La lettre juridique n°839 du 8 octobre 2020 : Procédure administrative

[Jurisprudence] L’application de la jurisprudence « Czabaj » à la procédure de l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme

Réf. : CE 3° et 8° ch.-r., 25 septembre 2020, n° 430945, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A13043W9)

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par Henri Bouillon, Maître de conférences à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, membre du CRJFC

le 08 Octobre 2020

 


Mots clés : recours juridictionnel • délai raisonnable • décisions non réglementaires

Le délai raisonnable d’un an au-delà duquel il est impossible d'exercer un recours juridictionnel est opposable aux recours dirigés contre les décisions non réglementaires qui ne présentent pas le caractère de décisions individuelles, lorsque la contestation émane des destinataires de ces décisions à l'égard desquels une notification est requise pour déclencher le délai de recours.


 

La logique de la jurisprudence « Czabaj » (CE, Ass., 13 juillet 2016, n° 387763 N° Lexbase : A2114RXL) n’en finit pas de se déployer en contentieux administratif.

Rappelons que cette jurisprudence enferme dans « un délai raisonnable » le recours contre un acte administratif non notifié à son destinataire ou notifié sans une mention correcte des voies et délais de recours, délai décompté à partir du moment où le destinataire a eu connaissance de la décision. Dans la mesure où cette solution contredit l’article R. 421-5 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3025ALM), qui dispose que le délai de recours est inopposable au destinataire d’un acte irrégulièrement notifié, elle a fait l’objet d’appréciations fort contrastées par la doctrine. Pourtant, elle participe d’une tendance générale du contentieux administratif, qui consiste à occulter les sanctions frappant la violation du formalisme. Par cette occultation, le juge valorise la sécurité juridique des actes administratifs, érigée « au sommet 'des objectifs de la vie sociale et économique' » [1], au détriment des irrégularités de forme ou de procédure commises par l’administration et considérées comme mineures parce qu’elles n’affectent pas le sens de la décision ou les droits des administrés (CE, Ass., 23 décembre 2011, n° 335033 N° Lexbase : A9048H8M) ou parce qu’elles sont régularisables. Plus aucune considération n’est attachée au formalisme qui environne l’action administrative et qui doit permettre un exercice raisonné et mesuré des prérogatives administratives. « La procédure n’est plus appréhendée comme un outil de "rationalisation" de l’action administrative, mais comme un obstacle à celle-ci » [2]. Tant que ce formalisme était remis en cause au profit des administrés, la doctrine ne s’en est pas émue. À partir du moment où cette logique défavorise le requérant et profite à l’administration, comme avec l’arrêt « Czabaj », elle fait l’objet de contestations plus vives, malgré l’unité profonde des manifestations de ce mouvement d’ensemble.

Depuis 2016, la solution dégagée par l’arrêt « Czabaj », « véritable arrêt de règlement » [3], a été largement promue par le juge administratif. L’arrêt « SCI La Chaumière et autres » (CE, 25 septembre 2020, n° 430945 N° Lexbase : A13043W9) l’étend à son tour à la procédure de transfert d’office des voies privées ouvertes au public et, donc, à la contestation d’une décision d’espèce. Issu de l’article 4 de la loi n 65-503 du 29 juin 1965, relative à certains déclassements, classements et transferts de propriété de dépendances domaniales et de voies privées, aujourd’hui fixé à l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme (N° Lexbase : L8011IMN), le transfert d’office avait été pensé à l’origine pour gérer les voies communes à l’occasion de la réalisation de lotissements. Cette procédure permet aux communes de transférer d’office et sans indemnité dans leur domaine public la propriété de voies appartenant à des propriétaires privés qui sont situées dans des ensembles d’habitations et qui ont été ouvertes à la circulation générale du public. Dans sa rédaction alors en vigueur, l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme disposait : « La propriété des voies privées ouvertes à la circulation publique dans des ensembles d’habitations peut, après enquête publique, être transférée d’office sans indemnité dans le domaine public de la commune sur le territoire de laquelle ces voies sont situées. / La décision de l’autorité administrative portant transfert vaut classement dans le domaine public et éteint, par elle-même et à sa date, tous droits réels et personnels existant sur les biens transférés. / Cette décision est prise par délibération du conseil municipal. Si un propriétaire intéressé a fait connaître son opposition, cette décision est prise par arrêté du représentant de l’État dans le département, à la demande de la commune. » Le transfert prévu à l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme permet ainsi à la commune d’acquérir la propriété de la voie privée et de l’intégrer automatiquement dans le domaine public (T. confl., 16 mai 1994, n° 02912 N° Lexbase : A5913BK9).

