dans une tentative visant à préserver la prérogative du Parlement européen d’adopter des actes législatifs portant sur des éléments essentiels de la législation litigieuse. L’objectif de cette législation est d’atténuer les effets du changement climatique et de respecter les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés par l’Accord de Paris.

Selon le député européen, en adoptant le règlement délégué en question, la Commission européenne (ci-après, la Commission) avait outrepassé son pouvoir d’adopter des actes délégués prévu par l’article 290 du TFUE N° Lexbase : L2607IPA, empiétant ainsi sur la compétence législative du Parlement européen.

Plus concrètement, le recours présenté par le député allemand devant le Tribunal visait à contester l’adoption du Règlement délégué 2022/1214 du 9 mars 2022 modifiant le Règlement délégué 2021/2139 en ce qui concerne les activités économiques exercées dans certains secteurs de l’énergie et le Règlement délégué 2021/2178 en ce qui concerne les informations à publier spécifiquement pour ces activités économiques. Ce Règlement délégué 2022/1214 venait ainsi compléter le Règlement 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le Règlement 2019/2088. Conformément à l’article 10, paragraphe 3, du Règlement 2020/852, la Commission était habilitée à adopter des actes délégués afin de compléter la liste des activités économiques ayant le potentiel de contribuer substantiellement à l’atténuation du changement climatique. L’élément litigieux, aux yeux du député allemand, résidait dans la reconnaissance, par le règlement délégué, des activités de production de gaz fossile et d’énergie nucléaire comme des activités transitoires ayant vocation à décarboner l’économie de l’Union et à contribuer à l’objectif d’atténuation du changement climatique.

La reconnaissance des activités de production de gaz fossile et d’énergie nucléaire en tant qu’activités transitoires pour une économie zéro émission de carbone cache un enjeu crucial de partage des compétences entre les institutions de l’Union. En effet, l’adoption d’un règlement délégué avait permis à la Commission d’éviter la procédure législative ordinaire, entraînant ainsi non seulement l’absence de débats démocratiques au sein du Parlement sur la question de la reconnaissance des activités de production de gaz fossile et d’énergie nucléaire, mais aussi la légitimité démocratique directe de cet acte. À l’heure d’une triple crise planétaire, comprenant les défis du changement climatique, de la perte de biodiversité et de la pollution, qui requièrent une réduction urgente et significative des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ainsi que la préservation de l’environnement, le choix opéré par la Commission de reconnaître les activités de production de gaz fossile et d’énergie nucléaire comme des activités contribuant substantiellement à l’atténuation du changement climatique soulève des interrogations quant à sa crédibilité. Ce choix, contesté par ailleurs par d’autres requérants comme l’Autriche [24] et certaines organisations non-gouvernementales de protection de l’environnement [25], semble privilégier davantage la logique économique au détriment de la durabilité et des politiques d’atténuation du changement climatique, les piliers fondamentaux du Pacte vert pour l’Europe.

L’affaire portée devant le Tribunal par l’eurodéputé Repasi présente un intérêt particulier dans la mesure où celui-ci affirme qu’en agissant en capacité de membre du Parlement européen, il a la qualité pour agir afin de défendre la compétence législative du Parlement européen et d’assurer le maintien de l’équilibre institutionnel en veillant au respect de la répartition des compétences. Il soutient que sa qualité de membre du Parlement européen lui octroie plusieurs droits confortant son recours individuel devant le Tribunal, dont les droits de vote et d’initiative, un droit à participer à une procédure législative régulière, des droits procéduraux au respect des dispositions en matière de compétence de procédure, ainsi qu’un droit à défendre les attributions démocratiques du Parlement. Selon le député allemand, sa qualité pour agir est justifiée par le fait qu’il est directement et individuellement affecté par le règlement délégué en question, il ne revendique donc de son point de vue aucunement un droit à l’actio popularis.

