Réf. : Cass. crim., 9 novembre 2022, n° 21-85.655, FP-B N° Lexbase : A12898SK
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par Francis Habouzit, Maître de conférences, Institut de recherche juridique de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
le 04 Janvier 2023
Mots-clés : délai raisonnable • procès équitable • droits de la défense • principe du contradictoire • nullité • fonctionnement défectueux du service public
Cet arrêt de la Chambre criminelle rappelle fermement que le dépassement du délai raisonnable est sans incidence sur la validité de la procédure. Dès lors, la juridiction de jugement ne peut se dispenser d’examiner l’affaire au fond. Le juge doit en revanche prendre en compte, lors de l’examen du bien-fondé de l’accusation, la durée déraisonnable du procès et ses éventuelles conséquences sur l’équité de la procédure.
À l’instar de Beccaria, louant dans son célèbre opuscule les vertus de la « promptitude du châtiment [1] », la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) « souligne l’importance qui s’attache à ce que la justice ne soit pas rendue avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité [2] ». Si l’article préliminaire du Code de procédure pénale N° Lexbase : L1305MAL prescrit qu’« il doit être définitivement statué sur l’accusation […] dans un délai raisonnable », ce n’est donc pas pour la seule protection des personnes mises en cause, comme semble pourtant le concevoir la Chambre criminelle, dans un arrêt du 9 novembre 2022 [3].
À la suite d’un signalement de la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes – faisant état de soupçons de l’existence de commissions versées par une société au président du syndicat intercommunal, pour obtenir le renouvellement d’une délégation de service public –, une information judiciaire est ouverte par le procureur de la République le 26 juin 2002 des chefs de corruption et trafic d’influence. Ces poursuites sont ensuite étendues à des faits de recel, d’abus de biens sociaux et complicité de ce délit, ainsi que favoritisme et entente, recel de ces infractions, faux et usage de faux. Enfin, le 27 juin 2005, le juge ordonne la jonction de cette instruction avec l’information ouverte le 23 janvier 2003 du chef d’abus de biens sociaux impliquant une autre société.
Après la mise en examen de six personnes, dont l’une est décédée en 2019, le juge d’instruction a rendu une ordonnance de renvoi pour qu’elles soient jugées pour complicité de corruption active, recel, abus de biens sociaux, faux et usage. La juridiction de première instance, par un jugement du 11 janvier 2021, a annulé les actes d’enquête et d’information judiciaire ayant conduis au renvoi, en considérant que seule la nullité de l’entière procédure constitue une sanction effective de la violation du droit à un procès équitable [4]. À la suite d’un appel du ministère public et des parties civiles, la cour d’appel a quant à elle prononcé l’annulation partielle des poursuites, dans un arrêt du 15 septembre 2021, et ordonné le renvoi à une audience ultérieure des deux prévenus pour les faits ne relevant pas du volet corruption de l’affaire [5]. Les juges d’appel ont en effet choisi de sanctionner procéduralement la durée déraisonnable du procès, au motif que les deux décennies écoulées depuis la mise en mouvement de l’action publique auraient irrémédiablement affecté l’équité du procès. Ils soulignent d’abord, qu’en raison du dépassement du délai raisonnable de la procédure, deux des prévenus n’ont plus les capacités physique et intellectuelle de participer à leur procès, de prendre part au débat contradictoire et d’exercer leurs droits de la défense, y compris avec l’assistance de leurs avocats. Ensuite, la cour d’appel ajoute qu’il découle de cette situation, et du décès de l’une des personnes mises en examen, l’impossibilité pour l’ensemble des parties de bénéficier d’un débat contradictoire et d’exercer de manière effective leurs droits de la défense.
