Lexbase Avocats n°311 du 4 février 2021 : Éditorial

[A la une] Le droit, la Justice et les bonnes intentions

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par Marie Dosé, Avocat à la Cour

le 03 Février 2021

Commençons par citer Montesquieu : « Lorsqu’on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par des lois ». À tout le moins pas de façon inconsidérée ou précipitée.

La loi du 15 juin 1971 a pour la première fois institué un délit spécifique de non-dénonciation de sévices ou de privations infligées à un mineur de 15 ans, sans qu’aucune immunité familiale ne puisse être opposée. En 1992, l’infraction codifiée à l’article 434-3 du Code pénal ne fait plus référence à des sévices mais à la locution beaucoup plus large de « mauvais traitements », et étend son champ d’application aux personnes qui ne seraient pas en mesure de se protéger en raison de leur âge, d’une maladie, d’une infirmité quelconque, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse. Les juges ont alors tôt fait de considérer que les atteintes sexuelles étaient une variante desdits « mauvais traitements », et la loi interprétative du 17 juin 1998 est venue entériner cette jurisprudence en visant expressément les atteintes sexuelles au sein de l’article.

Dans un même souci de précision et de clarification, la loi du 14 mars 2016 ajoute aux « mauvais traitements » et « atteintes sexuelles » les agressions sexuelles, que la jurisprudence avait toutefois déjà pris en considération. Surtout, elle étend l’incrimination à quiconque n’aurait pas informé les autorités administratives ou judiciaires de privations, mauvais traitements, agressions ou atteintes sexuelles « infligés à un mineur », et plus seulement à un mineur de quinze ans. Deux ans plus tard, la réforme du 3 août 2018 transforme l’infraction instantanée en infraction continue et aggrave le quantum de la peine d’emprisonnement encourue lorsque la non-dénonciation concerne un mineur de 15 ans.

Ces dernières semaines, dans le tumulte de « l’affaire Duhamel », les parlementaires se sont empressés de déposer ou de soutenir des propositions de réformes visant à allonger le délai de prescription de l’infraction de non-dénonciation. De six ans aujourd’hui, ce délai serait porté à dix ans à compter de la majorité de la victime en cas de délit et à vingt ans en cas de crime, ce qui ne va pas sans poser de graves problèmes. Déjà, en 2016, le cardinal Barbarin s’était vu reproché de ne pas avoir informé les autorités judiciaires de faits prescrits depuis des décennies, alors que l’élément intentionnel de l’infraction réside justement dans la conscience et la volonté de son auteur d’entraver l’action judiciaire. Comment peut-on entraver l’exercice de l’action publique automatiquement éteinte du fait de la prescription ?

Surtout, et l’avocat général Joël Sollier l’avait rappelé avec force au cours de son réquisitoire devant la cour d’appel de Lyon le 29 novembre 2019, il convient de se méfier d’une justice qui ferait de l’élément symbolique son principe d’action. Car l’un des éléments matériels de cette infraction, et ce qui la justifie, réside précisément dans l’état de minorité ou de vulnérabilité de la victime : c’est parce que celle-ci est incapable de saisir la justice que l’infraction créée un mécanisme de substitution qui oblige le tiers informé à le faire à sa place. Et lorsque cette incapacité tombe, autrement dit lorsque la victime devenue majeure se trouve en capacité de saisir les « autorités judiciaires ou administratives », l’infraction de non-dénonciation doit s’éteindre. Sauf à accepter que celui qui a reçu les confessions d’une victime désormais âgée de près de quarante ans puisse être poursuivi pénalement durant des décennies pour avoir tu ce que la victime n’a jamais souhaité révéler. Sauf à considérer encore, dans une logique absolutiste, que les familles des victimes à qui celles-ci se seraient confiées, à l’instar de Camille Kouchner, puissent être poursuivies jusqu’à leur trente-huit ans pour n’avoir pas livré à la justice ce que leur enfant, frère, sœur ou conjoint voulaient garder secret. Aussi, dénonçant un raisonnement jusqu’à l’absurde qui « pourrait même conduire à poursuivre les victimes devenues adultes et qui n’ont pas dénoncé les faits, ne serait-ce que pour protéger autrui (…) », l’avocat général Joël Sollier s’inquiétait à juste titre des « conséquences dévastatrices » d’une telle extension. Le droit, la justice et les bonnes intentions ne font pas toujours bon ménage : cette réforme, portée par un vaste et nécessaire mouvement de libération de la parole des victimes, pourrait bien inciter celles qui ne sont pas encore prêtes à dénoncer les violences qu’elles ont subies à se taire et à s’enfermer dans le silence.

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