La lettre juridique n°939 du 23 mars 2023 : Licenciement

[Focus] Barème « Macron » : exit le contrôle in concreto, place à l’argumentation par chefs de préjudices

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par Farida Khodri, Maître de conférences en droit privé à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, CERCRID UMR CNRS 5137

le 24 Mars 2023

Mots clefs : barème « Macron » • contrôle in concreto • stratégies de dépassement du barème • juridictions du fond • formation des conseillers prud’hommes

L’arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 1er février 2023, dans lequel celle-ci applique à nouveau le barème « Macron » est l’occasion de revenir sur les dernières décisions en la matière, notamment des cours d’appel et sur la réception qu’elles ont de celles du CEDS. Les juges du fond sont-ils rentrés dans le rang en s’alignant sur la jurisprudence de la Cour de cassation, le cas échéant les phénomènes de résistance ont-ils complètement disparu ? L’analyse des arrêts des cours d’appel révèle, d’une part, un contrôle de conventionalité in concreto devenu très résiduel et, d’autre part, une grande sophistication des arguments des avocats en demande de dépassement du barème. Ces deux mouvements qui donnent à voir un nouveau visage du contentieux du licenciement sans cause réelle et sérieuse ne manquent pas d’interroger sur la technicité de l’office du juge prud’homal et sur sa formation.


La saga judiciaire autour du barème d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse, porté par l’article L. 1235-3 du Code du travail N° Lexbase : L1442LKM, toucherait-elle à sa fin ? Dans sa décision publiée le 26 septembre 2022 [1], le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe (CEDS) avait considéré que le plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement injustifié constituait une « violation » de la Charte sociale européenne au motif que le droit à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée, au sens de l’article 24.b de la Charte, ne serait pas garanti.

Cette décision condamnant le barème n’a pas pour autant ébranlé la Cour de cassation, qui imperturbable, persiste dans sa doctrine habituelle. Comme elle l’avait déjà énoncé dans ses avis du 17 juillet 2019 [2], elle a de nouveau pris position en faveur du barème dans deux arrêts de principe rendus le 11 mai 2022, assortis d’un communiqué de presse, en estimant que les dispositions de l’article 24 de la  Charte sociale européenne révisée, ne sont pas d’effet direct en droit interne dans un litige entre particuliers et que son invocation ne peut  dès lors conduire à écarter l’application des dispositions de l’article L. 1235-3 du Code du travail, dans leur rédaction issue de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 N° Lexbase : L7629LGN [3]. Elle a également considéré le barème comme compatible avec l’article 10 de la Convention n° 158 de l’OIT, en ce sens qu’il permettait « raisonnablement l’indemnisation de la perte injustifiée de l’emploi »  [4] et que le juge français ne peut en écarter l’application, même au cas par cas (appréciation dite « in concreto ») au regard de cette convention internationale. Le fait que le CEDS a récemment de nouveau critiqué sa position [5] n’a rien changé puisque la Cour de cassation vient de rendre le 1er février 2023 une décision dans laquelle elle applique une nouvelle fois le barème en cassant l’arrêt d’appel qui avait accordé à une salariée, licenciée injustement pour motif économique, plus que celui-ci ne prévoyait. Elle rappelle que le montant accordé en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse et en l’absence de possibilité de réintégration est compris entre des montants minimaux et maximaux variant en fonction du montant du salaire mensuel et de l'ancienneté exprimée en années complètes du salarié. Dans la mesure où ni la conventionalité du barème, ni sa conformité au droit européen n’ont été évoquées, la Cour de cassation s’est contentée d’appliquer simplement le barème [6] sans revenir sur ce sujet ni sur celui du contrôle selon la situation concrète du salarié.

Ainsi, tout en ne se prononçant pas sur le fond du barème - sa justesse -, elle dit le droit en établissant la conventionalité de celui-ci et l’inapplicabilité de la Charte sociale. Mais est-ce à dire que toute application in concreto du barème serait fatalement retoquée et que les juridictions du fond (CPH et cours d’appel) devraient par conséquent y renoncer ?