Le procureur général près la cour d’appel et les deux prévenus poursuivis pour abus de biens sociaux, de recel, de faux et d’usage, se pourvoient en cassation. Pour sa part, le procureur général fait grief à l’arrêt d’avoir partiellement annulé les poursuites et estime que la cour d’appel a violé les articles préliminaire N° Lexbase : L1305MAL, 437 N° Lexbase : L3445IGP, 591 N° Lexbase : L3975AZA, 593 N° Lexbase : L3977AZC et 802 N° Lexbase : L4265AZY du Code de procédure pénale. Considérant dans une première branche l’alinéa 5 du III de l’article préliminaire relatif au délai raisonnable comme une recommandation, il argue d’abord que sa méconnaissance « ne porte pas nécessairement atteinte aux principes de fonctionnement de la justice pénale et aux droits de la défense et ne compromet pas irrémédiablement l’équité du procès et l’équilibre des droits des parties [6] ». Il ajoute que, dans tous les cas, sa méconnaissance ne saurait avoir une incidence directe sur la validité des procédures. Dans une seconde branche, il affirme ensuite que « que l’impossibilité pour la cour d’appel d’interroger personnellement des témoins à charge ou des co-prévenus ou de permettre aux parties de les interroger ou de les faire interroger n’est pas de nature à entraîner la nullité de la procédure et ne porte pas nécessairement atteinte au respect des droits de la défense [7] ».
Quant aux prévenus, ils font bien entendu grief à l’arrêt de les avoir renvoyés pour qu’ils soient jugés. Ils considèrent que la cour d’appel a violé l’article 6 de la Convention N° Lexbase : L7558AIR ainsi que les articles 591 et 593 du Code de procédure pénale, en retenant qu’ils pouvaient exercer leurs droits de la défense de manière effective, malgré l’atteinte au droit à être jugé dans un délai raisonnable, et alors qu’ils ne sont pas en mesure d’interroger des témoins et mis en cause.
Dans cette affaire, la Cour de cassation était amenée à se prononcer sur l’incidence du dépassement du délai raisonnable sur la validité de la procédure, dans l’hypothèse où cette violation de l’article 6 aurait privé les prévenus d’un procès équitable. Le pourvoi du procureur général près la cour d’appel s’efforce toutefois de dissocier la question du droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable de celle des autres garanties procédurales. D’un côté, il est demandé à la Cour si la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable porte nécessairement atteinte aux droits procéduraux des parties, si elle compromet définitivement l’équité du procès et si la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable peut affecter directement la validité des procédures ? De l’autre, l’impossibilité d’interroger des témoins et des prévenus porte-t-elle nécessairement atteinte aux droits de la défense et une telle atteinte est-elle de nature à fonder l’annulation de la procédure ?
Au visa de l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme, préliminaire et 802 du Code de procédure pénale, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel en toutes ces dispositions, sauf celles ayant ordonné le renvoi de certains prévenus. La Chambre criminelle, réunie en formation plénière, rappelle que le dépassement du délai raisonnable ne peut conduire à l’annulation de la procédure. Elle souligne, d’une part, que la cour d’appel a faussement déduit de l’article 6, §1 de la Convention et de l’article préliminaire du Code de procédure pénale qu’elle devait annuler les poursuites. Et d’autre part, elle reproche aux juges du fond de ne pas avoir statué sur le bien-fondé de l’accusation au regard des éléments qui lui étaient soumis, conformément à l’article 427 du Code de procédure pénale N° Lexbase : C65447LX.
Emblématique de cette problématique, cette affaire de la « chaufferie de la Défense » a conduit la Cour de cassation à se prononcer de nouveau sur la sanction de la durée déraisonnable de la procédure, au moment où le constat d’une temporalité pathologique du procès a été mis en exergue tant par les états généraux de la Justice que par une nouvelle condamnation de la France [8]. L’évidence aujourd’hui de cette situation déplorable explique peut être le mouvement des juges du fond, déclenchée par cet arrêt d’appel et consistant à sanctionner la durée déraisonnable du procès par l’annulation de la procédure, de l’acte de renvoi ou des poursuites [9].
Au-delà de constater la crispation de la Cour sur le principe de l’indifférence de la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable sur la validité de la procédure, l’intérêt de cette décision réside dans le développement inédit des motifs de la juridiction suprême et de la manière dont le juge pénal doit prendre en compte la durée déraisonnable du procès. Ce qui est en jeu dans cet arrêt, ce n’est finalement pas tant la conventionnalité de l’absence de sanction procédurale du dépassement du délai raisonnable que la capacité du juge à remédier aux conséquences néfastes de la durée déraisonnable de la procédure sur l’équité du procès.
De manière prévisible, la Chambre criminelle tente de convaincre que l’office du juge en matière de dépassement du délai raisonnable (I.) est de nature à pallier le risque pesant sur l’équité du procès. Il est toutefois difficile de se satisfaire de l’absence de sanction procédurale du dépassement du délai raisonnable (II.) qui, à tout le moins, apparaît insusceptible de répondre aux inquiétudes des juges du fond.
