La lettre juridique n°929 du 5 janvier 2023 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Acte anormal de gestion et réintégration de commissions dans les bénéfices imposables à l’IS

Réf. : CAA Nancy, 10 novembre 2022, n° 20NC02550 N° Lexbase : A42158SW

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N3761BZC

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public (IDPS) - Université de Paris XIII

le 06 Janvier 2023

Mots-clés : EURL • impôt sur les sociétés • bénéfices imposables • acte anormal de gestion • déficit reportable

Une EURL – ayant pour activité la conception, la vente, l’installation et l’entretien d’appareils de climatisation – est confrontée à une proposition de rectification sur le fondement de l’article L. 55 du LPF N° Lexbase : L5685IEB. L’administration procède à la réintégration – dans les bénéfices imposables à l’IS – des commissions versées à une société de consulting. Ces commissions - versées sur le fondement d’un contrat d’agent commercial – sont qualifiées d’acte anormal de gestion. L’EURL n’accepte pas les rectifications proposées ; la Commission départementale des impôts directs émet un avis favorable aux redressements. Le supplément d’IS – assorti de la pénalité pour manquement délibéré - est mis en recouvrement. Après rejet de la réclamation préalable de la société, saisine du TA de Strasbourg il y a : celui-ci ne fait pas droit à la demande des requérants visant à la décharge de l’imposition supplémentaire et au rétablissement du déficit reportable.


 

Devant la CAA de Nancy, l’EURL développe une double argumentation à l’appui de ses prétentions. Premièrement, elle estime que la décision d’externaliser son service commercial relève de sa liberté de gestion, liberté que l’administration ne saurait jauger et juger (cf. le principe de libre administration des entreprises). Une fois ce rappel théorique opéré, le propos de la requérante porte sur le fardeau probatoire : l’administration ne rapporte pas la preuve que les sommes versées à la société de consulting relèvent d’une gestion commerciale anormale. Les arguments de l’administration – cf. le fameux faisceau d’indices – ne démontrent pas l’absence d’intérêt d’avoir recours à la société de consulting. Or, le démarchage de nouveaux clients est essentiel pour l’activité économique ; il suffit de se rapporter à l’évolution du chiffre d’affaires pour entrevoir l’utilité des prestations émanant de la société de consulting. Secondement, l’EURL récuse l’argumentation de l’administration s’agissant des fonctions assumées par les deux personnes ayant touché les commissions ; elles n’assument aucune fonction commerciale, possèdent uniquement des attributions techniques (cf. leur contrat de travail). Avec ces contrats, rémunération au forfait jour il y a ; les deux intéressés ne sont donc pas empêchés de développer une activité commerciale au sein de la société de consulting.

La CAA de Nancy rejette la demande de l’EURL dans sa décision du 10 novembre 2022. Certes, le juge d’appel retient que l’EURL a justifié du principe même de la déductibilité des bénéfices des commissions litigieuses. Certes, elle peut augmenter les rémunérations de ses deux cadres par le truchement d’une externalisation de leurs attributions commerciales au sein d’une société tierce recevant des commissions. Cependant, l’EURL ne peut pas déduire les sommes versées : car les prestations visées ont été effectuées dans le cadre de contrats de travail la liant elle et ses cadres, et non la société de consulting elle-même. Il s’ensuit que le versement des commissions ne relève pas d’une gestion commerciale normale ; l’administration peut réintégrer les sommes en question dans les bénéfices imposables de l’EURL.

Voyons plus en détail le cheminement herméneutique adopté par le juge. Celui-ci fait tout d’abord lecture de l’article 39 (1) du CGI N° Lexbase : L3894IAH, applicable pour la détermination de l’IS sur le fondement de l’article 209 du CGI N° Lexbase : L6979LZI : le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, notamment « les frais généraux de toute nature ». Puis, la CAA de Nancy s’attarde longuement sur la question de la charge de la preuve. Il revient au contribuable de justifier du montant des créances de tiers/d’amortissements/de provisions/de charges qu’il souhaite déduire du bénéfice net (cf. CGI, art. 38 N° Lexbase : L5626MAM). De même, revient-il au contribuable de justifier de toute correction de leur inscription en compatibilité, à savoir du « principe même de leur déductibilité ». Cette obligation découle d’un principe rappelé par le juge : « les éléments de preuve qu’une partie est seule en mesure de détenir » ne peuvent être réclamés qu’à cette dernière. Quant aux charges, la justification est apportée par le contribuable dès lors : qu’il produit des « éléments suffisamment précis » portant sur leur nature … qu’il démontre l’existence et la valeur de la contrepartie obtenue. Si le contribuable est en mesure d’apporter de tels éléments à l’appui de ses assertions, le fardeau probatoire se déplace et vient peser sur les épaules fiscales de l’administration : il appartient en effet à cette dernière de prouver la non-déductibilité par nature des charges litigieuses, l’absence de contrepartie, l’existence d’une contrepartie dépourvue d’intérêt, ou encore l’existence d’une rémunération excessive. Dans l’hypothèse où une entreprise déduit en charge une dépense supportée, l’administration peut lui demander de fournir tous les éléments pouvant justifier la réalité et la valeur des prestations. La CAA de Nancy rappelle que le seul fait que le contribuable ne réponde pas suffisamment aux demandes de l’administration ne suffit pas « à fonder en droit la réintégration de la dépense litigieuse ». Il revient à l’administration de fournir au juge toutes les données démontrant la pertinence de ses prétentions, à savoir le caractère non déductible de la dépense.