L’observation que nous avions faite dans un précédent état des lieux datant de 2022 [7], portant sur le contentieux autour de l’indemnisation du préjudice consécutif à un licenciement sans cause réelle et sérieuse, avait conduit au constat d’une reconnaissance (implicite ou explicite) par les juges du fond de la conventionalité du barème des indemnités de licenciement  et d’une propension à de plus en plus l’appliquer. Nous constations alors la coexistence de trois types de décisions  différentes : celles (peu nombreuses) qui appliquent strictement, voire mécaniquement  le barème sans discussion  aucune sur le caractère adéquat ou non de l’indemnité allouée, celles qui reconnaissent au juge le pouvoir d’écarter l’application du barème si ce dernier [8] ne permet pas une indemnisation appropriée, mais finissent le plus souvent par appliquer le barème au motif que les pièces produites par le salarié ne permettent pas de l’écarter [9] et celles pour qui la conventionalité du barème ne dispense pas le juge d'apprécier qu'il ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits du salarié concerné en lui imposant des charges démesurées par rapport au résultat recherché [10].

L’analyse des décisions rendues par les juridictions du fond dans l’intervalle des différents arrêts de la Cour de cassation validant le barème et depuis les derniers de mai 2022  en particulier révèle deux mouvements complémentaires désormais à l’œuvre dans ce contentieux : d’une part, une baisse très significative du nombre d’affaires dans lesquelles l’inconventionnalité du barème est invoquée avec corrélativement un contrôle in concreto devenu très résiduel (I.) et, d’autre part, le déploiement de stratégies de plus en plus sophistiquées des avocats des salariés pour desserrer quelque peu l’étau du barème (II.).

I. L’application majoritaire du barème

Alors que, pendant longtemps, les stratégies développées par les avocats des salariés consistaient à éviter l’application du barème « Macron » en arguant notamment de son inconventionnalité, les dossiers dans lesquels cet argument est encore avancé sont aujourd’hui de plus en plus rares (A.). En effet, si quelques juges du fond semblent encore faire de la résistance et prennent en compte la situation personnelle des salariés dans certains cas afin d’écarter l’application du barème, de manière générale, le contrôle « in concreto » apparait clairement en perte de vitesse (B.).

A. Une conventionalité globalement « acceptée »

L’étude du contentieux conduit au constat que la jurisprudence de la Cour de cassation semble plutôt suivie par les juges du fond notamment depuis les arrêts du 22 mai 2022. Ainsi, en dépit de la décision très critique du Comité européen des droits sociaux, les juges du fond considèrent majoritairement le barème comme conforme aux textes européens et internationaux. L’analyse des décisions récentes rendues par les cours d’appel délivre cependant plusieurs autres informations utiles. On y apprend, en premier lieu, que si l’argument relatif à « l’inconventionnalité » du barème est encore évoqué avec quelque succès devant les conseillers prud’hommes, il est de moins en moins invoqué devant les cours d’appel. On constate, en second lieu, que le plus souvent les juridictions appliquent systématiquement, mécaniquement, le barème sans justification particulière [11]. Enfin, même lorsque cette invocation a lieu, l’absence de conventionalité du barème est un argument qui ne prospère quasiment plus puisque la quasi-totalité des arrêts de cours d’appel suit l’argumentaire de la Cour de cassation, relatif à la conventionalité du barème et à l’inapplicabilité de la Charte sociale européenne. Les cours d’appel refusent même, lorsqu’elles y sont invitées, de procéder à une appréciation « in concreto » du préjudice subi par le salarié [12]. Certains arrêts se référent d’ailleurs expressément aux décisions de la Cour de cassation du 22 mai 2022. Ainsi, dans un arrêt du 10 janvier 2023, la cour d’appel d’Agen [13] s’exprime ainsi : « par arrêts du 11 mai 2022, la Chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que le barème d'indemnisation du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse n'était pas contraire à l'article 10 de la convention n° 158 de l'Organisation internationale du travail, que le juge français ne peut écarter même au cas par cas, l'application du barème au regard de cette convention internationale et que la loi française ne peut faire l'objet d'un contrôle de conformité à l'article 24 de la Charte sociale européenne, qui n'est pas d'effet direct ». En conséquence, en application de l'article L. 1235-3 du Code du travail, de l'effectif de l'entreprise et de l’ancienneté du salarié, la cour d’appel lui octroie un montant de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse se situant dans la fourchette du barème [14]. D’autres décisions  préfèrent lister les arguments qui rendraient, selon les juges, l’article L. 1235-3 du Code du travail compatible avec les stipulations de l'article 10 de la convention n° 158 de l'OIT [15] comme, par exemple, le fait que le juge peut proposer la réintégration du salarié, le fait que le barème est écarté en cas de nullité du licenciement ou  que ces dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse sont versés en sus des indemnités de rupture (comme l'indemnité de licenciement, l'indemnité compensatrice de préavis et les congés payés afférents).