I. L’office du juge en matière de dépassement du délai raisonnable
Si la juridiction réaffirme d’abord avec force la solution de l’indifférence de la durée déraisonnable du procès sur la validité de la procédure (A.), elle prescrit ensuite les modalités de l’appréhension de la durée déraisonnable du procès lors du jugement sur l’action publique (B.), destinée à sauvegarder l’équité de la procédure.
A. L’indifférence de la durée déraisonnable du procès sur la validité de la procédure
Dans un premier temps, la Cour de cassation rappelle que le dépassement du délai raisonnable est sans incidence sur la validité de la procédure [10]. Cette affirmation ne surprendra guère, bien qu’il eut été possible de voir dans le choix de la Chambre de statuer en formation plénière l’augure d’un revirement de jurisprudence. A posteriori, il se révèle un moyen pour les conseillers de la Chambre criminelle d’exprimer leur attachement à ce principe, qu’ils justifient par de nombreux arguments.
D’abord, l’arrêt énonce que la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable n’est pas une cause de nullité. La Cour nous indique qu’il ne s’agit pas d’une règle d’ordre public, car « le droit d’être jugé dans un délai raisonnable protège les seuls intérêts de la personne concernée par la procédure en cours [11] ». En s’appuyant sur un arrêt de la CEDH [12], elle consacre ainsi une conception restrictive de l’objet du droit à voir sa cause entendue dans un délai raisonnable, puisqu’il ne trouverait « son assise [que] dans la nécessité de veiller à ce qu’un accusé ne demeure pas trop longtemps dans l’incertitude de la solution réservée à l’accusation pénale qui sera portée contre lui [13] ». Ce droit ne serait finalement qu’un corollaire de la présomption d’innocence, alors même qu’il s’applique en matière civile et, plus généralement, à toutes « décisions de justice [14] ». De manière moins surprenante, la Cour refuse de considérer que sa violation serait une inobservation d’une formalité substantielle, qui ouvrirait la voie à une requête en nullité. La raison de ce choix est que la durée déraisonnable de la procédure ne compromet pas en soi les droits de la défense. A priori de l’examen du bien-fondé de l’accusation, la Chambre criminelle considère les atteintes au procès équitable virtuelles et donc insusceptibles de fonder l’annulation de la procédure. La Cour de cassation reproche in fine aux juges d’appel de les avoir jugées irrémédiables.
Au demeurant, la Chambre criminelle souligne ensuite plus directement l’impossibilité, et même son hostilité, à ce que la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable soit une cause de nullité. D’un côté, elle rappelle les obstacles procéduraux fondés sur les dispositions de l’article 385 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3791AZG, au premier titre desquels la purge des nullités opérée par la clôture de l’instruction. De l’autre, la Cour affirme de manière péremptoire que « la durée excessive d’une procédure ne peut aboutir à son invalidation complète, alors que chacun des actes qui la constituent est intrinsèquement régulier [15] ». Elle fait ainsi peu de cas de la possibilité pour celle-ci de violer l’article 6 de la Convention en raison de la durée totale du procès. Elle se contente finalement d’affirmer que cette solution est conforme avec la jurisprudence des juges de Strasbourg, en raison d’un mécanisme d’indemnisation du fonctionnement défectueux du service public de la Justice [16] et de divers dispositifs destinés à prévenir une durée déraisonnable du procès (évocation, clôture ou renvoi de l’affaire à un autre juge par la chambre de l’instruction [17] ; demande de clôture de l’instruction par les parties [18]).
Refusant d’ouvrir une voie à l’annulation de la procédure lorsque sa durée déraisonnable met en cause l’équité du procès, la Cour de cassation affirme que la juridiction doit examiner l’affaire au fond et prendre en considération à ce stade les éventuelles conséquences de la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable. La juridiction suprême poursuit ainsi en exposant les modalités de l’appréhension de la durée déraisonnable du procès lors du jugement sur l’action publique (B.).
B. L’appréhension de la durée déraisonnable du procès lors du jugement sur l’action publique
Dans un second temps, la Cour de cassation énonce que « la juridiction de jugement qui constate le caractère excessif de la durée de la procédure ne peut se dispenser d’examiner l’affaire sur le fond [19] ». La Chambre criminelle fait ainsi le pari de prescrire aux juridictions de jugement de prendre en compte la durée déraisonnable du procès et de remédier à ses éventuelles conséquences durant l’examen du bien-fondé de l’accusation.
