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N2610BTT
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
En l'espèce, la requérante demandait notamment la communication -sous réserve de son accord quant à la divulgation de cette filiation-, des données non identifiantes relatives au donneur (en particulier, son âge à ce jour ou son éventuel décès, sa situation professionnelle et familiale au moment du don, sa description physique, les motivations de son don), des données non identifiantes de nature médicale relatives au donneur (comme ses antécédents médicaux personnels et familiaux, le nombre de personnes conçues à partir de gamètes du même donneur, tout support d'information lui permettant de savoir si son frère était ou non issu des gamètes du même donneur).
A proprement parler, il ne s'agissait donc pas d'une levée de l'anonymat du donneur qui était réclamée, et encore moins sans son consentement. Tout au plus, s'agissait-il de conforter le lien familial établi entre une femme et son frère, alors que le tribunal, au comble de l'ironie, considéra que la règle de l'anonymat du donneur de gamètes répond, notamment, à l'objectif de respect de la vie familiale au sein de la famille légale de l'enfant conçu à partir de gamètes issues de ce don. Par où l'on voit que le juge administratif est meilleur arbitre du bien familial que les protagonistes eux-mêmes...
Une fois encore, le juge sort son Ethique à Nicomaque de chevet, et trouve la vertu comme juste milieu entre deux vices, comme juste milieu entre le tort commis (la crise identitaire de l'enfant) et le tort subi (celle du père qui ne se reconnaît pas comme tel). Le problème avec ce mesotês, à lire Kelsen, c'est que la vertu se définit par rapport au vice et que c'est l'autorité de l'ordre social qui détermine ce qui est mal. L'éthique aristotélicienne, sensée définir quasi-scientifiquement la Justice, laisse à l'ordre social et au droit positif -le droit de son temps donc-, finalement, le soin de déterminer l'alpha et l'oméga de ce qui est juste et, par extension, pire, de ce qui est moral...
Le don de sperme n'est pas une affaire nouvelle : les premières réussites attestées remontent à 1884 ! En France, les centres d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humain (CECOS) centralisent, depuis 1973, la "collecte" et jouent les intermédiaires avec les 4 000 couples demandeurs annuels. 38 à 40 000 enfants pour 9 300 "pères anonymes" : la question de la requérante prenait alors tout son sens ; les chances que son "frère de lait" fusse son "frère biologique" sont bien réelles. Est-ce, dès lors, moral de laisser une famille dans un doute aussi saisissant ?
Assurément, la question a fait débat puisque l'ancienne ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, avait proposé, en 2010, une levée partielle de cet anonymat, sur le modèle du Conseil national d'accès aux origines personnelles (CNAOP), qui aide depuis 2002 les enfants nés d'un accouchement sous X à connaître leurs origines : proposition rejetée, elle aussi, par les parlementaires. Ces derniers craignaient que la levée de l'anonymat entraînerait une raréfaction des dons de sperme ; mais surtout, intimement, ils se prévalaient de John Irving, dans Le monde selon Garp : c'est que l'anonymat garantit l'honnêteté.
Mais, où a-t-on vu que la levée de l'anonymat entraînait une baisse des dons ? En Allemagne et en Suède, le droit de connaître ses origines interdit l'anonymat du donneur qui, pour autant, ne sera jamais reconnu père de l'enfant. Et, aux Etats-Unis, le choix du père biologique se fait sur catalogue : l'industrie y est florissante, même si l'éthique n'est pas nécessairement au rendez-vous. Mais, c'est qu'en Amérique, comme en Grande-Bretagne, le don est à titre onéreux : les dérives relatives à l'exploitation du corps humain et à celle de l'espérance des milliers de couples dans l'attente d'un don semblent avoir plus trait au mercantilisme qu'à la levée de l'anonymat. C'est la gratuité du don qui semble, dès lors, garantir l'honnêteté et non l'anonymat.
Encore que la requérante, dans la décision du 14 juin 2012, ne demandait aucunement une telle transgression du droit. Elle rappelait, à juste titre, que le droit français n'interdit que la diffusion d'informations qui permettent d'identifier le donneur ; or, elle souhaitait recueillir uniquement des informations non identifiantes sur son père biologique (antécédents médicaux, raisons du don, nombre d'enfants nés de l'échantillon...).
Finalement, la Justice est un problème de valeurs et "le problème de valeurs est d'abord et avant tout un problème de conflit de valeurs", résume Kelsen. Dans ce juste milieu, éthique, entre la non reconnaissance du don, comme en Italie, parce que, pour se donner, encore faut-il s'appartenir -la laïcité italienne, on le sait, est encore en gestation-, et le merchandising de l'enfantement eugénique, la France choisit l'anonymat contre la "crise identitaire", car "mieux vaut donner sans promettre que promettre sans tenir" croit-elle : un voeu pieux car il n'est rien d'anonyme en ce monde qui ne soit, au final, révélé ; une question de temps, de moeurs, d'ordre social positif et uniquement positif. Mais, n'attendons pas que le juge administratif bouge les lignes...
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