Ce mécanisme s’explique par le paradoxe qui résulte de l’ouverture d’une voie privée à la circulation du public. Lorsqu’une voie privée est ouverte au public, elle est considérée comme un ouvrage public (CAA Marseille, 8 janvier 2008, n° 05MA03341 N° Lexbase : A4541D7C). En conséquence, la commune doit prendre en charge un certain nombre des travaux sur cette voie, comme l’entretien ou l’éclairage, travaux qui ont la qualité de travaux publics. La commune pourra en outre être considérée comme responsable des dommages qui résulteraient d’un mauvais entretien de cette voie ou de l’absence de réalisation de ces travaux (CE, 30 novembre 1979, n° 02651 N° Lexbase : A0986B9E). La commune doit également exercer son pouvoir de police sur ces voies (CAA Marseille, 22 octobre 2007, n° 05MA02078 N° Lexbase : A0007D3N). « Il existe ainsi une différence sensible entre la voie appartenant à un particulier et que ce dernier laisse ouverte au public et les obligations incombant à la collectivité territoriale sur le territoire de laquelle est située ladite voie » [4]. L’instauration de ce mécanisme de transfert par la loi du 29 juin 1965 se justifie par la volonté « de donner un statut juridique cohérent à des biens dont l’usage public implique une protection domaniale » [5] et de réduire le hiatus entre leur propriété privée et les obligations qui pèsent sur les personnes publiques.

Le Conseil constitutionnel a déclaré cet article conforme à la Constitution (Cons. const., décision n° 2010-43 QPC du 6 octobre 2010 N° Lexbase : A9924GAS), principalement pour deux motifs. D’une part, le transfert repose sur la volonté du propriétaire privé de laisser le public accéder à sa voie (CE, 27 mai 2020, n° 433608 N° Lexbase : A56493M8, point n° 7) : si le propriétaire manifeste son opposition à la circulation publique sur sa voie, quelle que soit la manière dont s’effectue cette manifestation, le transfert d’office n’est pas possible (CE, 3 juin 2015, n° 369534 N° Lexbase : A1992NKY, point n° 1 ; CE, 17 juin 2015, n° 373187 N° Lexbase : A5377NLQ, point n° 4). D’autre part, une indemnisation peut être envisagée de manière exceptionnelle si le transfert entraîne « pour le propriétaire une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi » (Cons. const., décision n° 2010-43 QPC du 6 octobre 2010, considérant n° 4).

En revanche, le consentement du propriétaire concerne exclusivement l’ouverture de la voie au public. Il ne concerne pas le transfert de la voie dans le domaine public une fois que la libre circulation du public y est constatée. Sur ce point en revanche, le propriétaire ne peut s’opposer à la décision de l’administration, dès lors que les conditions sont réunies (présence d’une opération d’aménagement, voie située dans un ensemble d’habitation et ouverte à la circulation publique). En effet, l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme permet de contourner le refus du propriétaire. Dans sa rédaction applicable à notre cas d’espèce, l’article permet à la commune qui se heurte au refus du propriétaire de demander au préfet de prononcer le transfert par arrêté.

Dans notre arrêt du 25 septembre 2020, la commune de Megève avait voulu intégrer diverses voies privées ouvertes à la circulation publique dans son domaine public. L’opposition des propriétaires de certaines parcelles concernées a contraint le maire à solliciter le préfet de Haute-Savoie pour prononcer leur transfert d’office. Le préfet a adopté un arrêté de transfert le 3 août 2006. Comme les propriétaires n’ont déposé une requête contre cet arrêté que le 23 décembre 2016, soit plus de dix ans après, le tribunal administratif a rejeté leur requête pour tardiveté (TA Grenoble, 20 février 2018, n° 1607373), ce qu’a approuvé la cour administrative d’appel de Lyon (CAA Lyon, 21 mars 2019, n° 18LY01427 N° Lexbase : A5189ZDK).

