La lettre juridique n°939 du 23 mars 2023 : Entreprises en difficulté

[Jurisprudence] Intangibilité du fondement juridique de la déclaration de créance en dehors du délai de déclaration de créance

Réf. : Cass. com., 8 mars 2023, n° 21-22.354, F-B N° Lexbase : A92129GB

Lecture: 11 min

N4787BZC

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Intangibilité du fondement juridique de la déclaration de créance en dehors du délai de déclaration de créance. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/94377741-jurisprudence-intangibilite-du-fondement-juridique-de-la-declaration-de-creance-en-dehors-du-delai-d
Copier

par Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences - HDR à l’Université Côte d’Azur, Membre du CERDP, Directrice du Master 2 Droit des entreprises en difficulté de la faculté de droit de Nice

le 27 Juillet 2023

Mots-clés : déclaration de créance • fondement juridique • modification • nouvelle déclaration de créance • obligation de respecter le délai de déclaration de créance pour modifier le fondement juridique de la déclaration de créance

Le changement de fondement juridique de la créance impliquant une nouvelle déclaration, il en résulte que la cour d'appel ne viole donc pas, par fausse application, l'article L. 622-25 du Code de commerce en jugeant que la SCI ne pouvait substituer une demande fondée sur la responsabilité contractuelle à celle reposant sur la mise en œuvre de l'article 9 des conditions générales du bail, objet exclusif de sa saisine.


 

On sait que la déclaration de créance est traditionnellement analysée par la Cour de cassation comme un acte équivalent à une demande en justice [1]. Celui qui agit en justice doit préciser le fondement de sa demande. C’est pourquoi il apparaît logique, face à cette construction, de décider que celui qui déclare une créance doit préciser le fondement juridique de sa déclaration de créance.

Mais le créancier peut-il modifier le fondement juridique de sa déclaration de créance ? C’est à cette question que répond la Cour de cassation par cet arrêt rendu le 8 mars 2023. Même s’il ne constitue pas une première [2], la clarté de sa motivation présente un intérêt de premier plan.

En l’espèce, le 29 novembre 2012, la SCI A. (la SCI) a donné à bail à la société M. un local situé dans un centre commercial, le contrat prévoyant une livraison du local à une date dont le preneur serait avisé, fixée à deux mois avant la date d'ouverture du centre commercial au public. L'article 9 des conditions générales du bail stipulait que, si le preneur ne se présentait pas à la date prévue ou s'il manifestait sa volonté de ne pas exécuter le bail, il devrait verser au bailleur une indemnité forfaitaire correspondant à trois années de loyer de base, toutes taxes comprises.
La société M. a été mise en redressement judiciaire le 30 avril 2013 et les sociétés Thévenot-Perdereau-Manière-Le Baze et BTSG ont été désignées respectivement administrateur judiciaire avec une mission d'assistance et mandataire judiciaire.
La SCI ayant informé la société M. le 4 juillet 2013 que la livraison du local aurait lieu le 7 août 2013, l'administrateur, en application de l'article L. 622-14 du Code de commerce N° Lexbase : L8845INW, l'a informée le 22 juillet suivant qu'il mettait fin au bail à compter du 31 juillet 2013.
Le 31 juillet 2013, la SCI a déclaré au passif de la procédure collective une créance de 233 220 euros correspondant à la mise en œuvre des stipulations de l'article 9 des conditions générales du contrat de bail. Cette créance a été contestée par le mandataire judiciaire.
Par une ordonnance du 23 septembre 2016, le juge-commissaire a constaté que la contestation, qui portait sur l'interprétation des clauses du bail, était sérieuse et ne relevait pas de sa compétence. En conséquence, elle a invité les parties à saisir dans le délai d'un mois, sous peine de forclusion, le juge compétent. La SCI a, par suite, assigné la société M. devant un tribunal de grande instance en fixation de sa créance.

Dans le cadre de cette instance, la SCI a entendu modifier le fondement juridique de sa déclaration de créance, se prévalant non plus de l’article 9 du contrat, mais de l’engagement de la responsabilité contractuelle du locataire.

La cour d’appel [3] n’a pas accepté cette prétention de voir modifié le fondement juridique de la déclaration de créance, en considérant que cela revenait à déclarer une nouvelle créance, ce qui ne pouvait être effectué qu’à l’intérieur du délai de déclaration de créance.