La Commission, en revanche, soutient que le requérant n’est pas individuellement et directement concerné par le règlement délégué litigieux. À l’appui de sa position, la Commission, avait invoqué plusieurs arguments en faisant valoir que la reconnaissance du droit de recours au requérant est contraire à l’équilibre institutionnel, au principe démocratique de l’adoption des décisions à la majorité et à l’exclusion des actio popularis. De même, selon la Commission, le principe du droit à une protection juridictionnelle effective et le respect des traditions constitutionnelles communes ne peuvent justifier la reconnaissance d’un droit de recours au profit du requérant.

Pour résoudre le litige en question, le Tribunal n’a pas proposé une analyse approfondie des arguments des parties, en restant succinct dans son raisonnement. Il a d’abord examiné les conditions de l’octroi de la qualité pour agir aux personnes physiques ou morales contre un acte dont elles ne sont pas destinataires, telles que prévues par l’article 263 TFUE N° Lexbase : L2577IP7. À cet égard, le Tribunal a rappelé que le requérant n’était pas affecté de manière « directe et individuelle » par le règlement délégué en cause dans la mesure où une prétendue atteinte à la compétence législative du Parlement ne peut influencer la situation du membre du Parlement européen que de manière indirecte. Le Tribunal a du reste refusé d’appliquer sa jurisprudence concernant les mesures d’organisation internes du Parlement ayant pour effet d’affecter directement ses membres.

Selon le Tribunal, pour garantir le respect de la répartition des compétences institutionnelles visé par le député allemand, les traités ont prévu l’article 263 TFUE octroyant au Parlement européen le recours en annulation contre les actes de l’Union. Adopter une perspective différente reviendrait à attribuer aux membres individuels du Parlement un droit de recours spécifique distinct de celui énoncé dans l’article 263 TFUE. Or, une telle compétence n’est pas explicitement attribuée par les traités fondateurs de l’UE aux membres du Parlement. En conséquence, le rejet du Tribunal n'est pas surprenant car celui-ci n’a pas de compétence pour créer de nouvelles modalités de recours non prévues par les traités.

Bien que ce raisonnement juridique suivi par le Tribunal soit compréhensible du point de vue des compétences attribuées par les Traités, la reconnaissance par la Commission des activités de production de gaz fossile et d’énergie nucléaire en tant qu’activités (même transitoires) contribuant aux objectifs ambitieux et nécessaires du Pacte Vert pour l’Europe, i.e. l’atténuation du changement climatique et la protection de l’environnement, demeure le sujet de vives controverses. À en croire le tweet de l’eurodéputé Repasi du 21 juin 2023, le jeu n’est toutefois pas terminé, car il envisage de faire appel de cette décision du Tribunal. L’affaire reste donc à suivre...

Baïna Ubusheieva

 

 


[1] TribUE, 23 septembre 2020, aff. T-370/19, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne (accord UE-Kosovo) N° Lexbase : A71943UY, ECLI:EU:T:2020:440, pt. 31.

[2] Décision de la Commission du 18 mars 2019 relative à la participation de l’autorité de régulation nationale du Kosovo à l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques, JO 2019, C 115, p. 26, ci-après la « décision litigieuse ».

[3] Règlement (UE) n° 2018/1971 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, établissant l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques et l’Agence de soutien à l’ORECE, modifiant le Règlement (UE) 2015/2120 et abrogeant le Règlement (CE) n°1211/2009 N° Lexbase : L4476LN4, JO 2018, L 321, p. 1.

[4] Ibid ; pourvoi : CJUE, 17 janvier 2023, aff. C-632/20 P, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne (accord avec le Kosovo), ECLI:EU:C:2023:28.

[5] Selon l’Espagne, les deux notions sont équivalentes, « bien qu’elles répondent à un degré de formalité juridique différent » :  CJUE, 17 janvier 2023, aff. C-632/20 P, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne, préc., pt. 34.