Premièrement, la Cour de cassation rappelle qu’il revient au juge, sur le fondement de l’article 427 du Code de procédure pénale, d’apprécier la valeur probante des éléments de preuve qui lui sont soumis et sont débattus contradictoirement devant lui. Il doit ainsi « prendre en considération l’éventuel dépérissement des preuves imputable au temps écoulé depuis la date des faits, et l’impossibilité qui pourrait en résulter, pour les parties, d’en discuter la valeur et la portée [20] ». Dès à présent, relevons toutefois que l’appréciation par le juge de la valeur probante des éléments de preuves n’apparaît pas de nature à suppléer à l’exercice des droits de la défense.
Deuxièmement, la Cour de cassation souligne la nouvelle hypothèse dans laquelle le juge peut sursoir à statuer, introduite par la loi du 23 mars 2019 [21]. Lorsque l’état de santé d’une personne citée ou renvoyée devant une juridiction de jugement rend durablement impossible sa comparution dans des conditions lui permettant d’exercer sa défense et que la prescription de l’action publique se trouve ainsi suspendue, le président de cette juridiction peut décider, après avoir ordonné une expertise, qu’il sera tenu une audience publique pour statuer uniquement sur l’action civile [22]. Ce dispositif octroie ainsi au juge la possibilité de suspendre une instance qui ne semble plus pouvoir se dérouler de manière équitable. Cependant, il ne permet pas de mettre un terme au procès, ce qui ne préserve pas les droits des autres parties et qui, dans le cas d’une incapacité permanente, emporte une prolongation de la procédure ad vitam aeternam susceptible de provoquer un déni de justice.
Troisièmement, la juridiction suprême propose de prendre en compte les conséquences du dépassement du délai raisonnable au titre du prononcé de la peine, que ce soit au travers de sa nature, de son quantum et de son régime ou d’une éventuelle dispense de peine. Au-delà du fait qu’il est difficilement concevable qu’une atténuation de la peine prononcée soit de nature à remédier à une violation de l’article 6 de la Convention, la supposée adéquation des critères de l’article 132-1 du Code pénal N° Lexbase : L9834I3M pour prendre en compte les conséquences de la durée excessive de la procédure rend des plus perplexes (circonstances de l’infraction, personnalité de l’auteur et situation matérielle, familiale et sociale).
Au raisonnement de la cour d’appel consistant à considérer irrémédiable l’inéquité de la procédure, à la manière d’un fruit qui aurait commencé à pourrir et dont on ne peut plus que retrancher la partie en putréfaction, la Chambre criminelle oppose quelques remèdes dont il est possible de douter de la capacité à garantir un procès équitable, en l’absence de sanction procédurale du dépassement du délai raisonnable (II.).
II. L’absence de sanction procédurale du dépassement du délai raisonnable
Alors que les conditions étaient réunies pour un revirement de jurisprudence, la Chambre criminelle a choisi de marteler le principe de l’indifférence de la durée déraisonnable du procès sur la validité de la procédure. Elle décrit néanmoins l’office du juge confronté à la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable et ses éventuelles conséquences sur les autres garanties procédurales. Cependant, les prescriptions de la Chambre criminelle pour sauvegarder l’équité de la procédure constituent une solution peu convaincante (A.), d’où découle une réception fort incertaine (B.) par les juges du fond.
A. Une solution peu convaincante
La Cour de cassation affirme l’impossibilité d’une annulation de la procédure en raison de la violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable, avant d’exposer comment les éventuelles conséquences de la durée déraisonnable du procès sur son caractère équitable peuvent être prises en compte au stade du jugement. Si la première étape du raisonnement appelle des remarques, c’est la seconde qui échoue à convaincre de l’inopportunité, en toute circonstance, d’une sanction procédurale du dépassement du délai raisonnable.
