Réf. : Cass. civ. 1, 24 avril 2013, n° 11-19.091, F-P+B+I (N° Lexbase : A5209KCW)
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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane
le 16 Mai 2013
Résumé
La qualité d'artiste-interprète ne peut être reconnue aux participants à l'émission l'Ile de la tentation qui n'avaient aucun rôle à jouer ni aucun texte à dire, à qui il n'était demandé que d'être eux-mêmes et d'exprimer leurs réactions face aux situations auxquelles ils étaient confrontés, le caractère artificiel de ces situations et de leur enchaînement ne suffisant pas à leur donner la qualité d'acteurs. |
Commentaire
I - Les candidats de l'Ile de la tentation restent des salariés...
Le 3 juin 2009, la Chambre sociale de la Cour de cassation rendait l'un des arrêts en droit du travail les plus emblématiques et les plus commentés de la première décennie du XXIe siècle dit arrêt "Ile de la tentation" (2). Rejetant le pourvoi formé contre une décision de la cour d'appel de Paris (3), la Chambre sociale jugeait que la relation entretenue entre les participants à l'émission de téléréalité et la société de production était une relation de travail, un contrat de travail à durée indéterminée.
Pour ce faire, et comme cela avait largement été remarqué (4), la Cour de cassation s'appuyait principalement sur l'identification d'un lien de subordination entre la société de production et les candidats, subordination qui sautait aux yeux tant les contraintes imposées et les sanctions potentielles étaient marquées. Cependant, et cela lui fut d'ailleurs reproché, la Chambre sociale restait peu diserte sur les autres éléments traditionnels de qualification de contrat de travail à savoir l'existence d'une rémunération et, surtout, d'une prestation de travail (5).
L'affaire avait tant soulevé la controverse et le débat qu'il n'est guère surprenant de voir des candidats et la société de production à nouveau "tenter leur chance" devant la Cour de cassation.
Par une décision rendue le 5 avril 2011, la cour d'appel de Versailles était en effet saisie de demandes de requalification en contrat de travail de relations entre la société TF1 production et les candidats de cinq saisons successives de l'émission. Les arguments des parties étaient peu ou prou les mêmes. Comme devant la cour d'appel de Paris en 2008, les candidats demandaient la requalification en contrat de travail à durée indéterminée, différents rappels de salaire, l'indemnisation pour rupture abusive du contrat de travail, la reconnaissance d'une situation de travail dissimulé et la qualification d'artiste-interprète. La société de production réfutait naturellement ces arguments et contestait, d'ailleurs, la compétence rationae materiae de la juridiction prud'homale et, donc, de la chambre sociale de la cour d'appel.
Deux moyens étaient soulevés devant la première chambre civile de la Cour de cassation, l'un présenté par la société de production, l'autre par les candidats-salariés.
La société de production tentait évidemment de remettre en cause la qualification de contrat de travail en visant tout particulièrement le talon d'Achille de la première affaire "Ile de la tentation". Ainsi, selon elle, la cour d'appel n'avait pas caractérisé l'existence d'une prestation de travail et d'une rémunération. Les activités de divertissement librement acceptées par les candidats ne constituaient pas une prestation de travail ; les sommes versées aux candidats -environ 1500 euros- ne caractérisaient pas une rémunération mais une simple avance sur l'exploitation commerciale ultérieure des droits de la personnalité des candidats -droit à l'image notamment-.
Ce premier argument est refoulé par la première chambre civile de la Cour de cassation. Reprenant une position de principe chère à la Chambre sociale, la première chambre civile rappelle d'abord que "l'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs". Dans un second temps, par un long attendu fort circonstancié, la première chambre civile reprend point par point les arguments de la cour d'appel ayant permis d'identifier le lien de subordination, la rémunération et la prestation de travail.
