La lettre juridique n°491 du 28 juin 2012 : Contrats administratifs

[Jurisprudence] La délivrance d'une autorisation d'occupation du domaine public n'est pas, par elle-même, susceptible de porter atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie

Réf. : CE 2° et 7° s-s-r., 23 mai 2012, n° 348909, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0935IML)

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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public

le 27 Juin 2012

Par un important arrêt n° 348909 du 23 mai 2012, le Conseil d'Etat précise les fonctions de la liberté du commerce et de l'industrie. Classiquement, cette liberté interdit aux personnes publiques de brider l'activité des opérateurs économiques par des régimes d'interdiction, d'autorisation ou de déclaration préalables qui ne seraient pas justifiées par les nécessités de l'intérêt général. En outre, le respect de la liberté du commerce et de l'industrie impose aux personnes publiques de ne prendre en charge une activité économique que sous réserve de l'existence d'un intérêt public, lequel peut résulter, notamment, de la carence de l'initiative privée. En revanche, et c'est l'apport de cet arrêt, la liberté du commerce et de l'industrie ne saurait être invoquée par les opérateurs économiques pour contraindre les personnes publiques à attribuer des autorisations d'occupation de leur domaine public de façon à améliorer la concurrence. Les personnes publiques conservent, ainsi, une liberté dans la gestion de leurs propriétés, étant entendu, toutefois, qu'elles ne doivent pas, par leurs actes, contrevenir directement au droit de la concurrence ou indirectement en mettant un opérateur économique dans une situation contraire aux exigences de la concurrence. Pour faire le point sur cette décision, Lexbase Hebdo - édition publique vous propose de découvrir les observations de François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers-Institut de droit public (EA 2623). C'est à l'occasion d'une affaire riche d'enjeux économiques et financiers que le Conseil d'Etat a choisi de préciser la portée de la liberté du commerce et de l'industrie, en refusant d'en faire un principe permettant aux opérateurs économiques d'exiger des personnes publiques qu'elles prennent toutes les mesures nécessaires pour favoriser la concurrence sur leurs propriétés. Dans l'arrêt du 23 mai 2012, le Conseil d'Etat était saisi d'un litige né entre plusieurs sociétés diffusant des journaux dits "gratuits", c'est-à-dire des journaux financés par la seule publicité et distribués, notamment, dans les stations et couloirs du métro parisien. La RATP avait lancé en 2006 un avis public à manifestation d'intérêt en vue d'autoriser une (ou plusieurs) entreprise(s) à installer sur son domaine public (1) des présentoirs à journaux dans au moins 150 stations de métro et 20 stations de RER. La société X, qui gère deux journaux gratuits, a été choisie. La société Y, dont l'offre n'a pas été retenue, a, alors, saisi le tribunal administratif de Paris qui a annulé, par un jugement du 5 novembre 2010 (2), la décision de rejet de son offre, la décision de conclure la convention et la décision implicite rejetant sa demande de résiliation du contrat. Le tribunal administratif de Paris a, également, enjoint aux parties de saisir le juge du contrat, à défaut de résolution amiable, dans un délai d'un mois afin qu'il prononce cette résolution. Les juges de première instance ont considéré que, "par l'effet conjugué du découpage des lots, de la sélection d'un seul éditeur pour le lot principal et l'exclusivité accordée à cet éditeur, de l'absence de tout critère objectif dans la détermination du montant de la redevance, de l'existence de clauses faisant obstacle à l'installation de concurrents et visant à favoriser le candidat ayant remporté le lot principal, la RATP a porté une atteinte excessive à la liberté du commerce et de l'industrie".

La RATP a fait appel et a demandé le sursis à exécution du jugement du tribunal administratif de Paris. La cour administrative d'appel de Paris (3) a rejeté sa requête au motif que le moyen d'appel de la RATP tiré de l'absence d'atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie n'était pas sérieux (4). Saisi d'un recours en cassation dirigé contre l'arrêt de la cour administrative d'appel, il appartenait au Conseil d'Etat de dire si la RATP était tenue de respecter la liberté du commerce et de l'industrie au moment d'attribuer les autorisations d'occupation de son domaine public et si elle y avait porté une atteinte excessive. Plus largement, le Conseil d'Etat avait à se prononcer sur le positionnement et les fonctions de la liberté du commerce et de l'industrie.

1 - Classiquement, on sait que la liberté du commerce et de l'industrie, qui a la valeur d'un principe général du droit (à la différence de la liberté d'entreprendre qui a valeur constitutionnelle), remplit deux fonctions parfaitement mises en évidence par le rapporteur public M. Bertrand Dacosta (5). En premier lieu, la liberté du commerce et de l'industrie renvoie à la liberté d'exercer une activité professionnelle. Ce premier volet interdit, notamment, à une autorité administrative d'imposer une autorisation d'exercice (sauf à ce que le législateur l'ait préalablement instituée) (6). Par ailleurs, obligation lui est faite de n'imposer que les sujétions nécessaires à la sauvegarde des missions d'intérêt général qui lui reviennent.