B. L’abandon de la voie du contrôle de conventionalité in concreto ?

Si très peu de décisions ont maintenu un contrôle in concreto, tel est cependant le cas de la cour d’appel de Douai qui, dans un arrêt très diffusé du 21 octobre 2022, écarte le plafonnement du barème de l’article L. 1235-3, en se livrant à un contrôle de conventionalité « in concreto », au regard de l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT. Elle décide ainsi d’allouer au salarié un montant de dommages-intérêts supérieur à celui prévu par le barème, au motif que le plafond d’indemnisation applicable était insuffisant pour indemniser de manière adéquate le salarié du préjudice résultant de son licenciement abusif, eu égard à son âge (55 ans), ses charges de famille, et ses difficultés pour retrouver un emploi compte tenu de ses problèmes de santé justifiés, de sorte qu’il ne pouvait espérer ni une évolution de carrière, ni un retour à l’emploi [16]. Selon elle, il « devrait revenir au juge de déterminer un montant en dehors des limites du barème au vu des éléments précis de la cause » lorsqu’il ne permet pas une réparation adéquate. L’analyse du contentieux montre que cette cour n’en était pas à son premier essai et qu’elle avait déjà considéré, dans un arrêt postérieur aux arrêts de la Cour de cassation du 22 mai 2022 [17], que le plafonnement imposé par les dispositions de l’article L. 1235-3 du Code du travail « ne s'impose au juge que s'il ne porte pas une atteinte de façon disproportionnée aux droits du salarié, compte tenu des conséquences de son licenciement sur sa situation personnelle, et permet à ce dernier de bénéficier d'une réparation appropriée de son préjudice. Elle avait cependant, en l’espèce, fini par appliquer le barème le salarié n’apportant pas la preuve d’une telle disproportion.

La recherche dans le contentieux montre d’autres jugements et arrêts d’appel ayant parfois marqué leur faveur pour le contrôle in concreto [18]. Ainsi, le conseil de  prud’hommes de Clermont-Ferrand a, le 7 février, à son tour écarté l’application du barème, en se basant sur l’article 24 de la Charte sociale européenne et l’article 10 de la convention OIT n°158, qui prévoient qu’un salarié injustement licencié a droit à une réparation adéquate de son préjudice [19]. Dans cette décision qui mettait elle aussi en avant les décisions du CEDS et du conseil d’administration de l’OIT qui ont toutes les deux condamné le barème français, les conseillers prud’hommes ont estimé que « plusieurs éléments concourent au dépassement du plafond, ce dernier interdisant une juste indemnisation du préjudice subi par la salariée ».

De même, dernièrement encore, la cour d'appel de Grenoble vient également d’écarter l’application du barème dans un arrêt du 16 mars 2023 [20], en se fondant sur un raisonnement passablement original basé notamment sur l’article 10 de la convention n° 158 de l’OIT.  Selon elle, le Gouvernement français n’a pas respecté, comme il y était tenu, les préconisations faites par le conseil d’administration de l’OIT lors de sa 344ème session qui l’invitait à s’assurer, par des examens réguliers, que les « paramètres d’indemnisation prévus par le barème, permettent dans tous les cas une réparation adéquate du préjudice subi pour licenciement abusif ». Or, la cour relève que, depuis leur entrée en vigueur en 2017, les barèmes n’ont fait l’objet d’aucune évaluation, « de sorte qu’il manque une condition déterminante pour que les barèmes […] puissent trouver application ». Elle les écarte, dès lors, « purement et simplement » et accorde à une salariée, avec une ancienneté de neuf ans, 12 mois de salaires en guise de dommages-intérêts, là où le plafond du barème prévoit neuf mois de salaire.