Les requérants affirmaient néanmoins que les mentions relatives aux délais et voies de recours n’avaient pas été correctement effectuées par l’arrêté, ce qui empêchait le délai de recours contentieux de courir. Telle était la question posée, en cassation, au Conseil d’État. Or, après avoir rappelé brièvement le principe applicable en matière de décompte du délai de recours dans le cas où l’article R. 421-5 du Code de justice administrative a été méconnu (I), le Conseil tempère ce principe en introduisant, dans la procédure de l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme, la solution de l’arrêt « Czabaj », ce qu’il n’avait pas fait dans un précédent arrêt (II). Ce faisant, il applique la jurisprudence « Czabaj » à une décision d’espèce.

I - Le calcul du délai de recours contre une décision de transfert d’office en cas de méconnaissance de l’article R. 421-5 du Code de justice administrative

Le point n° 3 de notre arrêt pose le principe relatif au point de départ du délai de recours contentieux dirigé contre une décision de transfert d’office : « Le délai de recours contentieux contre une décision de transfert prise sur le fondement des dispositions de l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme ne peut courir, pour les propriétaires intéressés, qu’à compter de la date à laquelle celle-ci leur a été notifiée, peu important que cette décision ait été par ailleurs publiée ou affichée. » Ce faisant notre arrêt est très classique et il reprend une solution déjà affirmée dans le cadre de cette procédure de transfert d’office (CE, 13 octobre 2016, n° 381574 N° Lexbase : A8102R79). Il rappelle le principe général en vertu duquel, pour les décisions individuelles expresses, seule la notification à leur destinataire fait courir le délai de recours à l’égard de leur destinataire. « La notification est le procédé par lequel une décision individuelle explicite est portée à la connaissance de l’intéressé » [6]. C’est donc à partir du moment où l’intéressé a connaissance de l’acte que sera décompté le délai de recours, en principe de deux mois (CJA, art. R. 421-1 N° Lexbase : L4139LUT). Cette obligation de notification « se comprend, depuis l’origine, comme une garantie de l’effectivité du droit au recours des administrés. Dans un souci de modernisation des rapports entre les usagers et l’administration, il s’est agi de renforcer l’information des premiers pour leur permettre de faire valoir leurs droits en justice à l’encontre de la seconde. Ceci ressort, sans ambages, de la sanction prévue en cas de méconnaissance de cette obligation, à savoir l’inopposabilité du délai de recours » [7].

Toutefois, l’article R. 421-5 du Code de justice administrative impose, pour que la notification d’une décision expresse soit régulière, que la décision comporte des mentions obligatoires, comme la durée du délai de recours (CE, 8 janvier 1992, n° 113114 N° Lexbase : A5426ARE), les modes de calcul de ce délai, l’existence éventuelle d’un recours administratif préalable obligatoire (CE, 19 mai 2004, n° 248175 N° Lexbase : A2143DCD) et le juge administratif compétent, notamment si la juridiction est spéciale (CE, 15 novembre 2006, n° 264636 N° Lexbase : A3520DS8). Ces mentions doivent surtout être complètes, exactes et dépourvues d’ambiguïté (CE, 4 décembre 2009, n° 324284 N° Lexbase : A3351EPS).

Si ces mentions ne figurent pas dans l’acte, le délai de recours ne débute pas pour le destinataire (ce qui ne joue pas pour les tiers), même si la notification a été effectuée, car celle-ci n’est pas régulière. L’article R. 421-5, cité par notre arrêt, tire en effet les conséquences de l’absence de ces mentions ou de leur inexactitude, en précisant : « Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. » L’absence de preuve de la mention régulière des délais et voies de recours prévue par l’article R. 421-5 rend inopposable au destinataire d’un acte administratif le délai de recours de deux mois contre cet acte, même s’il a eu connaissance de la décision ou si la notification (incomplète donc) a été démontrée par l’administration (CE, Sect., 13 mars 1998, n° 120079 N° Lexbase : A6552ASH). L’oubli des mentions obligatoires évoquées par l’article R. 425-1 du Code de justice administrative peut donc retirer toute portée à l’enfermement de l’action contentieuse dans le délai de deux mois. Il en résulte que « ni le recours devant une juridiction incompétente ni la notification d’une décision de rejet par une telle juridiction ne sont de nature à faire courir les délais de recours devant le juge administratif à l’encontre de la décision litigieuse » (CE, 25 mars 2016, n° 387755 N° Lexbase : A3884RA4, point n° 2).

