La lettre juridique n°839 du 8 octobre 2020 : Licenciement

[Jurisprudence] Faute lourde : le droit à l’erreur de l’employeur

Réf. : Cass. soc., 16 septembre 2020, n° 18-25.943, F-P+B (N° Lexbase : A37953U4) et n° 19-10.583, F-D (N° Lexbase : A37843UP)

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par Pascal Lokiec, Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne

le 07 Octobre 2020

De liste des fautes sérieuses, graves et lourdes, il n’en existe pas dans le Code du travail et un règlement intérieur ou une convention collective contiendraient-ils une telle liste qu’elle ne lierait pas le juge. Il n’est donc pas surprenant que la faute lourde, qui se situe au sommet de la hiérarchie des fautes, soit objet de contentieux, à la fois quant à sa définition (I.) et quant aux conséquences d’une erreur de qualification (II.).

I. L’indispensable intention de nuire

De même que la faute grave a vu sa définition modifiée il y a une quinzaine d’années (constitue une faute grave « celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l'entreprise », la référence au préavis ayant disparu en 2007 [1]), la faute lourde a connu une évolution majeure au début des années 1990. D’abord appréhendée comme la faute d’une particulière gravité, ce qui correspond à l’approche civiliste (« la faute lourde ne peut résulter du seul manquement à une obligation contractuelle, fût-elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur » [2]), la faute lourde est aujourd’hui entendue par la jurisprudence, faute de définition par la loi, comme celle commise avec l’intention de nuire à l’entreprise.

Sur la qualification de faute lourde, la Cour de cassation se montre intransigeante face à des employeurs parfois tentés de se placer sur ce terrain pour engager la responsabilité pécuniaire de leur salarié. Au vu de la jurisprudence, les faits tels que rapportés par l’arrêt du 16 septembre 2020 ne pouvaient caractériser une faute lourde, en l’absence de preuve d’une intention de nuire à l’entreprise. Une salariée s’était vu reprocher des faits de non-encaissement de chèques, des retards dans la présentation d’une centaine de chèques ayant entraîné un problème de trésorerie préjudiciable à l'association, de même qu'un préjudice d'image auprès des émetteurs de ces chèques qui ont été débités près de trois mois après la date prévue et ont dû s'assurer que le solde de leur compte bancaire permettait ce règlement. Aussi préjudiciables à l’entreprise que puissent être les griefs adressés au salarié, ils ne constituaient pas, pour la Cour de cassation, à défaut d’intention de nuire à l’entreprise, une faute lourde.

Dans une formulation non reproduite dans l’arrêt commenté, mais qui est sous-jacente, la Cour de cassation refuse de déduire une telle intention du caractère préjudiciable du comportement du salarié : « la faute lourde est caractérisée par l’intention de nuire à l’employeur, laquelle implique la volonté du salarié de lui porter préjudice dans la commission du fait fautif et ne résulte pas de la seule commission d’un acte préjudiciable à l’entreprise » [3], est-il jugé avec constance.

Deux arrêts sont éclairants sur cette nécessité de caractériser l’intention de nuire indépendamment du préjudice et de la gravité des faits, pourtant manifestes dans ces deux espèces. A été écartée la faute lourde d’un salarié employé en qualité de responsable import-export, licencié après avoir détourné sur son compte personnel près de 60 000 euros provenant du paiement d’une commande de vin par l’un des clients de l’entreprise. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel qui avait notamment retenu l’existence d’un abus de confiance doublé d’une tentative d’enrichissement personnel au détriment de la société, mais « sans caractériser la volonté de nuire du salarié » [4]. Même conclusion s’agissant d’un salarié à qui il était reproché de s’être octroyé une prime exceptionnelle de 3 000 euros ainsi que des acomptes sur salaire d’un montant de 15 000 euros sans que ne soient prévues des modalités de remboursement. Malgré la gravité des faits, l’intention de nuire n’était pas caractérisée [5]. Tout aussi éclairant est un arrêt de février 2017.  La cour d’appel avait retenu la faute lourde du salarié qui avait tenu devant les clients de son employeur des propos contraires aux intérêts de celui-ci en remettant en question le bien-fondé de sa politique tarifaire ; l’auteur de tels propos ne pouvait ignorer, selon les juges d’appel, leur impact et leur caractère préjudiciable, ce qui caractérisait l’intention de nuire à l’employeur. La Cour de cassation reproche à la cour d’appel de s’être déterminé « sur des motifs impropres à caractériser la volonté de nuire du salarié » [6].

