Réf. : Cass. civ. 2, 28 mai 2020, n° 18-26.512, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A22903MR)
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par Morane Keim-Bagot, Professeur à l’Université de Bourgogne, CID EA 7531
le 10 Juin 2020
I - D’où l’on vient…
En un temps que les pôles sociaux des tribunaux judiciaires ou leurs prédécesseurs, les tribunaux des affaires de Sécurité sociale ne pouvaient pas connaître, l’Assemblée plénière avait posé le principe selon lequel les caisses avaient seules qualité pour accorder une telle remise [1]. Cette solution rendue alors au visa de l’article 68 du Code de la Sécurité sociale ([LXB=]) devait être réaffirmée par un arrêt des chambre réunies, le 21 mai 1965 [2]. Lorsque le texte fut renuméroté, la solution devait être rappelée de façon immuable d’abord par la Chambre sociale [3], puis par la deuxième chambre civile dès lors que le contentieux de la Sécurité sociale lui a été transféré [4]. Le dernier exemple en date, n’est d’ailleurs pas si lointain, remontant au 29 novembre 2018 [5].
La lettre de l’article L. 256-4 (N° Lexbase : L8914LHM) et avant lui, de l’article 68, se référant à la possible réduction des « créances des caisses nées de l’application de la législation de Sécurité sociale », par « décision motivée de la caisse » ; les juges en avaient déduit que cette faculté n’était offerte qu’aux caisses et à leurs instances de recours amiable. Le juge ne bénéficiait pas de cette faculté.
Alors qu’il était formellement compétent pour connaître du litige, il n’avait étrangement pas le pouvoir de le trancher [6], la question n’entrait pas dans le champ de son office. Hors le cercle des spécialistes de procédure, la distinction entre pouvoir et compétence du juge n’est pas de celles qui se laissent facilement saisir. Le pouvoir de juger renvoie au pouvoir propre du juge de trancher les litiges, alors que la compétence le place dans une situation de concurrence avec les autres juges. Le pouvoir de juger implique de se demander si un pouvoir propre a été accordé à la juridiction « considérée en elle-même » par le législateur ; la compétence s’il lui appartient de connaître du litige de préférence à une autre juridiction [7]. En cela, la question du pouvoir du juge devrait se poser avant même celle de sa compétence. L’absence du premier devrait déboucher sur une fin de non-recevoir, sans que l’on ait à se prononcer sur la compétence.
Curieuse solution alors qui revenait à admettre la compétence du tribunal et la recevabilité de la saisine mais pas le pouvoir du juge de trancher le litige. Si une telle dichotomie entre compétence et pouvoir peut être observée, notamment devant le juge des référés qui, bien que compétent, ne peut trancher le litige au fond, elle ne se justifiait guère devant le juge de la Sécurité sociale.
De plus, la motivation tirée de la lettre, d’abord de l’article L. 68 puis L. 256-4 peinait à emporter la conviction. Certes, les textes visent la possibilité pour la caisse de procéder à une remise gracieuse. Toutefois cette faculté offerte à la caisse donne lieu à une décision notifiée à l’assurée, décision qui peut être dès lors contestée. Pourtant, cette solution devait être généralisée aux indus de toutes les prestations, notamment celles versés par les caisses d’allocations familiales [8].
Critiquable, la solution ne manquait toutefois pas de s’appliquer invariablement. Tout au plus les auteurs relevaient-ils deux entorses possibles à la règle. D’abord la Cour de cassation semblait affirmer que le juge pouvait réduire la dette si l’indu résultait de la force majeure [9]. Ensuite, sans qu’il s’agisse réellement d’une exception, il avait été admis que si l’indu résultait d’une erreur ou d’une faute de la caisse, l’allocataire ou l’assuré disposait de la faculté de demander réparation du préjudice qui lui avait été occasionné. Or, cette réparation pouvait consister dans l’annulation ou la réduction de sa dette [10].
II - Où l’on va…
L’arrêt du 28 mai 2020 est fait de surprises. La Cour de cassation opère, en effet, un revirement de jurisprudence au moyen d’un arrêt de rejet ce qui est déjà, en soi, source d’étonnement. Elle prend par ailleurs le contrepied d’une solution pourtant bien ancrée, sans que rien, au sein de l’arrêt, promis à la plus large publicité [11], ne permette de comprendre ce basculement. Ce, alors même que l’arrêt procède d’une motivation enrichie, ce qui aurait permis aux juges d’éclairer davantage le lecteur perplexe.
