Lecture: 11 min
N7962BT3
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)
le 01 Novembre 2013
a) Celle tenant aux caractères du préjudice réparable. La condition tenant à la certitude du préjudice est essentielle et évidente : dire que le préjudice doit être "certain" n'est pas affirmer un caractère particulier du préjudice, mais constater, avant tout, qu'il doit exister, étant entendu que la preuve de l'existence du préjudice incombe à la victime. Cette preuve, condition fondamentale d'une indemnisation, doit être rapportée positivement et revient, en effet, au demandeur, la Cour de cassation ne manquant pas de rappeler que "l'allocation de dommages-intérêts ne peut réparer qu'un préjudice réel et certain et non pas purement éventuel" (2). Par suite, le préjudice qui ne serait qu'hypothétique ne saurait ouvrir un droit à réparation au profit de la victime. Ainsi, celui qui réclame la réparation d'un préjudice qui consisterait dans un manque à gagner ou dans une perte doit prouver la réalité de celle-ci, sa seule probabilité étant insuffisante à établir le caractère certain du préjudice. Il reste que la jurisprudence admet que le préjudice constitué par la perte d'une chance de réaliser un gain, d'éviter une perte ou un dommage plus important, est, en lui-même, réparable, dès lors, bien entendu, que la chance a pu apparaître comme étant réelle et sérieuse. Certain, le préjudice doit encore être légitime. D'où la question de savoir si l'indignité de la victime ou, si l'on préfère, l'illicéité de la situation à l'origine du préjudice, peuvent être prises en considération pour, le cas échéant, lui refuser toute indemnisation ? On n'ignore pas, en effet, que la notion d'"intérêt juridiquement protégé" a parfois été utilisée pour, précisément, limiter le domaine du droit à réparation en opposant une fin de non-recevoir à certaines victimes dont l'indemnisation apparaissait indésirable, encore que l'on puisse se demander, si la tendance de la jurisprudence la plus récente ne consiste pas, plutôt, dans une limitation de ces hypothèses susceptibles de priver la victime de réparation (3).
b) Celle tenant aux types de préjudice réparable. En dépit de certaines réticences, doctrinales notamment (4), la jurisprudence a assez rapidement admis le principe de la réparation du préjudice moral, tant pour la victime immédiate que pour la victime par ricochet. La mise en oeuvre du principe a, cependant, suscité un certain nombre de discussions et d'hésitations. Ainsi, s'est-on demandé, si le droit à réparation du préjudice moral souffert par le de cujus pouvait se transmettre aux héritiers (5) ; ou bien encore, ont été soulignées les difficultés d'appréciation et d'évaluation du préjudice moral (6). Ces questions sont bien connues. D'autres s'y ajoutent : ainsi, la jurisprudence s'étant orientée dans la voie de l'énumération des différentes sources de préjudices moraux, des interrogations se sont posées sur la qualification de certains préjudices moraux, à côté des souffrances endurées, autrement dit du pretium doloris ou du préjudice d'affection. Ces interrogations ont donné lieu à des débats sur la place du préjudice esthétique (7), du préjudice d'agrément (8), du préjudice sexuel, à propos duquel la question s'est posée de savoir s'il relève, précisément, de la catégorie du préjudice d'agrément ou bien, s'il doit en être distingué (9). Et récemment, on n'ignore pas que la Cour de cassation, suivant en cela la nomenclature "Dintilhac", a entendu consacrer l'autonomie du préjudice d'établissement, consistant "en la perte d'espoir et de chance de réaliser un projet de vie familiale en raison de la gravité du handicap" (10). Il faut dire, que les chefs de préjudice qui peuvent être invoqués à la suite d'un dommage corporel sont suffisamment nombreux pour qu'un risque de "télescopage", pour reprendre la formule évocatrice de notre collègue Philippe Brun, ne puisse plus être ignoré (11). Tout cela a, naturellement, justifié une véritable entreprise de rationalisation. Rationalisation, au demeurant, d'autant plus nécessaire que le recours des tiers payeurs a fait l'objet d'une importante réforme par l'article 25 de la loi n° 2006-1640 du 21 décembre 2006, dite de financement de la Sécurité sociale pour 2007 (N° Lexbase : L8098HT4) qui, à la question de la détermination des indemnités dues par le tiers responsable soumises au recours des tiers payeurs, a condamné un système se rattachant à une conception unitaire et globale du préjudice corporel conçu comme un ensemble d'éléments indifférenciés, interchangeables, fongibles entre eux et non individualisés, conduisant à ce que les prestations puissent être recouvrées et imputées indifféremment sur les indemnités réparant les divers éléments qui le composent, pour consacrer un système reposant, au contraire, sur un fractionnement du dommage corporel et une distinction des différents chefs ou postes de préjudice définis selon la nature et le type d'intérêt lésé (système d'imputation "poste par poste").