Dans le prolongement de ce qui précède, il est logique que la déloyauté du salarié [7], tout comme le vol [8], malgré son caractère pénal, ne caractérisent pas en soi une faute lourde. Il faut à chaque fois prouver le mobile du salarié, qui n’est pas forcément l’intention de nuire à l’entreprise. Agir pour satisfaire un intérêt personnel (un enrichissement dans les arrêts précités) n’est pas agir pour nuire à l’entreprise et ne peut donc caractériser une faute lourde. Seule la faute grave pourra, le cas échéant, être retenue.  

Rarement admise, la faute lourde concerne le plus souvent des faits de concurrence déloyale [9], notamment celui de débaucher des salariés de son employeur et de tenter de détourner un client important [10], des actes de dénigrement, qu’ils visent l’entreprise ou ses dirigeants [11]. La grève et les mouvements illicites (c’est-à-dire les conflits collectifs ne répondant pas à la qualification de grève), lorsqu’ils donnent lieu à séquestration, occupation des locaux, blocage des accès, peuvent dégénérer en faute lourde [12] tout comme les menaces et violences physiques : agression volontaire et préméditée, par un collaborateur, du gérant de la société, lui occasionnant un traumatisme crânien avec une incapacité temporaire de travail de quinze jours [13] ; menace d'égorger son employeur, tout en mimant le geste avec son pouce [14]… Autant dire que la faute lourde est, fort heureusement, réservée à des cas exceptionnels !

II. Le déclassement de la faute

Les enjeux, notamment indemnitaires, liés à la qualification de la faute à l’origine du licenciement, expliquent que certains employeurs « surclassent » la faute. Cela se traduira parfois par le choix de la faute grave en lieu et place de la faute sérieuse puisque l’employeur est alors dispensé du paiement de l’indemnité de licenciement et de l’indemnité compensatrice de préavis. Autour du paiement de l’indemnité compensatrice de congés, il n’existe plus d’enjeu depuis la décision du Conseil constitutionnel du 2 mars 2016 qui l’accorde au salarié, y compris lorsque celui-ci est licencié pour faute lourde [15]. L’employeur qui entend engager la responsabilité pécuniaire de son salarié devra néanmoins opter pour cette qualification. Sans faute lourde, pas de responsabilité contractuelle du salarié, sauf si les faits préjudiciables à l’entreprise sont postérieurs à l’issue du contrat de travail [16] ou si le salarié est contraint de restituer des sommes qu’il a encaissées pour le compte de son employeur sur le fondement de l’obligation de restitution [17].

Le risque est toutefois limité pour l’employeur, comme le confirme l’arrêt du 16 septembre 2020 qui limite la portée du principe bien connu suivant lequel la lettre de licenciement fixe les limites du litige : « s'agissant d'un licenciement prononcé à titre disciplinaire, si la lettre de licenciement fixe les limites du litige en ce qui concerne les griefs articulés à l'encontre du salarié et les conséquences que l'employeur entend en tirer quant aux modalités de rupture, il appartient au juge de qualifier les faits invoqués ».

Il en ressort qu’en cas de contentieux, le juge déclassera la faute lourde en faute grave ou en faute sérieuse si les faits à l’origine du licenciement caractérisent de telles fautes. Le déclassement d’une faute grave en faute sérieuse est, lui aussi, admis par la Cour de cassation, par exemple eu égard à la grande ancienneté du salarié et du fait qu’aucun fait similaire ne lui a été reproché par le passé [18]. Au vu de la formulation de l’arrêt de 2020, il peut être reproché aux juges du fond, ce que faisait le pourvoi en l’espèce dans la deuxième branche du moyen, de ne pas avoir tenté de « sauver » le licenciement (« sans rechercher si les faits ainsi reprochés à la salariée n’étaient pas constitutifs d’une faute grave ou d’une faute de nature à conférer une cause réelle et sérieuse au licenciement »).

Précisons que le déclassement de la faute ne sauvera pas toujours le licenciement d’un défaut de cause réelle et sérieuse puisqu’il se peut que la faute au fondement du licenciement n’en soit tout simplement pas une. Si le juge requalifiait la faute lourde en faute grave, un licenciement dont le motif est l’insuffisance professionnelle ne pourrait jamais être sauvé si l’employeur a commis l’erreur de sanctionner une insuffisance professionnelle par un licenciement disciplinaire. Le droit qu’a l’employeur, depuis 2017, de « préciser » les motifs énoncés dans la lettre de licenciement ne lui permettra pas de changer la qualification dudit licenciement. 