Après avoir cité l’article R. 421-5 du Code de justice administrative, le point n° 4 de notre arrêt précise d’ailleurs, conformément à cette jurisprudence : « Il résulte de ces dispositions que lorsque la notification ne comporte pas les mentions requises, ce délai n’est pas opposable. » Dans le cadre de la procédure de transfert d’office, une telle solution avait déjà été affirmée par la décision « Commune de La Colle-sur-Loup » (CE, 13 octobre 2016, n° 381574, précité). Celle-ci admettait que, même si les requérants avaient produit la décision querellée au juge, conformément aux exigences de l’article R. 421-1 du Code de justice administrative, « une telle circonstance n’était pas de nature à faire courir le délai de recours contentieux » (point n° 5) en raison de la violation, par l’administration, de son obligation de mentionner les délais et voies de recours prévue à l’article R. 421-5. Alors même que la production de la décision contestée atteste que les requérants en avaient connaissance avant leur recours, l’irrégularité de la notification paralyse l’écoulement du délai de recours.

Par son point n° 5, qu’il introduit par un « toutefois » éloquent, notre arrêt pose néanmoins un tempérament à ce principe général. Ce tempérament est tiré de la jurisprudence « Czabaj » du 13 juillet 2016. Il n’avait pas été admis par l’arrêt « Commune de La Colle-sur-Loup » dans le cadre de la procédure de l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme, bien que cet arrêt soit postérieur à l’arrêt « Czabaj ». En reprenant le principe de l’arrêt « Czabaj », notre arrêt opère donc, sur ce point, un revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt « Commune de La Colle-sur-Loup ».

II - L’application du « délai raisonnable » dégagé par l’arrêt « Czabaj » au recours contre une décision de transfert d’office

Le point n° 5 de notre arrêt reprend d’une part le considérant de principe de l’arrêt « Czabaj » et, d’autre part, lui adjoint quelques précisions inédites.

D’une part, donc, l’arrêt reproduit le principe issu de la jurisprudence « Czabaj » pour l’appliquer à la procédure de transfert d’office. Si le Conseil d’État ne l’avait encore jamais fait, c’était pourtant le raisonnement qu’avait déjà opéré avant lui la cour administrative d’appel de Lyon dans cette affaire (CAA Lyon, 21 mars 2019, n° 18LY01427 N° Lexbase : A5189ZDK, point n° 6). Le Conseil d’État se réapproprie donc le raisonnement suivi par la cour administrative d’appel. Que prévoit concrètement ce principe cité in extenso par le point n° 5 notre arrêt ?

L’absence de notification ou l’oubli des mentions prévues à l’article R. 421-5 ou leur mention inexacte permettait aux intéressés de contester les décisions individuelles dans des délais presque illimités. L’arrêt « Czabaj » entendait précisément mettre un terme à ces contestations, parfois très tardives, de décisions dont les intéressés avaient, à l’évidence, connaissance, comme le lui suggérait le rapporteur public Olivier Henrard [8]. Le principe de sécurité juridique, appliqué ici aux décisions individuelles (puisque les actes réglementaires ne sont pas notifiés et ne sont pas concernés par l’article R. 421-5 du Code de justice administrative), fait ainsi obstacle à ce qu’une personne qui a eu connaissance d’une décision administrative individuelle, même sans mention des voies et délais de recours, puisse la contester indéfiniment (point n° 5 de notre arrêt). « La prémisse du raisonnement jurisprudentiel s’entend parfaitement : la sécurité juridique suppose en principe un délai de forclusion. Elle rend peu acceptable la possibilité de recours susceptibles d’être formés après plusieurs années, voire plusieurs décennies, et ce quand bien même l’acte contesté serait entaché d’une irrégularité patente » [9]. Le respect de la légalité (du formalisme imposé par la loi ici) cède le pas à la sécurité juridique.

Plus précisément, marchant toujours dans les pas de l’arrêt « Czabaj », le point n° 5 indique que, « si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable. » Le juge limite ainsi le délai de recours à un « délai raisonnable ». Il modifie ce faisant l’effet de l’irrégularité de la notification : « alors que le décret prévoit un non-déclenchement des délais de recours, le Conseil prévoit une non-application des délais prévus par le code (c’est-à-dire normalement le délai de droit commun de deux mois) » [10]. Il est en outre précisé que, « en règle générale et sauf circonstances particulières », ce « délai raisonnable » ne saurait excéder un an, délai décompté à partir de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée (même irrégulièrement) ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance.