On aimerait à présent revenir sur une autre question, certes classique, mais qui paraît faire l'objet d'un regain d'intérêt parce que remise sur le devant de la scène : celle de savoir si la réparation des préjudices extrapatrimoniaux suppose la faculté de la victime à se les représenter ? Alors, en effet, qu'on croyait la question réglée depuis quelques années dans le sens d'une approche objective du préjudice, il est permis de se demander, à la suite d'un certain nombre d'arrêts récents, si la Cour de cassation n'entend pas remettre en cause cette solution et privilégier une approche plus subjective, subordonnant la réparation des préjudices extrapatrimoniaux à leur conscience par la victime.
1. La subjectivisation de l'appréciation des préjudices extrapatrimoniaux
Les termes du débat tenant à la conception, objective ou subjective, du préjudice sont bien connus : le préjudice est-il une donnée purement objective dont le constat suffirait à justifier une réparation ou bien suppose-t-il en outre la faculté de la victime à se le représenter ? Si la question ne se pose sans doute pas s'agissant de préjudices patrimoniaux ou économiques, tels que les pertes subies ou les gains manqués par la victime, qui sont évidemment objectifs et dont la réparation ne saurait être subordonnée à la condition que la victime soit en mesure d'en saisir la réalité, il en va différemment des préjudices extrapatrimoniaux en raison de leur caractère personnel. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation, après beaucoup d'hésitations, s'était ralliée à la position de la Chambre criminelle qui, depuis longtemps déjà, décidait que "l'indemnisation d'un dommage n'est pas fonction de la représentation que s'en fait la victime, mais de sa constatation par le juge et de son évaluation objective" (12). Ainsi avait-elle d'ailleurs fini par juger que "l'état végétatif d'une personne humaine n'excluant aucun chef d'indemnisation, son préjudice doit être réparé dans tous ses éléments" (13). Considérant donc que l'absence de conscience de la victime n'est pas exclusive d'un préjudice personnel devant être intégralement réparé, ce ralliement attestait de la consécration d'une conception objective, abstraite, voire sociale du préjudice.
Un récent arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 26 mars 2013, en approuvant les juges du fond qui, pour faire échec à la réparation intégrale des préjudices extrapatrimoniaux dont se prévalaient les héritiers de la victime d'un accident de la circulation décédée peu de temps après l'accident, avaient relevé que la douleur qu'elle avait pu ressentir avait été "très amoindrie par son absence de conscience provoquée par la violence du choc", fait, au contraire, de la conscience de la victime un élément constitutif de ce type de préjudice (14). Cette subjectivisation mérite d'autant plus d'être remarquée qu'elle n'est pas le fait d'un arrêt isolé. On rappellera d'abord que la même Chambre criminelle avait, dans deux arrêts du 5 octobre 2010, débouté les ayants droit de deux victimes d'accidents mortels de la circulation de leurs demandes de réparation du préjudice moral lié au sentiment de perte d'espérance de vie qu'elles auraient souffert entre leurs accidents et leurs décès, et ce en raison de l'état d'inconscience total et définitif dans lequel l'accident avait plongé les victimes jusqu'à leur mort (15). Ensuite, dans une affaire dans laquelle une patiente, que sa famille avait tenue dans l'ignorance de sa double contamination par le virus du sida et de l'hépatite C lors d'une transfusion sanguine, entendait se prévaloir, par la voix de ses héritiers, d'un préjudice spécifique de contamination, la deuxième chambre civile, contre d'ailleurs l'avis de son avocat général, avait débouté les héritiers au motif que le préjudice invoqué "est intrinsèquement associé à la prise de conscience des effets spécifiques de la contamination" (16).