Si le juge peut diminuer le degré de la faute, il ne peut l’augmenter, comme le rappelle la Cour de cassation dans un second arrêt du 16 septembre 2020 [19]. Il en ressort qu’une cour d’appel ne peut retenir que la faute grave commise par le salarié pendant la période du préavis justifie que soit requalifié en licenciement pour faute grave son licenciement prononcé pour cause réelle et sérieuse [20]. Il avait déjà été décidé que le juge ne peut pas retenir la faute lourde, seule susceptible de fonder le licenciement d’un gréviste, lorsque la lettre de licenciement qui ne qualifie la faute ni de grave ni de lourde, se fonde sur l'abus du droit de grève [21]. Suivant une logique similaire, le juge ne peut « sauver » un licenciement prononcé pour cause réelle et sérieuse alors qu’en période de suspension, à la suite d’une maladie professionnelle, seule la faute grave aurait permis de justifier le licenciement [22].

Le pouvoir qu’a le juge de corriger la qualification de la faute, telle qu’inscrite de façon erronée dans la lettre de licenciement, ne doit évidemment pas conduire les employeurs à se situer sans justification sur le terrain de la faute lourde. Il y a là toutefois la reconnaissance, aux côtés du droit désormais reconnu à l’employeur de préciser sa lettre de licenciement, d’une sorte de droit à l’erreur dont il est possible de se prévaloir devant le juge.  


[1] Cass. soc., 27 septembre 2007, n° 06-43.867, FP-P+B+R (N° Lexbase : A5947DYW).

[2] Cass. com., 29 juin 2010, n° 09-11.841, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A5360E3W).

[3] Cass. soc., 22 octobre 2015, no 14-11.291, FP-P+B (N° Lexbase : A0160NUH).

[4] Cass. soc. 22 octobre 2015, n° 14-11.291, FP-P+B (N° Lexbase : A0160NUH).

[5] Cass. soc. 22 octobre 2015, no 14-11.801, FP-P+B (N° Lexbase : A0259NU7).

[6] Cass. soc., 8 février 2017, n° 15-21.067, FS-D (N° Lexbase : A3941SPN).

[7] Cass. soc., 2 février 2011, n° 09-42.943, F-D (N° Lexbase : A3535GRD).

[8] Cass. soc., 6 juillet 1999, nº 97-42.815 (N° Lexbase : A4757AGB).

[9] Cass. soc., 15 décembre 2011, no 10-21.926, F-D (N° Lexbase : A4947H8Q).

[10] Cass. soc., 31 mai 2011, no 09-72.795, F-D (N° Lexbase : A3414HTM).

[11] Cass. soc., 19 janvier 2012, no 10-18.708, F-D (N° Lexbase : A1328IBS).

[12] Cass. soc., 13 juin 2001, nº 99-42.800, inédit (N° Lexbase : A6005ATL) ; Cass. soc., 3 mai 2016, no 14-28.353, FS-P+B (N° Lexbase : A3494RNQ).

[13] Cass. soc., 28 mars 2018, no 16-26.013 (N° Lexbase : A8694XIT).

[14] Cass. soc., 4 juillet 2018, no 15-19.597, FS-P+B (N° Lexbase : A4927NY7).

[15] Cons. const., 2 mars 2016, n° 2015-523 QPC (N° Lexbase : A7973QDN).

[16] Cass. soc., 19 septembre 2012, nº 10-21.517, F-D (N° Lexbase : A2411ITH).

[17] Cass. soc., 19 novembre 2002, no 00-46.108, publié (N° Lexbase : A0492A4Y), Bull. civ. V, no 344.

[18] Cass. soc., 3 juin 1997, n° 95-41.226, inédit (N° Lexbase : A8600CL4).

[19] Cass. soc., 16 septembre 2020, n° 19-10.583, F-D (N° Lexbase : A37843UP).

[20] Cass. soc., 16 septembre 2020, no 19-10.583, préc..

[21] Cass. soc., 26 juin 2013, no 11-27.413, FS-P+B (N° Lexbase : A3190KIY).

[22] Cass. soc., 20 décembre 2017, no 16-17.199, FS-P+B (N° Lexbase : A0643W9P).

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