En deuxième lieu, la liberté du commerce et de l'industrie renvoie à l'obligation qui est faite aux personnes publiques de n'intervenir dans le secteur marchand que sous réserve du respect de strictes conditions, posées par la jurisprudence dite du "socialisme municipal" en 1930 (7) et récemment rappelées et réaménagées par le Conseil d'Etat (8). Les personnes publiques ne peuvent prendre en charge une activité économique que si l'intérêt public le justifie, étant entendu que cet intérêt public peut résulter, par exemple, d'une carence de l'initiative privée (9).

Dans la présente espèce, aucune des deux fonctions précitées n'étaient en cause. La société Y entendait attribuer une troisième fonction à la liberté du commerce de l'industrie, imposée à une personne publique dans sa mission de gestion de son domaine public. Plus précisément, elle considérait que la liberté du commerce et de l'industrie lui donnait le droit "de concurrencer de manière égale les autres opérateurs privés sur les propriétés publiques" et impliquait "l'obligation pour les autorités administratives de ne pas fausser, par leurs actes, le libre jeu de la concurrence, voire de l'organiser sur leur propriété lorsqu'elle est publique" (10). Convaincu par cette argumentation, le tribunal administratif de Paris avait considéré que le RATP avait porté une atteinte excessive à la liberté du commerce et de l'industrie en ne choisissant finalement qu'une offre alors qu'elle aurait pu en retenir plusieurs.

2 - Le Conseil d'Etat n'a pas retenu cette argumentation et a préféré brider la liberté du commerce et de l'industrie (11). Cette liberté ne permet donc pas aux opérateurs économiques d'imposer aux personnes publiques de prendre toutes les mesures nécessaires pour favoriser la concurrence. Cette solution paraît logique et équilibrée, même si un certain nombre d'arguments pouvait militer dans le sens d'une interprétation plus dynamique de la liberté du commerce et de l'industrie.

Dans son avis du 21 octobre 2004 (12) relatif à l'occupation du domaine public pour la distribution de journaux gratuits, le Conseil de la concurrence n'avait pas manqué de souligner que "les solutions de transport en commun, qui constituent des espaces disponibles pour l'installation de présentoirs, sont nécessairement en nombre limité et constituent une ressource rare pour les entreprises de distribution de journaux gratuits. Les restrictions d'accès à cette ressource doivent donc être justifiées par des raisons objectives [...] lorsque l'imposition d'une clause d'exclusivité résulte de raisons techniques ou financières sérieusement justifiées, le Conseil recommande qu'elle ait pour contrepartie l'organisation d'une publicité préalable pour son attribution et une durée brève d'application". Autrement dit, le Conseil de la concurrence avait considéré que le domaine public constituait une infrastructure essentielle et qu'il importait donc à la personne publique d'offrir un accès dans des conditions équitables et non discriminatoires. De la même façon, la soumission des personnes publiques au droit de la concurrence dans leurs activités de gestion du domaine public (13) pouvait plaider pour une interprétation renouvelée et élargie de la liberté du commerce et de l'industrie. On doit, d'ailleurs, relever que la jurisprudence administrative pouvait être interprétée dans le sens invoqué par la société Y. En effet, l'arrêt n° 202256 du 26 mars 1999 (14) précisait bien que l'autorité affectataire des dépendances du domaine public devait "lorsque, conformément à l'affectation de ces dépendances, celles-ci sont le siège d'activités de production, de distribution ou de services, prendre en considération les diverses règles, telles que le principe de la liberté du commerce et de l'industrie ou l'ordonnance du 1er décembre 1986 (ordonnance n° 86-1243, relative à la liberté des prix et de la concurrence N° Lexbase : L8307AGR), dans le cadre desquelles s'exercent ces activités [...] il revient au juge de l'excès de pouvoir, à qui il appartient d'apprécier la légalité des actes juridiques de gestion du domaine public, de s'assurer que ces actes ont été pris compte tenu de l'ensemble de ces principes et de ces règles et qu'ils en ont fait, en les combinant, une exacte application".

Malgré cela, le Conseil d'Etat a fait un autre choix, plus en phase avec l'intérêt d'une bonne gestion du domaine public. Il faut bien voir que l'occupation du domaine public par un opérateur économique n'est pas de droit. Elle est à la discrétion de la personne publique, qui est libre d'accorder une autorisation d'occupation de son domaine public et qui doit même opposer un refus aux demandes d'occupation qui ne sont pas compatibles avec l'affectation et la conservation du domaine. Cette solution s'explique par le fait que l'utilisation ou l'occupation privative du domaine public ne doit en aucun cas être préjudiciable au domaine public, c'est-à-dire à son affectation à l'utilité publique ou à son intégrité (notamment lorsqu'il s'agit du domaine public naturel). L'article L. 2121-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L8540AAK) le rappelle explicitement en disposant que "les biens du domaine public sont utilisés conformément à leur affectation à l'utilité publique. Aucun droit d'aucune nature ne peut être consenti s'il fait obstacle au respect de cette affectation". Ce souci d'une protection et d'une bonne gestion du domaine public justifie alors que la liberté du commerce et de l'industrie soit inopposable à la personne publique au moment de choisir l'occupant de son domaine. Elle est, en quelque sorte, sans effet à ce stade et n'impose donc pas à la personne publique d'organiser sur son domaine public une libre et égale concurrence, tout simplement parce que les missions d'intérêt général attachées à la gestion du domaine public dépassent celles qui se rattachent à la libre concurrence.