De quoi s’agissait-il dans les faits ? La caisse primaire d’assurance maladie de Loire-Atlantique réclamait à une assurée le remboursement de deux indus de pension d’invalidité, le 5 septembre 2014 puis le 9 juillet 2015. L’assurée saisissait la commission de recours amiable de la caisse d’une demande de remise gracieuse de dette, étant précisé qu’elle ne contestait pas le caractère d’indu. La demande ayant été rejetée, elle contestait la décision litigieuse devant le tribunal des affaires de la Sécurité sociale (TASS) de Nantes.
Le TASS, dans sa décision du 8 novembre 2018 accordait à l’assurée la remise gracieuse de la totalité des indus de pension d’invalidité litigieuse. En l’occurrence le juge de la Sécurité sociale avait retenu que l’assurée, bénéficiaire de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) depuis 2016, ne percevrait plus, à compter de janvier 2019, qu’une pension de retraite s’élevant à 550 euros par mois. Du fait de cette situation de précarité il y avait lieu d’admettre la remise totale des indus sans que l’on en connaisse leur montant. Tout au plus, peut-on déduire de ce que la décision a été rendue en dernier ressort, que les sommes en jeu étaient inférieures à 4 000 euros.
Cette solution parfaitement justifiée en équité, ne l’était pas alors, en droit, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui refusait cette faculté au juge, refus qu’elle réaffirmait d’ailleurs dans un arrêt contemporain de la décision du TASS de Nantes [12].
Rien, à la lecture de l’arrêt du 28 mai ne permet de comprendre les fondements de ce revirement spectaculaire. La deuxième chambre civile se contente d’affirmer, comme sous le sceau de l’évidence, qu’il « entre dans l’office du juge judiciaire de se prononcer sur le bien-fondé de la décision administrative d’un organisme de Sécurité sociale déterminant l’étendue de la créance qu’il détient sur l’un de ses assurés, résultant de l’application de la législation de Sécurité sociale », avec la même assurance que lorsque, visant le même texte, elle adoptait la solution exactement inverse.
L’on aurait tort de chercher une explication dans la mention de ce que l’article L. 256-4 du Code de la Sécurité sociale s’applique dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 (N° Lexbase : L7951LHX). La modification opérée par la loi du 30 décembre 2017 ajoute au texte l’exclusion de la possibilité de remise totale ou partielle de la dette par la caisse, lorsque l’assuré s’est rendu coupable de manœuvre(s) frauduleuse(s) ou de fausse déclaration [13]. Elle n’ouvre pas la voie à l’élargissement de l’office du juge.
Son fondement doit, en réalité, être trouvé dans la recomposition des juridictions sociales [14] qui a fait basculer la part de contentieux jadis administratif de la protection sociale devant le juge judiciaire ; en y important, par là même, ses solutions.
Jusqu’à la réforme, une partie non négligeable du contentieux de la protection sociale, notamment celui de l’aide sociale- relevait de la compétence du juge administratif [15]. Or, le Conseil d’Etat, dans un avis du 23 mai 2011, concernant le revenu de solidarité active (RSA) estimait qu’il « appartient au tribunal administratif saisi d’une demande dirigée contre une décision refusant ou ne faisant que partiellement droit à une demande de remise ou de réduction d’indu, non seulement d’apprécier la légalité de cette décision, mais aussi de se prononcer lui-même sur la demande en recherchant, si, au regard des circonstances de fait existant à la date de sa propre décision, la situation de précarité du débiteur et sa bonne foi justifient que lui soit accordée une remise ou une réduction supplémentaire. Pour l’examen de ces deux conditions, le juge est ainsi conduit à substituer sa propre appréciation à celle de l’Administration » [16]. Dès lors que le législateur n’avait pas entendu limiter le pouvoir du juge et l’empêcher de connaître pleinement du contentieux qui lui avait été confié, le Conseil d’Etat retenait une solution différente de celle bien établie de la Cour de cassation.
Or, si le contentieux du RSA demeure de la compétence du juge administratif, ce n’est pas le cas d’autres prestations d’aide sociale dont les litiges relèvent dorénavant du juge judiciaire [17].