Le lien de subordination, d'abord, était caractérisé par "l'existence d'une 'bible' prévoyant le déroulement des journées et la succession d'activités filmées imposées [...] par le choix des vêtements par la production, des horaires imposés allant jusqu'à vingt heures par jour, l'obligation de vivre sur le site et l'impossibilité de se livrer à des occupations personnelles" et par "l'instauration de sanctions, notamment pécuniaires en cas de départ en cours de tournage".
La prestation des candidats, ensuite, "avait pour finalité la production d'un bien ayant une valeur économique" c'est-à-dire "la production d'une série télévisée" et consistait "pour les participants, pendant un temps et dans un lieu sans rapport avec le déroulement habituel de leur vie personnelle, à prendre part à des activités imposées et à exprimer des réactions attendues, ce qui la distingue du seul enregistrement de leur vie quotidienne".
La rémunération, enfin, était caractérisée par "le versement de la somme de 1 525 euros" ayant pour cause le travail exécuté.
Le second moyen était présenté par les candidats-salariés qui contestaient que leur ait été refusée la qualification d'artiste-interprète. C'est cette question, seule véritablement différente de celles posées en 2009, qui justifiait que la première chambre civile soit saisie en lieu et place de la Chambre sociale de la Cour de cassation (6).
La cour de Versailles avait fait de "l'incarnation d'un rôle une exigence pour que puisse être retenue la qualité d'"artiste-interprète"", condition qui selon le demandeur n'est pas imposée par l'article L. 212-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3432ADH) définissant la notion d'artiste-interprète. Elle avait, en outre, exigé que les artistes interprètent "un personnage autre que soi-même" ce qui, selon les candidats, n'était "pas en soi de nature à faire échec à sa qualité d'artiste-interprète, un acteur pouvant interpréter son propre rôle ou une déclinaison, voire une caricature, de celui-ci". Les demandeurs soutenaient, enfin, que la prestation des candidats était "sans rapport avec le déroulement habituel de leur vie personnelle" et qu'elle avait, comme le notait d'ailleurs le juge d'appel, "pour objet la production d'une série télévisée" qui constitue "par définition, une oeuvre de fiction télévisuelle" et imposait donc la qualification d'artiste-interprète des acteurs participant à cette fiction.
La première chambre civile rejette là encore le pourvoi et conforte la cour d'appel d'avoir jugé que "les participants à l'émission en cause n'avaient aucun rôle à jouer ni aucun texte à dire, qu'il ne leur était demandé que d'être eux-mêmes et d'exprimer leurs réactions face aux situations auxquelles ils étaient confrontés et que le caractère artificiel de ces situations et de leur enchaînement ne suffisait pas à leur donner la qualité d'acteurs".
II - ... mais ne sont pas des artistes-interprètes
Il n'est pas nécessaire de s'arrêter trop longuement sur la qualification de contrat de travail réitérée dans cette affaire par la première chambre civile. Deux remarques, cependant, peuvent être formulées.
D'abord, première remarque, on trouve ici une belle illustration de dialogue constructif entre magistrats de la Cour de cassation et doctrine travailliste. Comme nous l'avons déjà rappelé, si l'appréciation de la solution rendue en 2009 avait varié quant à son issue, la doctrine quasi unanime avait regretté la faiblesse de l'argumentation de la Chambre sociale quant à la caractérisation de la prestation de travail et, dans une moindre mesure, de la rémunération.
La première chambre civile a parfaitement entendu ces remarques et y répond consciencieusement en développant un effort particulier d'argumentation et de motivation. Si d'aucuns pourront encore contester la solution ici maintenue, il sera en revanche difficile de mettre en cause la qualité de la motivation de la décision.
Ensuite, seconde remarque, on notera que la première chambre civile de la Cour de cassation adopte l'argumentation développée par le Professeur Christophe Radé s'agissant de la définition de la prestation de travail (7). Deux conceptions s'opposaient finalement sur cette question. D'abord, celle du travail manuel et intellectuel, issue du taylorisme et difficilement conciliable avec le caractère ludique des activités de divertissement auxquelles s'étaient livrés les candidats (8). Ensuite, l'idée selon laquelle la prestation de travail doit davantage être caractérisée par ses finalités que par son objet, l'idée que l'activité, ludique ou pénible, ayant pour finalité de s'inscrire dans une opération économique -fort lucrative en l'espèce- caractérise une prestation de travail (9).
