Lexbase Fiscal n°869 du 17 juin 2021 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Acte anormal de gestion, abandon de créances, gestion commerciale normale

Réf. : CAA Nantes, 1er avril 2021, n° 19NT02478 (N° Lexbase : A52144NG)

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par Franck Laffaille, Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 16 Juin 2021


Mots-clés : acte anormal de gestion • abandon de créances • entreprises 

Les abandons de créances ne relèvent pas en principe d’une gestion commerciale normale. Une société opérant un abandon de créances sans justifier de l’existence de contreparties est réputée ne pas avoir agi dans son propre intérêt. Le renoncement de créances consenti à un tiers constitue alors un acte anormal de gestion. Tel est le dogme jurisprudentiel rappelée par la Cour administrative de Nantes dans sa décision du 1er avril 2021.


 

Dans cette affaire, nous sommes en présence d’une SCI propriétaire de constructions constituant une galerie commerciale au sein d’un centre commercial. Ce dernier se trouve sur un terrain qui appartient à une SAS propriétaire de l’hypermarché implanté sur le site. Une convention – signée entre la SCI et la SAS – prévoit que la SAS reçoit l’ensemble des factures relatives au fonctionnement du centre commercial. La SAS refacture à la SCI les charges relatives au fonctionnement de la galerie commerciale. La SCI refacture à la SAS 33 % des charges d’électricité et 70% des autres charges ; quant aux autres sociétés louant les emplacements commerciaux se trouvant dans la galerie commerciale, elles se voient refacturer le solde des charges.

Vérification de comptabilité il y a. Il est constaté que la SCI ne refacture aucune charge aux locataires des locaux de la galerie commerciale pour les années 2006-2009. Selon l’administration fiscale, il y a indu abandon de créances. Il est particulièrement souligné par le service vérificateur que le compte courant du dirigeant et associé de la SCI demeure débiteur de janvier à décembre 2011 ; il ne lui est pas appliqué des intérêts en rémunération au regard d’un tel avantage. Proposition de rectification présentée à la SCI ; réclamation de celle-ci contre les impositions procédant de ces vérifications ; rejet de ladite réclamation ; contentieux. La SCI se tourne vers le Tribunal administratif de Rennes pour que soient prononcées : la décharge, en droits et pénalités, de la cotisation supplémentaire à l’IS (à laquelle est assujettie la société au titre de l’exercice clos en 2010) … la réduction de la cotisation supplémentaire à l’IS (à laquelle est assujettie la société au titre de l’exercice clos en 2011). Par son jugement n°1702426 en date du 24 avril 2019, le TA de Rennes estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la SCI visant à la réduction, en droits et pénalités, de la cotisation supplémentaire à l’IS à laquelle elle a été assujettie au titre de l‘exercice clos en 2011 ; le juge rejette le surplus de la demande. L’appel devant la CAA de Nantes porte sur le rejet de la demande relative à la cotisation supplémentaire à l’IS au titre de l’exercice clos en 2010.

Citant l’article 38 du CGI (N° Lexbase : L7146LZP), applicable en matière d’IS sur le fondement de l’article 209 du CGI (N° Lexbase : L6979LZI), la CAA de Nantes rappelle que «  des prêts sans intérêts ou l’abandon de créances accordés par une entreprise au profit d’un tiers ne relèvent pas, en règle générale, d’une gestion commerciale normale, sauf s’il apparaît qu’en consentant de tels avantages, l’entreprise a agi dans son propre intérêt ». L’abandon d’intérêts ou ici de créances consenti à un tiers – sans bénéficier en retour de contreparties – constitue un acte anormal de gestion. S’il est une question de haute importance en matière d’acte anormal de gestion, c’est bien celle relative au fardeau probatoire. En vertu d’un raisonnement en apparence simple – mais non dénué d’une forme de perversité – prévaut la logique suivante : la charge de la preuve échoit certes à l’administration et (mais) celle-ci est réputée apporter ladite preuve « dès lors que (l’)entreprise n’est pas en mesure de justifier qu’elle a bénéficié en retour de contreparties. Autant dire – en d’autres termes – que le fardeau probatoire pèse uniquement sur le contribuable qui doit prouver l’existence de la contrepartie à même de justifier l’abandon de créances ou d’intérêts.

La société requérante soutient – dans la présente affaire – que l’absence de facturation résulte d’une erreur du service en charge de la comptabilité. La CAA observe que cette erreur a bien été rectifiée à l’égard de la SAS mais que tel n’est point le cas s’agissant des sociétés occupant les autres emplacements au sein de la galerie commerciale. Dès lors qu’une telle situation est constatée – et ne saurait être niée – la requérante ne peut que mettre en avant l’argument suivant, classique : s’il y a absence de refacturation, c’est en raison de l’existence d’un intérêt commercial. Qu’en est-il de ce dernier ? La requérante tente de démontrer qu’il existe un lien fécond entre son erreur initiale (comptable), son intérêt commercial (l’absence de refacturation à raison de ladite erreur) et les intérêts des commerçants visés. Puisqu’il y a erreur de sa part susceptible de lui être reprochée, la société a estimé qu’il était de son intérêt d’abandonner ces créances. Plusieurs arguments viennent à l’appui de cette thèse. Tout d’abord, les commerçant sont aussi les clients du centre commercial et il était dans son intérêt bien compris d’opérer un tel abandon. Secondement, certains commerçants avaient cessé leur activité ou s’étaient installés en un autre lieu ; il aurait été « inéquitable », selon la requérante, que les locataires encore présents soient appelés à payer un tel arriéré de charges pour la totalité des locataires concernés. Si une telle configuration était advenue, nul doute, aux dires de la requérante, que ces locataires auraient connu d’évidentes difficultés financières ; pour certains d’entre eux, cela aurait pu les contraindre à mettre fin au bail. En protégeant se locataires-clients, la société requérante n’aurait fait, dans cette optique, que préserver des activités jugées essentielles à son propre bon développement, voire à sa survie.