Il est cependant évident que la plupart des cours d’appel suivent la Cour de cassation dans son application stricte du barème et appréhendent désormais majoritairement l’office du juge comme devant se limiter à apprécier la situation concrète du salarié pour déterminer le montant de l’indemnité due dans la fourchette du barème. D’ailleurs, si la plupart des arrêts refusent le contrôle de conventionalité in concreto au motif que le barème fixé par l'article L. 1235-3 du Code du travail permet de réparer le préjudice par une indemnisation adaptée, adéquate et appropriée, certains  s’inscrivent  ostensiblement et strictement dans le sillage des arrêts de la Cour de cassation du 11 mai 2022, en s'appuyant explicitement sur ces arrêts pour refuser d'écarter le barème, ou d'effectuer un contrôle de conventionalité in concreto.
Tel est par exemple le cas de la cour d’appel de Toulouse qui, dans un arrêt du 1er juillet 2022, a considéré qu’« il convient de faire application du barème d'indemnisation, la Chambre sociale de la Cour de cassation ayant par deux arrêts du 11 mai 2022, jugé le barème conforme à l'article 10 de la convention n° 158 de l'OIT […]. Ces décisions précisent l'impossibilité pour les juges français de déroger, même au cas par cas, à l'application du barème au regard de cette convention internationale » [21]. Enfin, pour justifier l’application du barème, d’autres juridictions vont même jusqu’à avancer l’argument  d’une atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la loi, garanti à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789 [22].

Parallèlement, de nouveaux fondements juridiques sont désormais mobilisés pour contester l’application stricte des barèmes.

II. La « découverte » de nouveaux fondements et chefs de préjudice en vue de compléter le barème

Le quasi-assèchement de la voie du contrôle in concreto s’est accompagné d’un affûtage des raisonnements des avocats de salariés qui, désormais, tentent d’obtenir ailleurs ce qu’ils ne peuvent plus obtenir du fait de l’existence du barème (A.). Ce nouveau système de contestations du barème, basé sur la nullité et sur la multiplication des demandes, donne au contentieux devant les conseils de prud'hommes et les cours d’appel une toute autre physionomie (B.).

A. Le déploiement de stratégies alternatives pour contourner le barème

Ainsi que le préconisait l’argumentaire actualisé du Syndicat des avocats de France (SAF), les avocats de salariés semblent peu à peu abandonner le terrain du débat autour du barème pour d’autres tactiques juridiques consistant à envisager, pour chaque affaire, tous les fondements juridiques susceptibles d’être mobilisés pour augmenter les indemnités des salariés qu’ils défendent, en obtenant l’indemnisation d’autres préjudices que celui résultant, stricto sensu, d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

L’un des moyens le plus utilisé pour contourner la barémisation consiste, avec plus ou moins de succès, à invoquer la nullité de la rupture. Aux termes de l’article L. 1235-3-1 du Code du travail, la nullité a pour effet, d’une part, d’ouvrir droit, au profit du salarié, à une indemnité minimum de 6 mois de salaire à titre de dommages-intérêts et, d’autre part, de permettre au juge d’évaluer le préjudice subi par le salarié licencié sans avoir à se référer à un quelconque barème. Ainsi, les demandes de licenciement nul fondées sur la violation d’une liberté fondamentale, comme la liberté d’expression ou la discrimination, semblent se multiplier [23]. De même, les demandes fondées sur le harcèlement moral [24], arguant d’un licenciement d’un salarié protégé en raison de son mandat, ou d’un licenciement en lien avec la maternité ou en raison d’un congé de maternité ou d’adoption semblent plus nombreuses qu’avant, etc... Il faut également noter que la même affaire comprend souvent l’énoncé de plusieurs chefs de préjudices concomitants [25]. Par exemple, le salarié peut invoquer tout à la fois : une discrimination sur l'accès à la formation, à raison du sexe, un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité à cet égard et une déloyauté dans l'exécution de son contrat de travail [26].

