Lecture: 11 min
N9633BSL
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Véronique Nicolas, Professeur, en collaboration avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences à la Faculté de droit de Nantes, tous deux membres de l'IRDP (Institut de recherche en droit privé)
le 12 Janvier 2012
La Chambre criminelle de la Cour de cassation n'a guère l'occasion d'être mise à l'honneur de cette chronique, puisque l'essentiel du contentieux du droit des assurances échoit à la deuxième chambre civile.
Avec cet arrêt du 13 décembre 2011, la Chambre criminelle est amenée à se prononcer sur un contentieux initié devant un tribunal de police, pour violation du Code de la route. Appelée à statuer sur les aspects civils de cet accident de la route, la juridiction pénale ordonne une expertise médicale. Le "grain de sable" procédural va se glisser à ce stade. En effet, le conseil de la victime va se méprendre sur l'identité de l'assureur de l'auteur du dommage. Au lieu d'appeler à la cause cet assureur, il va provoquer l'intervention du courtier d'assurance. Ce dernier va en informer l'assureur, lequel va intervenir volontairement à l'instance.
Entre-temps, l'expertise judiciaire a visiblement déjà eu lieu sans que, par hypothèse, l'assureur n'ait pu y être présent et donc contester dès ce moment les conditions du déroulé et les conclusions de l'expertise.
Intervenant volontaire, l'assureur invoque l'inopposabilité de l'expertise, au motif qu'il n'avait été ni présent, ni appelé aux opérations d'expertise. Il dépose des conclusions visant, à titre principal, à porter cette inopposabilité et, subsidiairement, formulera des offres d'indemnisation. L'argument portera devant le premier juge qui condamnera le seul auteur du dommage et dégagera l'assureur de toute obligation de la garantir de cette condamnation, accueillant ainsi l'exception d'inopposabilité.
La cour d'appel de Nouméa infirmera le jugement sur ce point, retenant l'opposabilité de l'expertise à l'assureur qui, bien que non présent, ni représenté lors de l'expertise, a pu à loisir en discuter le contenu, ce qui se déduit de ses conclusions subsidiaires.
L'assureur forme un pourvoi pour défendre l'inopposabilité. Il invoque une atteinte au principe du contradictoire, considérant l'atteinte consommée dès lors qu'il n'a été ni présent, ni appelé aux opérations d'expertise et soutient qu'il importe peu que l'assureur "ait pu discuter devant [la cour d'appel] les conclusions" du rapport d'expertise.
L'argument est repoussé par la Chambre criminelle qui approuve les juges du fond au motif que "l'assureur, bien que ni présent ni appelé aux opérations d'expertise, a pu contradictoirement débattre des conclusions de l'expert et, le cas échéant, solliciter une nouvelle mesure d'expertise".
Le principe du contradictoire est sauf dès lors que le rapport d'expertise peut être en temps utile discuté. Ce faisant, la Chambre criminelle fait la synthèse entre plusieurs courants jurisprudentiels. En effet :
- le principe du contradictoire, garanti par l'article 16 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1133H4Q) autant que par les exigences du procès équitable (1), s'impose aussi bien à l'expert judiciaire qu'au juge et aux parties ;
- une jurisprudence rendue en matière d'opposabilité de la mesure d'instruction retient que le principe de l'égalité des armes, autant que celui du contradictoire, impliquent que soient déclarées inopposables les opérations ou les résultats d'une mesure d'instruction aux personnes qui n'ont été ni représentées, ni présentes. La solution est énoncée depuis de longues années (2) ;
- en matière d'assurance, une exception s'est dégagée, car "dans le prolongement de la règle selon laquelle un jugement est opposable à un assureur de responsabilité quand bien même celui-ci n'aurait pas été partie à la procédure, il est admis que les résultats d'une expertise dont l'assureur a eu la possibilité de discuter les conclusions lui sont opposables même s'il n'a pas été partie à la mesure d'instruction (V. par ex., Cass. civ. 3, 9 juin 2004, n° 03-11.480 [N° Lexbase : A6265DCZ] ; Constr.-Urb. 2004, comm. 186. - V. également, Cass. civ. 3, 26 mai 1992, n° 90-16.711 [N° Lexbase : A5846C3W]). La solution diffèrerait sensiblement si le rapport ne lui avait pas été communiqué pendant l'instance. Le pendant naturel de la règle précitée est que l'assureur peut se prévaloir du rapport d'expertise dans ses relations avec son assuré" (3) ;
- toutefois, la jurisprudence semble s'attacher à certaines circonstances. Elle considère parfois le rapport d'expertise inopposable à l'assureur appelé en garantie à l'instance postérieurement aux opérations d'expertise bien qu'il puisse critiquer le rapport à lui communiqué au cours de l'instance. Ainsi d'un arrêt de la troisième chambre civile du 27 mai 2010 (4) qui énonce : "que la communication de ce rapport en cours d'instance ne suffisait pas à assurer le respect du contradictoire, la cour d'appel devant laquelle l'inopposabilité de l'expertise était soulevée et aucun autre élément de preuve n'était invoqué, a exactement retenu qu'aucune condamnation ne pouvait intervenir à l'encontre des appelés en garantie sur la base de ce seul rapport d'expertise".