Il en est ainsi notamment de la prestation de compensation du handicap (PCH) [18]. Et, c’est précisément par la PCH que le débat devait s’inviter, à nouveau, devant le juge judiciaire à l’occasion d’une demande d’avis. Le TGI d’Amiens avait été saisi du litige opposant le bénéficiaire d’une PCH au département de la Somme ; litige concernant une demande gracieuse de remise d’indu. Or, il n’existe pas de texte prévoyant une telle possibilité pour cette prestation. Il interrogeait la Cour de cassation pour avis le 26 août 2019, formulant sa demande d’avis de la façon suivante : « les tribunaux de grande instance spécialement désignés au titre de l’article L. 211-16, 3°, du Code de l’organisation judiciaire ([LXB=L7729LPX]) peuvent-ils réduire ou remettre une créance émise par un conseil départemental en cas de précarité ou de bonne foi du bénéficiaire de la prestation de compensation mentionnée à l’article L. 245-2 du Code de l’action sociale et des familles (N° Lexbase : L7792LPB) ? ».
Principalement, il s’agissait pour la Cour de cassation, de déterminer si ce contentieux, qui relevait du contentieux administratif, avant la réforme par la fusion des juridictions sociales revenait dorénavant au pôle social du tribunal civil de droit commun. L’avis rendu par la deuxième chambre civile, le 28 novembre 2019 [19], ne se contente toutefois pas d’affirmer la compétence de l’ordre judiciaire, il se penche également sur le pouvoir du juge qui a à en connaître.
Considérant que le recouvrement de l’indu en matière de PCH se fait comme en matière de contributions directes [20], la deuxième chambre civile développait un raisonnement fondé sur l’article L. 247 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L9075LNG). Ce dernier prévoit, en effet, que l’administration peut accorder des remises totales ou partielles en matière d’impôts directs régulièrement établis. La remise gracieuse est alors possible, sans être réservée à l’organisme.
Relevant la nature administrative de la décision de l’organisme, la note explicative publiée avec l’avis sur le site de la Cour de cassation précisait ainsi d’ores et déjà que, dans le cadre de sa compétence pour connaître du contentieux de ces remises, l’étendue de l’office du juge en la matière, ne lui permettrait pas de s’en tenir à un contrôle formel de la décision de l’organisme s’étant prononcée sur la demande gracieuse. Il lui reviendrait dorénavant de « s’interroger sur le bien-fondé de celle-ci et de la réformer s’il y a lieu ».
L’arrêt du 28 mai 2020 reprend également le terme de « décision de nature administrative » de l’organisme de Sécurité sociale. Il ne faut pas s’y tromper pourtant. Si la décision dépend effectivement du service administratif de la caisse primaire, ou de la commission de recours amiable qui est une émanation de son conseil d’administration, elle n’a pas pour autant une nature administrative [21]. Sauf à considérer que la décision procédant du pouvoir discrétionnaire de la caisse, sa nature muterait…
C’est ainsi que, par une remarquable acrobatie juridique, l’affirmation de la compétence ratione materiae du juge judiciaire emportait avec elle une modification de son office en la matière, sans que l’on comprenne bien ce qui avait pu changer, si ce n’est un alignement des solutions entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif.
Dès lors, le juge du pôle social du désormais tribunal judiciaire spécialement désigné connaîtra de ce contentieux pour toutes les créances de tous les organismes qui servent des prestations de protection sociale. Le raisonnement retenu dans l’arrêt du 28 mai 2020 devrait pouvoir être dupliqué à toutes les demandes de remise gracieuse de créances d’indu des caisses, quelle que soit la prestation qui en est à l’origine.
Du mystère qui persiste à entourer la solution, une certitude, néanmoins, se dégage : celle d’une avancée considérable pour les assurés et allocataires les plus précaires qui ont enfin accès au juge en matière de remise de dette de Sécurité sociale.
[1] Ass. plén., 23 janvier 1964, n° 62-12.715 (N° Lexbase : A1939ABG), Bull. ass. plén., n° 4.
[2] Cass. ch. réunies, 21 mai 1965, n° 63-11.203 (N° Lexbase : A4049CIS), Bull. ch. réun., n° 6.
[3] Cass. soc., 19 mars 1992, n° 89-21056, publié au bulletin (N° Lexbase : A4915ABN), Bull. civ. V, n° 203, p. 125
[4] Cass. civ. 2, 10 mai 2012, n° 11-11.278, F-P+B (N° Lexbase : A1310IL4), JCP S, 2012, 1469, note G. Vachet ; Ch. Willmann, Abandon, réduction ou aménagement des créances des organismes de Sécurité sociale : compétence de la Caisse et non du juge, Lexbase Social, 2012, n° 486 (N° Lexbase : N2045BTW).