Reste à cogiter sur la notion de gestion commerciale normale et son Janus négatif : l’acte anormal de gestion. Le bénéfice imposable à l’IS est celui provenant des opérations de toute nature (cf. CGI, arts. 38 et 209 visés en amont), « à l’exception de celles qui en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion commerciale normale ». Quant à l’acte anormal de gestion, il s’entend comme l’acte par lequel une entreprise s’appauvrit « à des fins étrangères à son intérêt ». L’administration – qui doit apporter la preuve des faits sur lesquels elle se fonde pour soutenir la thèse de l’anormalité d’un acte de gestion – est « réputée apporter cette preuve si l’entreprise ne justifie pas avoir bénéficié de contreparties en retour. Par le truchement de cette formule – circulaire et vicieuse – le juge fait en réalité peser le fardeau probatoire sur les épaules du contribuable.

Dans l’espèce qui nous intéresse, l’EURL déduit de ses bénéfices les sommes de 32 765, 44 euros et de 105 461,55 euros (HT) à titre de commissions. Celles-ci ont été versées à une société de consulting en rémunération de prestations d’agent commercial. Ces commissions ont été versées à la suite de ventes qui ont bien été conclues ; elles ne sont aucunement fictives. Le juge arrive à cette conclusion dans la mesure où l’EURL a produit nombre d’éléments à l’appui de ses écritures. Elle a donc justifié le principe même de la déductibilité – de ses bénéfices - des commissions. En effet, l’EURL a produit des factures établies par son fournisseur (avec détail de chaque commission) ; elle a encore produit le contrat d’agence commerciale conclu avec la société de consulting (exclusivité, pour cette dernière, de représentation commerciale pour tous ses produits et prestations). Quant à la convention elle-même, elle dispose que : l’agent commercial est rémunéré par une commission égale à 5 % de chaque vente (HT) de produits et prestations conclue avec des anciens clients … l’agent commercial est rémunéré par une commission égale à 8 % (HT) conclue avec de nouveaux clients. Au regard de l’ensemble de ces éléments, il appert qu’il y a justification du principe même de la déductibilité des commissions.

Cependant néanmoins, toutefois… comment ne pas relever – ce que la CAA fait aussitôt – que les prestations de commercialisation fournies par la société de consulting ont été « matériellement assurées par MM. C… et B… ? Or, ces deux personnes – associés fondateurs de la société de consulting – sont également salariées de l’EURL et anciens cadres d’entreprises dont la société requérante avait acquis la clientèle ». Après ce constat, le juge détaille les contrats de travail au cœur du litige : M. B… a été recruté (CDI) en qualité de technico-commercial Niveau VIII à temps complet (salaire mensuel brut de 6556, 06 euros), M. C… a été recruté (CDI) en qualité de technico-commercial/responsable administratif Niveau VIII (identique salaire). Reste qu’à la lecture de l’organigramme de l’EURL, les fonctions de directeur commercial sont exercées par M. B… tandis que les fonctions directeur technique sont assumées par M. C… Certes, ledit organigramme a fait l’objet d’une modification : M. B… devient directeur technique climatisation et M. C… devient directeur technique chauffage. Certes, les avenants à leur contrat indiquent qu’ils exercent de tels emplois à l’exclusion de toute autre fonction. Certes, l’EURL déclare et répète que les intéressés exercent uniquement des attributions techniques en matière de chauffage et climatisation. Cependant, derrière la norme transparaît – tel un palimpseste fonctionnel – la réalité des tâches assumées : MM. B… et C… assument également d’évidentes fonctions commerciales, à savoir démarcher et recruter de nouveaux clients. Grattant le palimpseste, la CAA estime ainsi que la version de l’EURL n’est pas crédible. Tout d’abord, il aura fallu la pressante demande du vérificateur pour que la société révèle des documents attestant l’affectation exclusive des salariés à des fonctions techniques. Il n’est jamais bon que le juge mette en exergue un passé synonyme de réticence documentaire quand survient un contrôle… Surtout, l’argumentation de l’EURL – les deux agents disposaient d’un temps suffisant pour assumer leurs fonctions commerciales au sein de la société de consulting – ne convainc pas la CAA. Il suffit de se rapporter – cf. le travail du vérificateur - aux plannings de travail des MM. B… et C… : ceux-ci continuent d’assurer au sein de la société de consulting leurs fonctions commerciales et d’assumer leurs attributions techniques « dans les mêmes conditions pour lesquelles ils avaient été recrutés ».

La CAA ne prétend pas remettre en cause la liberté d’agir de l’EURL : par une décision de gestion dont elle est entièrement maître, elle peut assurer une augmentation des rémunérations de ses salariés. Il lui est loisible de le faire non par le truchement de salaires mais via « une externalisation de leurs attributions commerciales au sein d’une société tierce à laquelle elle a versé des commissions ». Aucun souci quant à l’institutionnalisation de ce processus. Mais l’EURL ne saurait prétendre déduire les sommes versées aux deux agents à partir du moment où les prestations sont effectuées « dans le cadre de contrats de travail qui les liaient à elle » et non pas par la société de consulting.

Au regard de l’ensemble des éléments rapportés, l’administration est réputée apporter la preuve que le versement des commissions ne s’apparente pas à une gestion commerciale normale. Réintégration des sommes correspondantes dans les bénéfices imposables de l’EURL il pouvait donc y avoir.

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