C’est la sécurité juridique qui est mobilisée pour justifier la modification opérée ainsi par la jurisprudence. Le rapporteur public Olivier Henrard affirmait ainsi que rien « ne permet de considérer que la sécurité juridique constituerait un privilège réservé aux particuliers dans leurs relations avec l’administration. […] Il ne fait donc pas de doute que ce principe est également invocable par la personne publique auteur de l’acte administratif, à l’égard du particulier qui en est le destinataire, pour protéger la situation qui s’est constituée à la suite de sa décision » [11].

Le délai de « recours raisonnable » d’un an est néanmoins aménagé dans deux cas : si le requérant se prévaut de « circonstances particulières » ou si un texte particulier prévoit un délai particulier, excédant un an. Que sont ces circonstances particulières ? La notion n’est pas claire. Elle est surtout fonctionnelle, puisque ces circonstances particulières ont pour rôle de permettre l’aménagement du délai raisonnable au-delà d’un an (plutôt que son abandon). Le Conseil d’Etat a en outre précisé que c’est au requérant qu’il revient de démontrer la nécessité d’avoir un délai plus long, à l’aide d’éléments précis et circonstanciés au regard de sa situation (CE, 10 février 2020, n° 429343 N° Lexbase : A18313EK, point n° 5). Dans le contentieux particulier de l’annulation des décrets de libération des liens d’allégeance à l’égard de la France, le Conseil d’État a par exemple modulé le délai raisonnable en le portant à trois ans, estimant que les requérants devaient être regardés comme ayant nécessairement eu connaissance, à leur majorité, de leur perte de nationalité (CE, 29 novembre 2019, n° 411145 N° Lexbase : A0445Z4A, point n° 3).

En citant intégralement le considérant de principe de l’arrêt « Czabaj », notre arrêt reprend donc les principes qui ont été posés antérieurement et les applique à la procédure de l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme.

D’autre part néanmoins, l’arrêt du 25 septembre 2020 innove en ajoutant une dernière phrase à ce considérant de principe : « Ces règles sont également applicables à la contestation des décisions non réglementaires qui ne présentent pas le caractère de décisions individuelles, lorsque la contestation émane des destinataires de ces décisions à l’égard desquels une notification est requise pour déclencher le délai de recours » (point n° 5, in fine). C’est là que notre arrêt témoigne d’une audace que n’avait pas eue la cour administrative d’appel de Lyon. La Haute juridiction transpose en effet le délai raisonnable posé par la jurisprudence « Czabaj » aux décisions d’espèce. En effet, même si le juge ne s'est jamais prononcé sur la qualification des décisions adoptées sur le fondement de l'article L. 318-3 du Code de l’urbanisme, le rapporteur public Karin Ciavaldini suggère la qualification de décision d'espèce, que le juge fait sienne. C'est en soi, un apport de cette décision.

Ces décisions sont désignées par le Code des relations du public avec les administrations, de manière toute négative, comme n’étant ni réglementaires, ni individuelles (CRPA, art. L. 200-1 N° Lexbase : L1813KNH). « L’acte d’espèce est celui qui ne s’adresse à personne, ni de manière générale, ni à titre individuel. Son champ d’application est dépourvu de dimension personnelle : il est, non pas impersonnel, mais apersonnel. La décision d’espèce vise un objet particulier : un immeuble, qu’elle fait rentrer dans la catégorie des monuments historiques, ou un projet, qu’elle qualifie d’utilité publique, etc » [12].

Néanmoins, notre arrêt applique à ces actes la jurisprudence « Czabaj » dans la seule hypothèse où « une notification est requise pour déclencher le délai de recours » (point n° 5). Il est logique que cette solution, qui pallie les défaillances de la notification, ne s’applique pas en l’absence de notification obligatoire, dans le cas où l’acte doit être publié par exemple, ce qui est le principe pour les actes qui ne sont ni individuels ni réglementaires (CRPA, art. L. 221-7 N° Lexbase : L1831KN7). On peut certainement en conclure que cette nouvelle extension de la jurisprudence « Czabaj » n’aura pas vocation à jouer à l’égard de très nombreuses catégories d’actes, même si ces actes peuvent être assez fréquents en pratique. Il pourrait par exemple en être ainsi, pour user d'un exemple proche de celui de l'espèce, pour l'acquéreur évincé à la suite d'une décision de préemption et à qui la décision doit être notifiée (CE, 16 décembre 2019, n° 419220 N° Lexbase : A2364Z83).