[5] Cass. civ. 2, 29 novembre 2018, n° 17-20.278, F-P+B (N° Lexbase : A9266YNI), JCP éd. S, 2018, 1419, obs. T. Tauran.
[6] Sur la distinction entre compétence et pouvoir du juge, v. Ph. Théry, Pouvoir juridictionnel et compétence, étude de DIP, Th. Paris 2, 1981 ; S. Guinchard, F. Ferrand, C. Chainais, Procédure civile, Dalloz, coll. « Précis », 33ème éd., 2016, n° 1424 et s.
[7] L. Mayer, note sous Cass. com., 21 février 2012, n° 11-13.276, FS-P+B (N° Lexbase : A3160IDE), Gaz. Pal., 26 mai 2012.
[8] CSS, art. L. 553-2, al. 5 (N° Lexbase : L2728LWX) : par dérogation aux dispositions des alinéas précédents, la créance de l'organisme peut être réduite ou remise en cas de précarité de la situation du débiteur, sauf en cas de manœuvre frauduleuse ou de fausses déclarations.
[9] Cass. soc., 11 juillet 2002, n° 01-20.646, inédit (N° Lexbase : A1778AZU) ; Dr. ouvr., 2003, p. 71 : « qu’en statuant ainsi alors que l’organisme social avait seul qualité pour accorder une réduction ou une remise de sa créance, et pour accorder des délais aux allocataires pour se libérer de leur dette, hors le cas de force majeure non constaté en l’espèce ».
[10] Cass. soc., 20 février 1997, n° 94-21.614, inédit (N° Lexbase : A4722CX8) ; contra, Cass. soc., 31 octobre 1991, n° 89-20.720 (N° Lexbase : A4906ABC), Bull. civ. V, n° 463.
[11] FS-P+B+R+I.
[12] Cass. civ. 2, 29 novembre 2018, n° 17-20.278, F-P+B, précit..
[13] L’article L. 256-4 dispose, dans sa version actuelle : « A l’exception des cotisations et majorations de retard, les créances des caisses nées de l’application de la législation de sécurité sociale, notamment dans des cas mentionnés aux articles L. 244-8 (N° Lexbase : A22903MR), L. 374-1 (N° Lexbase : L9140IDU) ; L. 376-1 (N° Lexbase : L8870LHY) à L. 376-3, L. 452-2 (N° Lexbase : L7113IUY), L. 452-5 (N° Lexbase : L6647IGB), L. 454-1 (N° Lexbase : L8869LHX) et L. 811-6 (N° Lexbase : L7747C4P), peuvent être réduites en cas de précarité de la situation du débiteur par décision motivée par la caisse, sauf en cas de manœuvre frauduleuse ou de fausses déclarations ».
[14] Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, de modernisation de la justice du XXIème siècle (N° Lexbase : L1605LB3) ; A. Bouilloux, La réforme des contentieux sociaux par la loi de modernisation de la justice du XXIème siècle, JCP éd. S, 2017, 1077 ; P.-Y. Verkindt, Le renouveau du contentieux de la protection sociale, JCP éd. S, 2019, 1159.
[15] M. Borgetto, Les juridictions sociales en question(s), Regards, 2015/1, p. 19 ; J.-M. Belorgey, Aide sociale - Quels contentieux et quels juges ? ; ibid., p. 97.
[16] CE, 1° et 6° s-s-r., 23 mai 2011, n° 344970, n° 345827 (N° Lexbase : A5853HSL), S. Retterer, Dr. admin., octobre 2011, n° 10, comm. 82, .
[17] CSS, art. L. 142-1 (N° Lexbase : L7777LPQ) ; C. act. soc. fam., art. L. 134-3 (N° Lexbase : L7795LPE) ; C. Bléry, La compétence du juge judiciaire en matière de Sécurité sociale et d’action sociale, Lexbase Social, 2017, n° 697 (N° Lexbase : N7339BWQ).
[18] C. act. soc. fam., art. L. 245-2 (N° Lexbase : L7792LPB).
[19] Cass. avis, 28 novembre 2019, n° 19-70.019, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1440Z7H), JCP éd. G, 2019, act. 1322, nos obs..
[20] C. act. soc. fam., art. R. 245-72 (N° Lexbase : L7834HEU).
[21] T. confl., 2 mai 1977, Confédération nationale du crédit mutuel, n° 02054 (N° Lexbase : A8051BDK), Recueil. 668.
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