Le bailleur s’est alors pourvu en cassation en soutenant notamment, ce qui seul nous intéressera ici, que si la déclaration de créance équivaut à une demande en justice, le créancier n'est pas tenu de mentionner le fondement juridique de la créance dès le stade de la déclaration qu'il en fait au passif de son débiteur, et que, s'il en mentionne un, il peut ensuite le modifier sans être tenu d'effectuer une nouvelle déclaration.

La Cour de cassation rejette clairement l’analyse du créancier et, par le fait-même, le pourvoi en jugeant que, puisque la SCI ne pouvait substituer une demande fondée sur la responsabilité contractuelle à celle reposant sur la mise en œuvre de l'article 9 des conditions générales du bail, objet exclusif de sa saisine, la cour d'appel a légalement justifié sa décision.

Le point de départ de la solution retenue par la Cour de cassation, tient à l’analyse qu’elle fait de la nature juridique de la déclaration de créance.

Voici le syllogisme de la cour d’appel, que fait sien la Cour de cassation. Majeure du syllogisme : celui qui agit en justice doit préciser le fondement juridique de sa demande. Or mineure du syllogisme  : selon une solution traditionnelle, la déclaration de créance équivaut à une demande en justice. Conclusion : le créancier doit mentionner dans sa déclaration de créance le fondement juridique de celle-ci.

Certes, et comme le soutenait le créancier, en l’espèce, l’article L. 622-25 du Code de commerce N° Lexbase : L9126L77 qui détaille le contenu d’une déclaration de créance ne mentionne pas le fondement juridique de la déclaration de créance. Mais on fera tout aussi bien observer qu’il n’indique pas davantage que le déclarant doit décliner son identité. Il ne viendrait cependant à personne l’idée de soutenir que le créancier peut déclarer une créance sans indiquer son identité.

Pourquoi ? Tout simplement par ce que l’identité de celui qui agit en justice doit être précisée. C’est, à notre sens la même chose pour le fondement juridique de la déclaration de créance. Parce que la déclaration de créance équivaut à une demande en justice, il faut savoir sur quel fondement la déclaration de créance est effectuée. C’est en réalité une mention de l’essence même de la demande en justice et, puisque la déclaration créance équivaut à une demande en justice, cette précision est de l’essence même de la déclaration de créance.

Observons toutefois que, en l’espèce, la Cour de cassation ne s’est pas explicitement prononcée sur la question de savoir si le fondement juridique de la déclaration créance devait ou non être précisé dans celle-ci. Cela ne nous semble cependant pas douteux.

En l’espèce, le problème se situait ailleurs. Au cours de la procédure de contestation de créance, après qu’eut été soulevée une contestation sérieuse obligeant à saisir un juge compétent pour la trancher, le créancier, changeant son fusil d’épaule, a décidé de modifier le fondement juridique de sa déclaration de créance et il lui a été répondu que cela équivalait à une nouvelle déclaration de créance.

On connait bien ces jurisprudences sur la modification du montant ou de la nature de la déclaration de créance. Les déclarations de créances modificatives sont toujours analysées comme des demandes incidentes. Or, en procédure civile, la demande incidente doit être présentée dans le délai de l’action. C’est pourquoi la Cour de cassation juge que la déclaration modificative ou complémentaire de créance doit être effectuée dans le délai de déclaration de créance [4].

C’est cette même solution qui est ici retenue. Il n’est pas totalement interdit au créancier de modifier le fondement juridique de sa déclaration créance. Mais, s’il le fait, il doit encore être dans le délai de déclaration de créance. À défaut, il est forclos et seule la déclaration de créance initiale, comportant le fondement juridique initial, peut être prise en compte.

En l’espèce, la cour d’appel, approuvée en cela par la Cour de cassation, a rejeté le nouveau fondement juridique de la déclaration de créance, car il équivalait à une nouvelle déclaration de créance, autrement dit à une nouvelle demande en justice.

On ajoutera que si le créancier ne peut modifier le fondement juridique de sa déclaration de créance à l’extérieur du délai de déclaration de créance, cela conduit symétriquement à décider que le juge-commissaire, et plus généralement le juge de la vérification du passif, ne peut admettre une créance sur un fondement autre que celui sur lequel elle a été déclarée.

