Réf. : CEDH, 3 novembre 2022, Req. 59227/12, Loste c/ France N° Lexbase : A01458S8
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par Anne-Lise Lonné-Clément
le 09 Novembre 2022
► Dans les circonstances particulières de l'espèce, les autorités françaises ont failli à leur obligation de protection de la requérante contre les mauvais traitements dont elle a été victime au cours de son placement (en particulier des abus sexuels subis au sein de la famille d'accueil auprès de laquelle elle était placée lorsqu'elle était mineure), entraînant violation de l’article 3 de la CESDH ;
► de même, les autorités nationales n'ont pas mis en œuvre les mesures nécessaires, qui leur incombaient compte tenu des conditions du placement, en vertu de leurs obligations positives spécifiques au cas d'espèce, afin de faire respecter, par la famille d'accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s'était engagée d'honorer les opinions religieuses de l'enfant comme celles de sa famille d'origine, entraînant violation de l’article 9 de la CESDH.
C’est en ce sens que s’est prononcée la Cour européenne des droits de l’Homme aux termes d’un arrêt rendu le 3 novembre 2022 (non définitif).
L’affaire concernait une requérante qui se plaignait des carences du service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) s’agissant du suivi de son placement, lorsqu’elle avait cinq ans, en famille d’accueil. À l’appui de sa requête, elle faisait valoir ne pas avoir été protégée contre les abus sexuels dont elle avait été victime, entre 1976 et 1988, de la part du père de la famille d’accueil. Elle dénonçait également le non-respect de la clause de neutralité religieuse à laquelle la famille, dont les membres étaient Témoins de Jéhovah, s’était engagée.
S’agissant du grief portant sur les allégations d’abus sexuels (violation de l’article 3 CESDH N° Lexbase : L4764AQI, relatif à l’interdiction des traitements inhumains et dégradants), la Cour a relevé notamment que les autorités compétentes n’avaient pas mis en œuvre les mesures préventives de détection des risques de mauvais traitements prévues par les textes en vigueur à l’époque des faits.
Si ces mesures avaient été effectivement mises en œuvre, elles auraient permis aux agents du service de l’ASE de nouer une relation de confiance avec la requérante et d’être justement à son écoute. Ces mesures auraient été d’autant plus décisives qu’en 1985, la requérante, alors âgée de 14 ans, s’était alors confiée à un membre de la congrégation des Témoins de Jéhovah sur les abus sexuels qu’elle subissait de la part de M. B. au sein de la famille d’accueil. Or, à cette même période, la Cour a constaté qu’aucune visite à domicile n’a été organisée par le service de l’ASE entre le 23 février 1983 et le 18 mai 1988, soit pendant une période de cinq ans. Le Gouvernement ne saurait se prévaloir du fait qu’il ne pouvait avoir conscience de l’existence des abus sexuels que la requérante subissait puisqu’elle n’aurait jamais formulé la moindre plainte sur sa famille d’accueil auprès des agents du service de l’ASE, dès lors qu’il y a eu une carence manifeste dans le suivi régulier de la requérante tel que prévu par les dispositions légales alors en vigueur.
Elle a estimé que l’absence de suivi régulier de la part des services de l’ASE, combinée avec un manque de communication et de coopération entre les autorités concernées, devait être considérée comme ayant eu une influence significative sur le cours des événements. Elle en a déduit que les autorités nationales, d’une part, avaient failli à leur obligation de protéger la requérante contre les mauvais traitements dont elle a été victime au cours de son placement et, d’autre part, n’ont pas mis en œuvre les mesures nécessaires qui leur incombaient afin de faire respecter la clause de neutralité religieuse.
Il y a donc eu violation de l’article 3 dans son volet matériel ainsi que de l’article 9 de la Convention.
S’agissant du grief portant sur le non-respect de la clause de neutralité religieuse (violation de l’article 9 N° Lexbase : L4799AQS relatif au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion), la Cour observe que la requérante, à son arrivée au sein de la famille d’accueil, n’était pas membre des Témoins de Jéhovah et qu’elle l’est devenue en grandissant dans ce foyer, membre de cette congrégation.
Le Gouvernement soutenait que le service de l’ASE ignorait que la famille d’accueil était membre des Témoins de Jéhovah. Si aucun élément ne permettait d’établir que le service de l’ASE disposait de cette information au moment du placement de la requérante, la Cour relève que l’enquête sur place, préalable au placement, et surtout les visites à domicile et les entretiens avec la requérante légalement prévus pendant toute la durée du placement, auraient dû permettre au service de l’ASE d’être informé des pratiques cultuelles de la famille d’accueil, de prendre les dispositions nécessaires pour rappeler aux accueillants leur obligation de neutralité et, le cas échéant, d’opérer un changement de famille d’accueil.
En tout état de cause, le service de l’ASE avait été informé de ces pratiques, au plus tard dans le courant du mois de septembre 1988. Or il ressortait des éléments du dossier que l’assistante sociale en charge du suivi du placement de la requérante à cette période n’avait donné aucune suite à cette information. La Cour observe, d’une part, que l’assistante sociale ne s’était pas entretenue avec la requérante sur l’éducation, les activités religieuses pratiquées au sein de la famille d’accueil et sa conversion religieuse et, d’autre part, qu’elle n’avait pas mentionné cette information dans le rapport social établi un mois après cet événement, le 21 novembre 1988. En outre, aucun élément ne permettait à la Cour de constater que, par la suite, le service de l’ASE aurait informé le juge des enfants de cette situation, en particulier, avant qu’il prenne, le 13 décembre 1988, sa décision de maintien de la mesure de placement de la requérante au sein de la même famille d’accueil jusqu’au 11 février 1991.
Par conséquent, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas mis en œuvre les mesures nécessaires, qui leur incombaient, en vertu de leurs obligations positives spécifiques au cas d’espèce, afin de faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée à respecter les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine.
Pour aller plus loin : cet arrêt fera l’objet d’un commentaire approfondi par le Professeur Adeline Gouttenoire, à paraître prochainement dans la revue Lexbase Droit privé. |
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