Au soutien du principe, il y a d’abord l’argument de l’irrecevabilité des exceptions de nullité invoquées devant la juridiction de jugement [23]. Cet obstacle n’a néanmoins rien d’absolu comme le démontre la possibilité pour le juge de relever d’office son incompétence et d’annuler ainsi l’acte de renvoi ordonné par la juridiction d’instruction [24]. Il faut en outre envisager l’hypothèse d’une procédure méconnaissant l’exigence de délai raisonnable, sans avoir fait l’objet d’une instruction, pour laquelle les exceptions de nullité seront recevables devant la juridiction de jugement, si elles sont invoquées in limine litis [25]. Ensuite, le refus de la Cour de cassation de considérer que la méconnaissance du délai raisonnable est une violation d’une règle d’ordre public est critiquable. Le droit à être jugé dans un délai raisonnable n’est pas seulement un droit subjectif, mais une composante du droit au procès équitable et à ce titre une garantie de l’État de droit, indispensable à une bonne administration de la Justice.
Enfin, le rejet d’une sanction procédurale au dépassement du délai raisonnable tient à ce que la violation de l’article 6 n’est pas de nature à compromettre en elle-même les garanties du procès équitable. Cette position implique toutefois que l’appréhension des conséquences de la durée déraisonnable de la procédure assure l’équité du procès. De notre point de vue, celle-ci correspond avant toute chose à l’équilibre des prérogatives des parties et du juge. Un tribunal indépendant et impartial ne suffit pas à garantir un procès équitable. Or, à la perturbation de cet équilibre par la méconnaissance du délai raisonnable, la Chambre criminelle nous propose de s’en remettre à l’office du juge et à son intime conviction. Cette solution n’est pas satisfaisante, car l’accroissement de son rôle dans le procès n’est pas de nature à se substituer aux prérogatives perdues par les parties, en raison du fonctionnement défectueux du service public de la justice. De cette solution peu convaincante découle ainsi une réception fort incertaine de cette décision par les juges du fond (B.).
B. Une réception fort incertaine
L’arrêt rendu par la formation plénière de la Chambre criminelle mobilise une solution à la fois ancienne et constante [26]. S’il est publié au bulletin comme au rapport, c’est donc en raison de son contexte et de son objectif ; cette décision constitue à n’en pas douter une tentative de mettre un terme au mouvement des juges du fond que nous avons tantôt souligné. La Cour mobilise en ce sens une motivation développée, explicitant les raisons du maintien du principe et décrivant l’office du juge confronté au dépassement du délai raisonnable du procès et à ses éventuelles conséquences. Alors même que les travaux de réforme du Code de procédure pénale se structurent et que la théorie des nullités ne devrait pas être tenue à l’écart des débats, aucun signe d’un appel à une intervention législative ne transparait dans cette décision. Ce qui n’est pas surprenant, au regard des refus de la Chambre criminelle de transmettre par le passé des questions prioritaires de constitutionnalité arguant de l’inconstitutionnalité de l’absence de sanction procédurale à la méconnaissance du délai raisonnable [27].
Si le sens et l’objectif de la décision ne font donc guère de doute, il en va autrement de sa portée. Il n’est effectivement pas certain que cette décision, dénuée d’apport substantiel, soit suivie par les juges du fond, d’autant que les modalités de prise en compte de la durée déraisonnable de la procédure et de ses éventuelles conséquences ne sont pas complètement nouvelles. Dans un arrêt du 28 mai 2014, la Chambre criminelle avait déjà souligné la possibilité de prendre en compte cette violation de l’article 6 de la CEDH au titre du prononcé de la peine [28], ce qui a appelé des critiques [29]. De même, l’argument tenant à la possibilité de sursoir à statuer a également été mobilisé par le procureur général, sans emporter l’adhésion de la cour d’appel. Difficile pour les juges du fond d’estimer dans ces conditions que leur invitation à reconsidérer la gravité de la méconnaissance du délai raisonnable et sa portée sur l’équité de la procédure ait été entendue. Dès lors, il y a fort à parier que les débats sur l’absence de sanction procédurale à la durée déraisonnable du procès se prolongeront après cette décision, à l’instar de la procédure dans cette affaire de la chaufferie de la Défense.
À retenir :
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[1] C. Beccaria, M. Chevalier (trad.), Des délits et des peines, Paris, Flammarion, GF, 2006 (1764), p. 139.
[2] CEDH, 23 octobre 1990, Req. 11296/84, Moreira de Azevedo c/ Portugal, § 74 N° Lexbase : A6339AWP.
[3] Cass. crim., 9 novembre 2022, n° 21-85.655, FP-B N° Lexbase : A12898SK.