Ainsi, si la prestation des candidats était une prestation de travail, c'est parce qu'elle "avait pour finalité la production d'un bien ayant une valeur économique" à savoir "la production d'une série télévisée". Le pas est donc franchi vers une analyse et une définition plus fonctionnelle de la prestation de travail, ce qui ne saurait étonner face à une notion aussi fuyante et délicate à cerner. Il faut encore, à ce sujet, apprécier l'origine de la décision rendue par la première chambre civile et non par la Chambre sociale que l'on a parfois pu soupçonner d'être, en la matière, guidée par un sentiment d'équité en faveur des candidats, procès d'intention plus difficile à soutenir face à la première chambre civile. Il semble en définitive peu probable que, comme le prévoyait le Professeur Verkindt, les décisions de 2009 et de 2013 permettent de "remettre sur le métier la question de la définition du contrat de travail et de sa délimitation" (9) : la question semble aujourd'hui nettement tranchée.
La demande de qualification d'artiste-interprètes présentée par les candidats avait pour objet de voir s'appliquer les règles issues de la Convention collective nationale du 30 décembre 1992 des artistes-interprètes engagés pour des émissions de télévision (N° Lexbase : X0780AEM) et, en particulier, d'obtenir l'application des classifications et des rémunérations prévues par cette convention et plus favorables que la rémunération contractuelle établie entre la société de production et les candidats. Le versement de droits d'auteurs potentiellement substantiel aurait également pu être invoqué, cela d'autant que les candidats sollicitaient en appel l'annulation des conventions de cession de droits conclues avec la société de production, annulation cependant refusée et qui semblait ne pas être de nature à permettre l'admission du pourvoi pour la première chambre civile. Sans que cela n'ait aujourd'hui d'intérêt déterminant compte tenu de la position adoptée par la Cour de cassation, la qualification d'artiste-interprète aurait également eu pour effet de permettre l'application de la présomption de salariat de ces artistes et de régler plus simplement la question de la qualification de contrat de travail (11).
L'article L. 212-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose qu'"à l'exclusion de l'artiste de complément, considéré comme tel par les usages professionnels, l'artiste-interprète ou exécutant est la personne qui représente, chante, récite, déclame, joue ou exécute de toute autre manière une oeuvre littéraire ou artistique, un numéro de variétés, de cirque ou de marionnettes" (12).
Cette définition sommaire a dû faire l'objet d'un certain nombre de précisions apportées par la jurisprudence. Il faut, d'abord, que l'acteur exécute une "oeuvre de l'esprit" ce qui, de prime abord, jure avec le concept des émissions de téléréalité, "télé-poubelle" (13) dont "l'esprit" est loin d'être le qualificatif approprié. Pour autant, en qualifiant dans la première partie de sa décision ces émissions de "séries télévisées", la première chambre civile pouvait donner le sentiment d'adhérer à l'idée selon laquelle cette émission de télévision constituait une "oeuvre" télévisuelle.
A contrario, toute prestation par laquelle une personne n'exécute pas une oeuvre, qu'il ne fait que " prêter " son image, ne peut permettre la qualification d'artiste-interprète. Cela a notamment été jugé à propos de documentaires et l'on se souviendra de l'affaire célèbre de cet instituteur filmé dans sa classe dans le documentaire intitulé "Etre et avoir". La première chambre civile jugeait déjà que le professeur des écoles interprétait son propre rôle, que les dialogues étaient spontanés et excluaient toute créativité si bien que la qualité d'auteur-interprète ne pouvait lui être conférée (14).