Faut-il en déduire que la personne publique est totalement libre et qu'elle peut à sa guise accorder une autorisation d'occupation du domaine public sans se préoccuper de ses effets sur la concurrence ? Certainement pas. Si la liberté du commerce et de l'industrie est sans effet à ce stade, le respect du droit de la concurrence s'impose, comme l'a jugé le Conseil d'Etat dès 1997 (15). En effet, la personne publique ne peut délivrer légalement une autorisation d'occupation de son domaine public lorsque sa décision aurait pour effet de méconnaître le droit de la concurrence, soit en elle-même, soit parce qu'elle place son bénéficiaire dans une situation contraire aux exigences de la concurrence.

En définitive, l'arrêt du 23 mai 2012 cantonne le champ d'application du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, mais ne réduit nullement la portée du principe de libre concurrence. Les deux principes demeurent complémentaires dans la mesure où le second prend le relais du premier. Même si la liberté du commerce et de l'industrie ne peut pas être invoquée par les opérateurs économiques pour favoriser une plus grande concurrence, le principe de libre concurrence impose aux personnes publiques de ne jamais ignorer le droit de la concurrence dans la gestion de leur domaine public. C'est dire que la liberté de gestion du domaine public, si elle continue d'exister, demeure tout de même très encadrée.


(1) La RATP n'était nullement tenue d'organiser une telle procédure de mise en concurrence (voir en ce sens, CE, S., 3 décembre 2010, n° 338272 et n° 338527, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4439GMD, BJCP, 2011, p. 36, concl. N. Escaut, AJDA, 2011, p. 21, note E. Glaser, Dr. adm., 2011, comm. 36, note F. Brenet et F. Melleray, RD imm., 2011, p. 162, note S. Braconnier et R. Noguellou).
(2) TA Paris, 5 novembre 2010, n° 0808815 (N° Lexbase : A7137GMB).
(3) CAA Paris, 1ère ch., 14 avril 2011, n° 10PA05734, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0953IMA).
(4) Il faut rappeler qu'aux termes de l'article R. 811-15 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3292ALI), "lorsqu'il est fait appel d'un jugement de tribunal administratif prononçant l'annulation d'une décision administrative, la juridiction d'appel peut, à la demande de l'appelant, ordonner qu'il soit sursis à exécution de ce jugement si les moyens invoqués par l'appelant paraissent, en l'état de l'instruction, sérieux et de nature à justifier, outre l'annulation ou la réformation du jugement attaqué, le rejet des conclusions à fin d'annulation accueillies par ce jugement".
(5) Que nous remercions pour l'aimable communication de ses conclusions.
(6) CE, Ass, 22 juin 1951, n° 00590, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5220B8T), Rec. CE, p. 362, D., 1951, p. 589, concl. Gazier, GAJA 65.
(7) CE, S., 30 mai 1930, n° 06781, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0744B9G), Rec. CE, p. 593.
(8) CE, Ass., 31 mai 2006, n° 275531, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7224DPA), Rec. CE, p. 272, concl. D. Casas, BJCP, 2006, p. 295, concl., CJEG, 2006, p. 430, concl., RFDA, 2006, p. 1048, concl., AJDA, 2007, p. 1584, chron. C. Landais et F. Lénica, Contrats Marchés publ., 2006, comm. 202, note G. Eckert, JCP éd. A, 2006, 113, comm. F. Linditch.
(9) Selon la formule employée par l'arrêt CE, Ass., 31 mai 2006, n° 275531, publié au recueil Lebon, précité.
(10) M. N. Boulouis, concl. préc..
(11) S. Braconnier, Domaine public : la liberté du commerce et de l'industrie réhabilitée, mais bridée, AJDA, 2012, p. 1129.
(12) Avis Conseil de la concurrence n° 04-A-19, 21 octobre 2004 (N° Lexbase : X4772ACQ).
(13) CE S., 26 mars 1999, n° 202256, publié au recueil Lebon ([LXB=A3523AXR)]), Rec. CE, p. 96, AJDA, 1999, p. 427, concl. J.-H. Stahl, note M. Bazex, CJEG, 1999, p. 264, concl., D. 2000, p. 204, note J.-P. Markus, RFDA, 1999, p. 977, note D. Pouyaud.
(14) CE, S., 26 mars 1999, n° 202256, publié au recueil Lebon, préc..
(15) CE, S., 3 novembre 1997, n° 169907, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5178ASL), Rec. CE, p. 406, concl. J.-H. Stahl, AJDA, 1997, p. 945, chron.T.-X. Girardot et F. Raynaud, CJEG, 1997, p. 441, concl., RFDA, 1997, p. 1228, concl., RDP, 1998, p. 256, note Y. Gaudemet.

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