La CAA de Nantes ne s’avère pas convaincue par l’argumentation ainsi développée. Il n’est aucunement établi que les locataires concernés se trouvaient dans une situation telle que l’abandon de l’abandon de créances eut généré des difficultés financières ; tout comme il n’est pas prouvé que les conséquences commerciales envisagées par la requérante se seraient traduites par un risque à ce point substantiel qu’il appelait une telle stratégie. À l’aune de ces éléments, elle n’est pas regardée comme apportant la preuve de l’existence d’une contrepartie justifiant les abandons de créances ; elle n’est pas réputée avoir agi dans son propre intérêt. Il s’ensuit que l’administration apporte bien la preuve – selon le juge d’appel – que les abandons de créances ne relèvent pas d’une gestion commerciale normale. L’administration était fondée à réintégrer la valeur des créances objets du contentieux dans le bénéfice imposable de la SCI au titre de l’exercice clos en 2010.

S’agissant de l’établissement de l’impôt, de quel exercice faut-il tenir compte ? Pour la CAA de Nantes, il convient de prendre en compte l’exercice au cours duquel l’abandon de créance a eu lieu et « non de l’exercice au cours duquel a juridiquement pris naissance cette créance ». Il s’avère que c’est seulement en 2010 que l’absence de refacturation aux locataires (des charges d’entretien et de fonctionnement pour les années 2006-2009) a été constatée par la SCI. Durant cette année 2010, la SCI décide d’abandonner ses créances (sauf à l’égard de la SAS). Or, elle aurait pu récupérer les sommes visées sur le fondement de l’article L. 110-4 du Code de commerce (N° Lexbase : L4314IX3). Elle préfère opérer un choix négatif. L’administration est fondée à considérer que la société a abandonné les créances en question au cours de l’exercice clos en 2010 et non pas au cours de l’exercices clos de 2006-2009.

Via cette décision, on entrevoit combien l’acte anormal de gestion constitue bien le « premier risque pour l’entreprise » [1]. La notion d’acte anormal de gestion – transposition en droit fiscal de la notion d’acte non conforme à l’intérêt social appliquée en droit commercial  [2] - est fille de l’arrêt « Loiseau » (CE Contentieux, 17 octobre 1990, n° 83310 N° Lexbase : A4669AQY) dont on sait, grâce à O. Fouquet [3], qu’il s’entendait simple décision d’espèce. Or, la notion d’acte anormal de gestion est devenue l’instrument par lequel l’administration s’immisce dans la vie quotidienne des entreprises [4]. La normalité – ou l’anormalité d’un acte de gestion – est particulièrement ardue à cerner puisqu’elle repose sur la notion de risque, notion économique et non point juridique. Comme dans le cas des abandons de créances, administration et juges posent des présomptions d’anormalité pour une catégorie d’actes présumés ontologiquement suspects ; il est très difficile – voire souvent impossible – au contribuable (puisque de facto la charge de la preuve lui échoit) de démontrer que le risque économico-financier par lui entrepris était raisonnable (les italiens emploient souvent la notion de ragionevolezza, raisonnabilité).

Dès lors que certains actes relèvent par nature du péché fiscal et que le contribuable doit prouver l’existence d’une contrepartie, il obtient satisfaction seulement si cette contrepartie s’avère substantielle. Tel est le cas par exemple dans un arrêt rendu quelques jours après celui présentement commenté, arrêt émanant de la même cour administrative de Nantes (15 avril 2021, n° 19NT02197 N° Lexbase : A26294QG). Dans cette affaire, l’administration fiscale remet en cause la déductibilité des charges relatives aux frais d’acquisition de droits d’usufruit temporaire ainsi que l’annuité d’amortissement sur vingt-cinq ans de ces droits. Ici, l’acquisition d’un usufruit temporaire n’est pas constitutive d’un acte anormal de gestion dans la mesure où elle permet à la société d’économiser des loyers. Cette acquisition présentait pour la société une contrepartie importante : 2 366 895 euros pour les années 2012-2014. L’opération ne mérite pas d’être qualifiée d’acte anormal de gestion. On ne saurait résumer la normalité d’un acte au montant considérable des sommes économisées ; reste que cela ne peut qu’apporter de l’eau au moulin du contribuable en quête d’arguments pour apaiser son tourment probatoire.

 

[1] C. Bur, L’acte anormal de gestion ou le premier risque fiscal pour l’entreprise, EFE, 1999. 

[2] Voir les conclusions Racine in CE Contentieux, 27 juillet 1984, n° 34580 (N° Lexbase : A2906AL9). P. Oudenot, F. Deboissy, Précis de fiscalité des groupes et des restructurations, LexisNexis, 2011, p.173.

[3] O. Fouquet, L’immixtion de l’administration fiscale dans la gestion des entreprises : halte au feu !, La Revue administrative, sept-oct. 2014, n°401, p.485, in www.etudes-fiscales-internationales.com.

[4] C. Louit, Acte anormal de gestion, JCL Fiscal, Impôts directs, fasc. 226-20, n°9.

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