En plus de la multiplication des demandes basées sur la nullité, on assiste à la mobilisation de nouveaux et très divers chefs de préjudices qui semblent mis en avant de façon plus systématique qu’avant. L’objectif ici n’est plus de contester l’application du barème, mais de tenter de « glaner » tous azimuts la réparation d’une multitude de préjudices accessoires, en passant au crible les obligations et/ou manquements possibles de l’employeur. Afin d’augmenter le quantum de la réparation totale versée au salarié, les avocats s’intéressent ainsi systématiquement aux heures supplémentaires non payées [27] et demandent parfois corrélativement une condamnation pour travail dissimulé [28] ou pour charge de travail excessive. Ils ont pu également invoquer le non-respect de l'obligation de sécurité de résultat [29], la déloyauté dans l'exécution du contrat de travail [30], la nullité des forfaits-jours pour demander un nombre conséquent d’heures supplémentaires [31], des inégalités de traitement et en conséquence un rappel de salaires, voire le préjudice découlant de l’absence de formation [32] ou d’entretien professionnel [33]. Enfin, fait qui n’est sans doute pas étranger au jeu du barème, les actions en faute inexcusable se développent pour les salariés licenciés pour inaptitude [34], notamment les actions recherchant l’origine professionnelle d’une inaptitude qui n’est pas prise en charge par la CPAM.

B. Le nouveau visage du contentieux autour du licenciement sans cause réelle et sérieuse

On le voit, loin d’être source de sécurité juridique, la mise en place du barème conduit les salariés et leurs avocats à affûter leurs armes et à sophistiquer leurs raisonnements à travers une analyse scrupuleuse et pointilleuse de la situation de chaque salarié à la recherche de manquements de la part de l’employeur qui, jusqu’ici, pouvaient paraître accessoires. Ces nouvelles stratégies risquent de complexifier encore davantage la tâche des juges qui doivent désormais vérifier tous les arguments un à un avant de trancher. Et bien évidemment, ce nouveau type de contentieux, de plus en plus technique, ne peut être qu'une source de lenteurs supplémentaires dans le traitement de litiges.

Un autre moyen à disposition des avocats des salariés consiste à solliciter systématiquement du juge la fixation d’intérêts moratoires tant pour les créances légales et conventionnelles (dites déclaratives) que pour les créances indemnitaires, visant à réparer le ou les préjudices subis par le salarié. En effet, conformément aux dispositions de l’article 1231-6 du Code civil N° Lexbase : L0618KZW, les créances salariales déclaratives sont assorties d'intérêts au taux légal à compter de la réception par le défendeur de la convocation à comparaître devant le bureau de conciliation du conseil de prud'hommes [35]. Cependant, selon l’article 1231-7 du Code civil N° Lexbase : L0619KZX, les dommages et intérêts, ou indemnités pour préjudice, qualifiés de créances indemnitaires, ne produisent des intérêts moratoires qu'à compter du jour du prononcé du jugement, sauf si le juge en a décidé autrement. Le juge possède, en effet, en vertu de l'article 1231-7 précité, une liberté pour fixer le point de départ des intérêts, la seule limite étant que la fixation du point de départ ne peut être antérieure à la naissance du préjudice. Quelle que soit la source des sommes dont il s’agit, il peut être intéressant de demander la fixation de ces intérêts qui représentent souvent un montant non négligeable, mais qui est parfois négligé.

Enfin, les demandes systématiques d’indemnisation au titre du remboursement des indemnités chômage ou d’astreinte font florès (voir les décisions précitées) et, après vérification, certains avocats de salariés vont jusqu’à demander des dommages et intérêts pour reversement tardif des indemnités journalières au titre de la prévoyance [36]... Cependant, la suggestion faite par des auteurs de mobiliser la voie de l’abus de droit pour dépasser une application sèche du barème et obtenir réparation de l’intégralité du préjudice, lorsque la décision de licencier le salarié est grossièrement abusive [37], ne semble jusqu’ici que très rarement utilisée par les plaideurs et lorsqu’elle l’est, c’est le plus souvent sans succès [38].

Cette technicité de plus en plus poussée du contentieux prud’homal, qui ne date pas d’aujourd’hui, mais qui a été accentuée par la mise en place du barème d’indemnisation et par les stratégies pour l’éviter ou le compléter, remet sur la table la nécessité d’accentuer la formation juridique des conseillers prud’hommes. Ces juges non professionnels du droit, « recrutés » pour leur connaissance du monde du travail, mais dont l’activité juridictionnelle de plus en plus technique et complexe implique une formation juridique de plus en plus approfondie et qui doit être au surplus sans cesse renouvelée, en raison de l’évolution constante et rapide du droit du travail.