Ce n'est rien d'autre que cette argumentation très classique qui est ici reprise par la première chambre civile lorsqu'elle dispose que les participants "n'avaient aucun rôle à jouer ni aucun texte à dire" et "qu'il ne leur était demandé que d'être eux-mêmes". L'analogie ainsi opérée entre l'Ile de la tentation et des documentaires de la qualité d'"Etre et avoir" ne manque certainement pas de piquant sur le plan factuel bien qu'elle nous semble parfaitement rigoureuse sur le plan juridique.
(1) La question a émergé bien avant l'affaire Île de la tentation dès l'apparition des premières émissions du genre, v. D. Cohen et L. Gamet, Loft-story : le jeu travail, Dr. soc., 2001, p. 791.
(2) Cass. soc., 3 juin 2009, n° 08-40.981, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A5653EHT) et les obs. de Ch. Radé, TF1 production pris à son propre jeu ! (à propos de la requalification des contrats des participants à l'émission de télévision "L'Ile de la tentation"), Lexbase Hebdo n° 355 du 18 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6564BKC). V. notamment D., 2009, p. 2115, note J.-F. Cesaro et P.-Y. Gautier ; ibid, p. 2517, note B. Edelman ; RDT, 2009, p. 507, obs. G. Auzero ; Dr. soc., 2009, p. 780, avis D. Allix, note J.-J. Dupeyroux ; ibid., p. 931, chr. Ch. Radé ; JCP éd. E, 2009, 1714, note B. Thouzellier ; JCP éd. S, 2009, Act. 41, P.-Y. Verkindt ; Liaisons sociales, n° 99, février 2009, p. 42, obs. J.-E. Ray ; SSL, 12 janvier 2009, p. 8, note J. Barthélémy.
(3) CA Paris, 18ème ch., sect. D, 12 février 2008, 3 arrêts, n° 07/02721 (N° Lexbase : A0261D7S), n° 07/02722 (N° Lexbase : A0260D7R) et n° 07/02723 (N° Lexbase : A0250D7E), lire Questions à Maître Assous : quand la téléréalité devient fiction, Lexbase Hebdo n° 334 du 21 janvier 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N3536BIS) et nos obs., Les candidats salariés de "l'Ile de la tentation", Lexbase Hebdo n° 296 du 12 mars 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3805BEN).
(4) V. par ex. G. Auzero et P.- Y. Verkindt, préc..
(5) Au contraire d'ailleurs de la cour d'appel de Paris qui, maladroitement peut-être, avait davantage cherché à caractériser l'existence d'une prestation de travail, v. sur ce point nos obs. préc..
(6) Cet argument avait été présenté devant la cour d'appel de Paris en 2008 mais n'avait pas fait l'objet d'un pourvoi devant la Chambre sociale en 2009.
(7) V. Ch. Radé, Des critères du contrat de travail, Dr. soc., 2013, p. 202.
(8) V. P.-Y. Verkindt, préc..
(9) V. Ch. Radé, Dr. soc., 2009, préc..
(10) P.- Y. Verkindt, préc..
(11) Par application de l'article L. 7121-3 du Code du travail (N° Lexbase : L3102H9R).
(12) Sur la distinction entre artiste de complément et artiste-interprète, v. la décision du même jour rendue par la première chambre civile, Cass. civ. 1, 24 avril 2013, n° 11-20.900, F-P+B+I (N° Lexbase : A5210KCX).
(13) Selon l'expression de J.-J. Dupeyroux, préc..
(14) Cass. civ. 1, 13 novembre 2008, n° 06-16.278, FS-P+B (N° Lexbase : A2267EBL), Comm. com. électr., 2009, comm. 2, note Ch. Caron ; RTD com., 2009, p. 128, obs. F. Pollaud-Dulian.
Décision
Cass. civ. 1, 24 avril 2013, n° 11-19.091, F-P+B+I (N° Lexbase : A5209KCW) Rejet, CA Versailles, 6ème ch., 5 avril 2011, n° 09/01673 (N° Lexbase : A3704HNI) Textes visés : néant. Mots-clés : contrat de travail, qualification, artiste-interprète. Liens base : (N° Lexbase : E7628ESC) |
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