La Cour de cassation a rendu plusieurs arrêts en ce sens. Elle a ainsi estimé que le créancier ne pouvait faire admettre une créance, qui avait initialement été déclarée sur le fondement d’un engagement d’associé, sur un autre fondement tel celui d’un engagement de caution [5].

La plupart de ces arrêts ont statué sur une problématique de contrat de location. Il a ainsi été jugé que si le bailleur déclare au passif des loyers, il ne peut être admis au passif pour une créance d’indemnité d’occupation [6], cette indemnité étant distincte des loyers.

Réciproquement, il a été jugé que le juge-commissaire ne peut admettre au passif une créance de loyers, alors que le bail n’est plus en cours et que seule était due une indemnité d’occupation, laquelle n’avait pas été déclarée au passif [7].

On ajoutera que le bailleur qui déclare des loyers à échoir ne peut être admis au passif pour une indemnité de résiliation, si les loyers ne deviennent jamais échus parce que le contrat a été résilié. Il lui appartient de déclarer, dans le mois de la résiliation, une indemnité de résiliation, laquelle n’est pas équivalente, sur un plan juridique, à des loyers.

Cette solution, qui apparaît évidente, est pourtant souvent méconnue par les sociétés de crédit-bail ou de locations financières, qui ont tendance à déclarer la « totale », pensant bien faire, alors que leur déclaration est contreproductive [8]. En pratique, une société de crédit-bail déclare le plus souvent les loyers à échoir, mais aussi des loyers échus et parfois même la valeur résiduelle, c’est-à-dire le prix à payer pour lever l’option d’achat. Pourtant, en stricte orthodoxie juridique, le crédit-bailleur ne doit déclarer que les loyers impayés correspondant à une jouissance procurée avant le jugement d’ouverture. Les loyers correspondant à des périodes de jouissance postérieures au jugement d’ouverture et qui seront dus après l’ouverture de la procédure collective ne doivent pas être déclarés : ils ne sont pas nés au jour de l’ouverture de la procédure. Du jugement d’ouverture à l’option sur la continuation du contrat, ces loyers sont des créances postérieures méritantes non soumises à déclaration au passif. Il en est de même si le contrat est continué. Si le contrat est résilié, c’est alors l’indemnité de résiliation qu’il conviendra de déclarer, dans le délai spécialement aménagé à cette fin par le législateur, c’est-à-dire un délai d’un mois qui court à compter de la résiliation.

On mesure donc que la solution retenue par la Cour de cassation n’a rien de nouveau. Elle s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle aujourd’hui bien établie, même si elle est assez méconnue des praticiens. La personne qui déclare une créance au passif doit donc bien prendre garde au fondement juridique sur lequel elle déclare sa créance car elle sait maintenant que, passé le délai de déclaration de sa créance, il sera trop tard pour modifier le fondement juridique de celle-ci.


[1] Cass. com., 14 décembre 1993, n° 93-11.690, publié au bulletin N° Lexbase : A4985CH4

[2] V. ainsi, Cass. com., 13 février 2007, n° 06-11.993, F-D N° Lexbase : A2246DUQ.

[3]  CA Paris, 5-3, 23 juin 2021, n° 19/03051 N° Lexbase : A97224WY.

[4] Cass. com. 4 juill. 2000, n° 97-21.324, inédit  N° Lexbase : A5480CMW ; Cass. com., 7 avril 2004, n° 01-17.601, F-D N° Lexbase : A7457DDK ; Cass. com. 28 septembre 2004, n° 03-11.820, F-D N° Lexbase : A5723DDC.

[5] Cass. com., 13 janvier 2015, n° 13-25.251, F-D N° Lexbase : A4461M94.

[6] Cass. com., 20 mars 2019, n° 17-50.050, F-D N° Lexbase : A8782Y4Z.

[7] Cass. com., 12 juillet 2016, n° 14-28.003, F-D N° Lexbase : A1942RX9, Gaz. Pal., 18 octobre 2016, n° 36, p. 61, note P.-M. Le Corre ; Bull Joly Entrep en diff., novembre/décembre 2016, p. 418, note Fl. Reille ; RTD com., 2017, 425, n° 1, note A. Martin-Serf.

[8] Sur la question, E. Le Corre-Broly, La déclaration de créance du bailleur financier et du crédit-bailleur – L’abus de déclaration peut être dangereux pour la santé financière, Gaz. proc. coll., 2005/1, p. 14.

newsid:484787