[4] T. corr. Nanterre, 11 janvier 2021, n° 10/01194045395.
[5] CA Versailles, 9e, 15 septembre 2021, n° 21/3005 N° Lexbase : A35617A7.
[6] Cass. crim., 9 novembre 2022, op. cit., § 8.
[7] Ibid.
[8] Rapport du comité des États généraux de la Justice, Rendre la Justice aux citoyens, octobre 2021-avril 2022, Paris, 2022, p. 36 [en ligne] ; 63 ; CEDH, 12 mai 2022, Req. 43078/15, Tabouret c/ France N° Lexbase : A86357WQ.
[9] T. corr. Avignon, 17 novembre 2021 ; T. corr. Tours, 12 janvier 2022 ; T. corr. Marseille, 17 janvier 2022, n° 22/390 ; T. corr. Basse-Terre, 31 janvier 2022 ; T. corr. Tarascon, 2 février 2022 ; T. corr. Rouen, 22 février 2022 ; T. corr. Rouen, 8 mars 2022 ; T. corr. Nanterre, 24 mars 2022. Sur ce point v. : R. Parizot, Le délai raisonnable ou la métaphore du tabouret, AJ pénal, no 7, 2022, p. 344‑346 ; M. Pugliese, Délai raisonnable : peut-on annuler le temps perdu ?, AJ pénal, no 7, 2022, p. 350.
[10] Cass. crim., 9 novembre 2022, préc., § 11.
[11] Ibid., §12.
[12] CEDH, 8 juillet 2008, Req. 8917/05, Kart c/ Turquie, § 68 N° Lexbase : A0887EA4.
[13] Cass. crim., 9 novembre 2022, préc., § 9.
[14] COJ, art. L. 111-3 N° Lexbase : L7804HND.
[15] Cass. crim., 9 novembre 2022, préc., § 14.
[16] COJ, art. L. 141-1 N° Lexbase : L2419LB9.
[17] C. proc. pén., art. 221-1 N° Lexbase : L3610AZQ à 221-3 N° Lexbase : L2789KGE.
[18] C. proc. pén., art. 175-1 N° Lexbase : L7476LPL.
[19] Cass. crim., 9 novembre 2022, préc., § 23.
[20] Ibid., § 24.
[21] Loi n° 2019-222, du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6740LPC.
[22] C. proc. pén., art. 10 N° Lexbase : L7396LPM.
[23] C. proc. pén., art. 178 N° Lexbase : L6709LGL, 179 N° Lexbase : L8054LAK et 385 N° Lexbase : L3791AZG.
[24] Cass. crim., 7 juin 2000, n° 99-82.788 N° Lexbase : A4746CGU : D. 2001, 518.
[25] C. proc. pén., art. 385.
[26] Cass. crim., 7 mars 1989, n° 87-90.500 N° Lexbase : A4411CGH ; Cass. crim., 3 février 1993, n° 92-83.443 N° Lexbase : A4098ACR ; Cass. crim., 24 avril 2013, n° 12-82.863, F-P+B N° Lexbase : A6828KCU : Pradel, chron., D. 2013, 1993 ; Kassoul, note, Gaz. pal., 2013. n° 264 ; Ass. plén., 4 juin 2021, n° 21-81.656 N° Lexbase : A23604UX : Matsopoulou, note, Rev. soc., 2021. 650 ; Robert, note, JCP, 2021, n° 839 ; Matsopoulou, note, RSC, 2022, 337.
[27] Cass. crim., 14 décembre 2011, n° 11-90.099, F-D N° Lexbase : A5116H8Y, 11-90.100, F-D N° Lexbase : A5126H8D, 11-90.101, F-D N° Lexbase : A5108H8P, 11-90.10, F-D N° Lexbase : A5126H8D ; Cass. crim., 3 décembre 2013, n° 13-90.027, F-D N° Lexbase : A8426KQ7.
[28] Cass. crim., 28 mai 2014, n° 13-83.198, F-D N° Lexbase : A6285MPH.
[29] Il « s’agit d’un mélange des genres peu souhaitable ; à un dérèglement procédural doit répondre une sanction procédurale, tandis que la peine est une réponse à la commission d’une infraction » : R. Parizot, Le délai raisonnable ou la métaphore du tabouret, op. cit., note 41.
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