Faisant application des principes qu’il a dégagés, le Conseil d’État considère que les juridictions du fond n’ont pas commis d’erreur de droit en jugeant que l’introduction du recours plus de dix ans après la notification de la décision est tardive, et ce même si la notification était effectivement incomplète (point n° 6). La solution de la cour administrative d’appel était d’autant plus justifiée que les requérants n’avaient invoqué « aucune circonstance particulière justifiant de proroger au-delà d’un an le délai raisonnable dans lequel elles pouvaient exercer un recours juridictionnel » (point n° 6). Ce faisant le juge de cassation n’effectue qu’un contrôle superficiel sur l’appréciation souveraine que les juges du fond ont portée sur l’absence de « circonstance particulière » justifiant de dépasser le délai de principe d’un an. Il vérifie simplement que leur analyse est exempte de dénaturation. Notre arrêt précise ainsi incidemment l’étendue du contrôle du juge de cassation.

En conséquence, le pourvoi est rejeté.

Une telle solution n’est pas dénuée de justifications solides. Sans doute est-il logique qu’un recours effectué après plus de dix ans ne puisse prospérer, au seul motif qu’une mention incomplète des délais et voies de recours ait affecté cet acte. En revanche, il ne faut pas se dissimuler les effets pervers que peut receler cette solution : le risque est d’inciter l’administration à négliger les obligations que lui impose l’article R. 421-5 au motif que leur méconnaissance n’est pas sanctionnée si le destinataire de la décision n’agit pas dans un « délai raisonnable ».

 

[1] Th. Mulier, « Le déclin partiel du contrôle de légalité externe des actes administratifs unilatéraux », RDP, 2019, p. 579.

[2] Th. Carrère, « La procédure administrative non juridictionnelle et le juge administratif : une question de légitimité ? », Dr. Adm., 2019, n° 7, étude 11, p. 19 et 24.

[3] G. Eveillard, « Le délai pour agir devant le juge administratif », Dr. Adm., 2016, n° 12, comm. 63.

[4] S. Deliancourt, « Le mécanisme de l’article L. 318-3 du Code de l’urbanisme : un procédé particulier d’incorporation d’une voie privée dans le domaine public communal », JCP éd. A, 2008, n° 22, 2133.

[5] L. Touzeau, « Le transfert d’office des voies à la commune considéré comme conforme à la Constitution », Dr. Adm., 2010, n° 12, comm. 163.

[6] P. Cassia, « Point de départ des délais de recours contentieux. Recours des destinataires et des tiers contre des décisions individuelles », Grands arrêts du contentieux administratif, Dalloz, coll. Grands arrêts, 5e éd., 2016, p. 735.

[7] F. Poulet, « Sécurité juridique et fermeture du prétoire », AJDA, 2019, p. 1088.

[8] « La possibilité de contester indéfiniment une décision individuelle que le destinataire n’a pu ignorer et dont il s’est accommodé pendant un important laps de temps est une sanction tout à fait disproportionnée au regard de l’exigence de stabilité des situations juridiques qui fonde tous les systèmes de droit et toute organisation sociale » (O. Henrard, « Le délai raisonnable de recours contre une décision individuelle irrégulièrement notifiée. Conclusions sur CE, ass., 13 juillet 2016, Czabaj », RFDA, 2016, n° 5, p. 927)

[9] S. Hourson, « Czabaj : le délai a ses raisons… », Dr. Adm., 2019, n° 1, alerte 1.

[10] O. Le Bot, « Chronique de contentieux administratif », JCP éd. A, 2017, n° 7, 2053.

[11] O. Henrard, « Le délai raisonnable de recours contre une décision individuelle irrégulièrement notifiée. Conclusions sur CE, ass., 13 juillet 2016, Czabaj », RFDA, 2016, n° 5, p. 927.

[12] É. Untermaier-Kerléo, « L’acte administratif réglementaire, un acte de portée générale ? », Dr. Adm., 2017, n° 6, étude 11, p. 23.

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