Cette conception subjective du préjudice nous parait, au plan des principes, justifiée pour la simple et bonne raison que les préjudices extrapatrimoniaux, qu'il s'agisse, pour reprendre la formule de MM. Mazeaud et Chabas, des préjudices moraux "purs de tout alliage" ou des conséquences non économiques des atteintes à l'intégrité corporelle, sont subjectifs par essence : parce qu'ils n'existent qu'à la condition que la victime puisse se les représenter, c'est leur réalité même qui est contestable lorsque la victime est inconsciente. Sous cet aspect, et contrairement à l'opinion commune, il ne sous semble pas exact de soutenir que l'incompatibilité de la réalité du préjudice extrapatrimonial et de l'inconscience de la victime aboutirait à une discrimination entre les victimes conscientes et inconscientes constitutive d'une atteinte au respect dû à la dignité de la personne humaine (17). Ainsi que l'a justement fait observer un auteur, une discrimination ne pourrait être stigmatisée qu'à la condition que l'inconscience de la victime lui soit opposée pour exclure la réparation de préjudices moraux dont l'existence serait certaine, ce qui n'est précisément pas le cas dans la conception subjective. Au demeurant, quitte à pousser, sur cette voie, le raisonnement jusqu'à son terme, on serait même porté à croire que, conduisant "à réduire l'être humain à une somme de potentialités objectivement quantifiables et à nier sa dimension spirituelle", c'est plutôt la conception objective du préjudice qui contribue à une réification contestable de la personne (18).
2. La portée de la subjectivisation des préjudices extrapatrimoniaux
L'arrêt précité du 26 mars 2013, qui n'a pas totalement exclu la réparation des préjudices extrapatrimoniaux mais, se retranchant derrière l'appréciation souveraine des juges du fond, en a seulement limité le quantum, remet-il à vrai dire entièrement en cause la conception objective ? Tout dépend, précisément, du sens à donner à cette limitation. On peut hésiter entre deux interprétations.
La première, procédant bien d'une conception subjective du préjudice, conduit à considérer que le montant de la réparation est, tous préjudices extrapatrimoniaux confondus, fonction du degré de conscience de la victime : la limitation de l'indemnisation s'expliquerait, au cas présent, par le fait que l'inconscience de la victime, contrairement d'ailleurs aux affaires ayant donné lieu aux arrêts précités, notamment ceux du 5 octobre 2010, n'était peut-être pas totale mais seulement partielle, les juges du fond n'ayant pas dit que la victime n'avait pas ressenti la douleur, mais que celle-ci avait été "amoindrie pas son absence de conscience" (nous soulignons). Encore faudrait-il alors, à supposer d'ailleurs d'être capable de déterminer le seuil exact d'inconscience de la victime, pouvoir mesurer l'incidence de celui-ci sur l'étendue de la réparation.
A moins qu'une seconde interprétation, procédant d'une conception distributive, à la fois objective et subjective du préjudice, puisse être avancée : bien que l'arrêt soit plutôt elliptique à cet égard, n'entendrait-il pas traiter différemment le pretium doloris, qui correspond aux souffrances physiques endurées par la victime, et les souffrances morales induites notamment de son anxiété face au risque qui la menace ? S'expliquerait-on ainsi que la cour d'appel ait pu tout à la fois poser que "l'indemnisation d'un dommage n'est pas fonction de la représentation que s'en fait la victime" et pourtant limiter cette indemnisation en raison de "son absence de conscience" ? L'arrêt s'inscrirait alors dans le prolongement de l'un des deux arrêts du 5 octobre 2010 qui, tout en rejetant la demande en réparation du préjudice moral qu'aurait souffert la victime inconsciente, avait approuvé l'indemnisation de son pretium doloris. Faudrait-il donc, ainsi qu'on l'a suggéré, distinguer, au sein même des préjudices extrapatrimoniaux, entre les préjudices moraux objectifs, dont l'existence ne tiendrait pas à la perception que peut s'en faire la victime, et les préjudices moraux subjectifs, qui n'existeraient qu'à la condition que la victime en ait conscience (19) ? En dehors du fait que l'entreprise risque d'être pratiquement périlleuse en ce qu'il resterait à tracer une ligne de partage précise entre les uns et les autres (20), il n'est pas certain qu'elle soit théoriquement justifiée, du moins si l'on veut bien croire que les préjudices extrapatrimoniaux, quels qu'ils soient, se caractérisent tous par l'identité de leur existence avec leur perception par la victime. A suivre donc...
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:437962