[6] Articles sur l’accord relatif au Fonds monétaire international, adopté par la Conférence économique et monétaire des Nations-Unies, à Bretton Woods, le 22 juillet 1944, amendé le 26 janvier 2016 par les modifications approuvées par le Conseil des gouverneurs dans la Résolution n°66/2, adoptée le 15 décembre 2010.

[7] Sont ainsi mentionnés, outre le Kosovo, la région administrative spéciale de Hong Kong de la République populaire de Chine, la région administrative spéciale de Macao de la République populaire de Chine, et les territoires d’outre-mer britanniques Anguilla et Montserrat : Julianne Kokott, 16 juin 2022, Conclusions sous CJUE, 17 janvier 2023, aff. C-632/20 P, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne, ECLI:EU:C:2022:473, pts. 84.

[8] Communiqué de presse n° 9/240 du FMI du 29 juin 2009, Kosovo Becomes the International Monetary Fund’s 186th Member.

[10] CJUE, 17 janvier 2023, aff. C-632/20 P, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne, préc., pt. 51 ; CIJ, 22 juillet 2010, Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, préc., § 122.

[11] CJUE, 17 janvier 2023, aff. C-632/20 P, Royaume d’Espagne c/ Commission européenne, préc., pt. 53.

[12] Le terme de « pays » n’est pas même employé au sujet du Kosovo dans l’Avis de la Cour internationale de justice. Dans l’ensemble, les organes de Nations-Unies conservent une attitude de neutralité quant au statut du Kosovo (voy. Avis du Secrétariat des Nations-Unies du 24 novembre 2010, AJNU, 2010, pp. 517-518).

[13] Ibid., pt. 52.

[14] Directive 2008/50/CE du Parlement européen et du Conseil, du 21 mai 2008, concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur pour l’Europe N° Lexbase : L9078H3M, JO 2008, L 152, p. 1.

[15] Les substances concernées sont l’anhydride sulfureux, le plomb, le monoxyde de carbone, le dioxyde d’azote et le benzène.

[16] Voy. en ce sens, CJCE, 5 février 1963, aff. 26/62, van Gend & Loos N° Lexbase : A5742AU9, EU:C:1963:1 ; CJCE, 19 novembre 1991, aff. C-6/90 et C-9/90, Francovich N° Lexbase : A5783AYT, EU:C:1991:428, pt. 31 ; CJUE, 11 novembre 2021, aff. C-819/19, Stichting Cartel Compensation et Equilib Netherlands N° Lexbase : A76077BD, EU:C:2021:904, pt. 47.

[17] Directive 80/987/CEE du Conseil du 20 octobre 1980, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d'insolvabilité de l'employeur N° Lexbase : L9435AUY, JO L 283, 28 octobre 1980, pp. 23-27.

[18] 386 points.

[19] CJUE, 23 novembre 2021, aff. C-564/19, IS N° Lexbase : A61297CY, ECLI:EU:C:2021:949.

[20] CJUE, 22 février 2022, aff. C-430/21 [RS] N° Lexbase : A75257NZ, EU:C:2022:99, (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle).

[21] CJUE, 18 mai 2021, aff. C‑83/19, C‑127/19, C‑195/19, C‑291/19, C‑355/19 et C‑397/19, Asociaţia Forumul Judecătorilor din România N° Lexbase : A95444RW, EU:C:2021:393.

[22] CJUE, 16 février 2022, aff. C-156/21, Hongrie c/ Parlement et Conseil N° Lexbase : A31347NE, EU:C:2022:97, pt. 232.

[23] Cour constitutionnelle polonaise, 7 octobre 2021, K 3/21.

[24] Austria to take EU to court over 'greenwashing' of gas and nuclear, Euronews, 13 juillet 2022.

[25] Selon le site du WWF, les organisations non-gouvernementales telles que ClientEarth, WWF’s European Policy Office, Transport& Environment (T&E), et BUND (Les Amis de la Terre Allemagne) ont saisi la Cour de Justice de l’UE.

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