[1] CEDS, décision, 26 septembre 2022.

[2] Ass. plén., 17 juillet 2019, n° 19-70.010 N° Lexbase : A4509ZK9 et n° 19-70.011 N° Lexbase : A3530ZKX.

[3] Cass. soc., 11 mai 2022, n° 21-15.247, FP-B+R N° Lexbase : A56217W4.

[4] Cass. soc., 11 mai 2022, n° 21-14.490, FP-B+R N° Lexbase : A56507W8.

[5] CEDS, 5 juillet 2022, Réclam. coll. n° 175/2019, publié le 30 novembre 2022.

[6] Soc. 1er février 2023, n° 21-21.011

[7] F. Khodri, Mise en œuvre concrète du barème encadrant l’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse : état des lieux, Lexbase Social, janvier 2022, n° 891 N° Lexbase : N0134BZY.

[8] Eu égard à la situation personnelle du salarié et à l’existence d’autres préjudices non couverts par le barème. 

[9] CA de Grenoble 02-12-2021, n° 19/03519

[10] Voir par exemple en ce sens : CA Chambéry, 23 novembre 2021,  n° 20/01147 , CA PARIS, 16 mars 2021 n° 19/08721.

[11] Voir par exemple : CA Amiens, 2 mars 2023, n° 22/01437 N° Lexbase : A85599G4 ; CA Toulouse, 6 janvier 2023, n° 21/02522 N° Lexbase : A740387C ; CA Bastia, 1er février 2023, n° 21/00130 N° Lexbase : A87269BS ; CA Paris, 15 février 2023, n° 18/10377 N° Lexbase : A73419DA ; CA Paris, 23 février 2023, n° 20/00431 N° Lexbase : A97129EG ; CA Paris, 15 février 2023, n° 18/10384 N° Lexbase : A65889DD ; CA Paris, 2 février 2023, n° 19/11023 N° Lexbase : A90569BZ ; CA Aix-en-Provence, 24 février 2023, n° 19/15499 N° Lexbase : A33999GY ; CA Amiens, 2 mars 2023, n° 22/00792 N° Lexbase : A89689GA ; CA Rennes, 26 janvier 2023, n° 19/08177 N° Lexbase : A64179AW ; CA Poitiers, 25 janvier 2023, n° 21/00622 N° Lexbase : A52069A3 ; CA Douai, 27 janvier 2023, n° 21/01112 N° Lexbase : A55239CK ; CA Douai, 21 octobre 2022, n° 19/02154 N° Lexbase : A683384T ;  CA Toulouse, 14 octobre 2022, n° 21/00380 N° Lexbase : A51438UZ.

[12] Voir par exemple : CA Paris, 21 février 2023, n° 20/07142 N° Lexbase : A66609EE ; CA Versailles, 2 mars 2023, n° 20/02383 N° Lexbase : A23939H4 ; CA Grenoble, 2 mars 2023, n° 21/01667 N° Lexbase : A23699H9 ; CA Agen, 10 janvier 2023, n° 21/00719 N° Lexbase : A126888H ; CA Riom, 17 janvier 2023, n° 20/01002 N° Lexbase : A678989C ; CA Pau, 5 janvier 2023, n° 21/00064 ; CA Chambéry, 10 janvier 2023, n° 21/01052 N° Lexbase : A854387K ; CA Paris, 15 février 2023, n° 20/07205 N° Lexbase : A72159DL ; CA Douai, 27 janvier 2023, n° 19/01137 N° Lexbase : A51449CI ; CA Paris, 1er février 2023, n° 20/00290 N° Lexbase : A56029B4 ; CA Caen, 2 février 2023, n° 21/02512 N° Lexbase : A03179CQ ; CA Paris, 15 février 2023, n° 20/07205 N° Lexbase : A72159DL ; CA Paris, 16 novembre 2022, n° 20/04065 N° Lexbase : A07988U4 ; CA Reims, 14 décembre 2022, n° 21/01855 N° Lexbase : A369983E.

[13] CA Agen, 10 janvier 2023, n° 21/00719 N° Lexbase : A126888H.

[14] Voir aussi : CA Chambéry, 10 janvier 2023, n° 21/01052 N° Lexbase : A854387K ; CA Riom, 17 janvier 2023 n° 20/01002 N° Lexbase : A678989C.

[15] Voir par exemple : CA Paris, 15 février 2023, n° 20/07205 N° Lexbase : A72159DL.

[16] CA Douai, 21 octobre 2022 n° 1736/22 N° Lexbase : A90208RI.

[17] CA Douai, 30 août 2022, n° 21/00062 N° Lexbase : A742784T.

[18] Voir par exemple : CPH Rouen, 30 mai 2022, n° 20/00009 ;  CA Grenoble, 9 juin 2022, n° 20/0912 ; CA Rouen, 9 juin 2022, n° 19/04661 N° Lexbase : A176177D.

[19] CPH Clermont-Ferrand, 7 février 2023, n° 19/000 506 et n° 22/00158.

[20] CA Grenoble, 16 mars 2023, n° 21/02048 N° Lexbase : A97669IK.

[21] CA Toulouse, 1er juillet 2022, n° 20/02914 N° Lexbase : A06928AU.

[22] En ce sens, voir : CA Aix-en-Provence, 24 février 2023, n° 19/08024 N° Lexbase : A36049GL.

[23] Pour des exemples de discrimination en raison de l’état de santé : CA Nîmes, 17 janvier 2023, n° 20/01496 N° Lexbase : A594489Z ; CA Rennes, 1er décembre 2022, n° 20/04701 N° Lexbase : A56158XA ou de discrimination dans l’accès à la formation, à raison du sexe : CA Paris, 1er mars 2023, n° 20/07201 N° Lexbase : A73849GL.

[24]  Voir par exemple : CA Bordeaux, 16 novembre 2022, n° 19/04072 N° Lexbase : A27268YM.

[25] Voir en ce sens : CA Aix-en-Provence, 27 janvier 2023, n° 19/04293 N° Lexbase : A20499BI ; CA Nîmes, 17 janvier 2023, n° 20/01496 N° Lexbase : A594489Z.

[26]  Pour ne prendre qu’un exemple parmi ceux cités, voir : CA Paris, 1er mars 2023, n° 20/07201 N° Lexbase : A73849GL.

[27] Voir par exemple : CA Versailles, 2 mars 2023, n° 20/02383 N° Lexbase : A23939H4.

[28] En ce sens, voir par exemple : CA Nîmes, 17 janvier 2023, n° 20/01496 N° Lexbase : A594489Z.

[29]  Voir par exemple : CA Grenoble, 2 mars 2023, n° 21/01657 N° Lexbase : A23389H3 ; CA Bordeaux, 16 novembre 2022, n° 19/04072 N° Lexbase : A27268YM.

[30] CA Versailles, 2 mars 2023, n° 20/01661 N° Lexbase : A92307HC.

[31] CA Bourges, 3 mars 2023, n° 22/00744 N° Lexbase : A15009HZ ; CA Bourges, 3 mars 2023, n° 22/00223 N° Lexbase : A15639HD ; CA Paris, 2 mars 2023, n° 20/00427 N° Lexbase : A88099GD.

[32] CA Paris, 22 février 2023, n° 19/11168 N° Lexbase : A71299ER.

[33] CA Versailles, 6 avril 2022, n° 20/02657 N° Lexbase : A46627SH.

[34] CA Grenoble, 23 février 2023, n° 21/01383 N° Lexbase : A07189GP.

[35] Voir en ce sens : CA Paris, 16 novembre 2022, n° 20/04065 N° Lexbase : A07988U4.

[36] Voir par exemple : CA Douai, 21 octobre 2022, n° 19/02154 N° Lexbase : A683384T.

[37] E. Dockès, Le licenciement abusif ou comment dépasser les barèmes Macron malgré les arrêts du 11 mai 2022, Droit ouvrier, septembre 2022, p. 349.

[38]  Voir par exemple : CA Amiens, 11 janvier 2023, n° 21/05329 {"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 92388480, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "CA Amiens, 11-01-2023, n\u00b0 21/05329, Infirmation partielle", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A3311887"}}.

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