Une telle lecture se concilie mal avec le principe général dégagé par une autre jurisprudence, selon lequel l'assureur, appelé en garantie en un temps où il peut encore discuter les conclusions de l'expert, ne peut, sauf fraude de l'assuré, soutenir que l'expertise ne lui est pas opposable (5).
Toutefois, il nous semble que, sous couvert du respect du principe du contradictoire, les juges pourraient bien sanctionner une déloyauté. Ainsi dans l'arrêt susvisé du 27 mai 2010, l'architecte en litige avec le maître de l'ouvrage s'était-il abstenu de mettre en cause tous les autres intervenants, y compris l'assureur, pendant plus de deux ans. Cet empêchement de discuter une expertise d'une telle durée pourrait bien avoir pesé lourd.
La Chambre criminelle reste, quant à elle, dans une ligne plus classique en approuvant l'opposabilité à l'assureur dès lors qu'il a pu débattre des conclusions de l'expert tant devant le premier juge que devant le juge d'appel, le cas échéant en sollicitant une nouvelle mesure d'expertise.
Sans doute est-il préférable que l'assureur soit appelé à la procédure dès le début et puisse faire valoir ses arguments pour contredire l'expertise par voie de dires. Il n'en demeure pas moins que son intervention à la procédure (forcée ou volontaire) en temps utile pour contredire le rapport d'expertise suffit à ne pas créer d'entorse trop importante au principe du contradictoire.
Par précaution, dans un tel cas de figure, l'assureur ne devra pas hésiter à solliciter, comme l'y invite la Cour de cassation, la désignation d'un nouvel expert en appel. La décision commentée pourra d'ailleurs être utilement citée par l'assureur pour faire valoir que c'est un moyen nécessaire de sauvegarde du contradictoire....
Sébastien Beaugendre, Maître de conférences en droit privé, Membre de l'IRDP (Institut de recherche en droit privé) de la Faculté de droit de l'Université de Nantes
En dépit de l'ancienneté des dispositions relatives à l'indemnisation des victimes, dans le cadre de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 (N° Lexbase : L7887AG9), le contentieux ne se raréfie pas. L'occasion nous a déjà été donnée de commenter des décisions concernant ces aspects ; et nous avions pu souligner la pesanteur d'un formalisme d'une rigueur particulière, proche de celle du droit du travail en matière de lettre de licenciement. Le constat d'un nouvel arrêt de la Cour de cassation sur cet aspect et le commentaire pouvant l'entourer visent à insister sur l'absence de baisse de la garde de nos magistrats sur ces questions, sans doute parce que les assureurs tentent encore de trouver des échappatoires à leur obligation d'offre d'une indemnisation dans les délais requis. Déjà dans ce domaine, les assureurs sont passés proches de la "correctionnelle" si l'on nous autorise ce jeu de mot familier.
On se souvient, en effet, de leur crainte de voir se généraliser une jurisprudence, aux origines aixoises, selon laquelle les "transactions" au sens de la loi du 5 juillet 1985, n'étaient pas constituées lorsque des concessions réciproques ne pouvaient être constatées. La Cour de cassation -mesurant les effets démultiplicateurs immédiats d'une telle jurisprudence sur les affaires en cours, sans évoquer celles n'ayant pas encore reçu de solution judiciaire définitive- avait tempéré les ardeurs de la cour d'appel. Refusant d'appliquer le droit commun, en quelque sorte, de la transaction notamment celui en vigueur justement dans le cadre du droit du travail, elle avait opté pour une interprétation spécifique et autonome de la notion de transaction. Ce fut l'arrêt "Safty" (Cass. civ. 2, 16 novembre 2006, n° 05-18.631, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A3238DSQ).
Preuve de faiblesse de la deuxième chambre de la Cour de cassation ou exception à la sévérité qu'elle développait depuis des années, ce qui apparaît certain à la découverte du présent arrêt de la Chambre criminelle, c'est que cette dernière ne faiblit pas sur ce sujet global. En l'espèce, l'assureur n'avait pas omis d'effectuer une offre ; il avait même versé plusieurs provisions dont certaines avant l'expiration des huit mois suivant la date de l'accident ; mais il n'avait pas fait une offre complète, selon l'expression légale. Or, chacun connaît la sanction de la règle de l'article L. 211-9 du Code des assurances (N° Lexbase : L6229DIK), d'ailleurs rappelée dans l'arrêt : lorsque l'offre n'a pas été faite dans les délais, le montant de l'indemnité offerte par l'assureur produit intérêts au double du taux de l'intérêt légal à compter de l'expiration du délai jusqu'au jour de l'offre ou du jugement définitif.
Nous sommes en France et la sanction pécuniaire demeure la plus efficace. Le législateur le sait, le juge en est tout aussi conscient. L'arrêt du 13 décembre 2011 s'inscrit dans cette perspective, en l'amplifiant même eu égard aux circonstances.
La sévérité ne vient pas du choix du point de départ de la détermination des intérêts de retard ; car, il est acquis que les huit mois doivent être calculés suivant la date de survenance de l'accident. L'interrogation portait sur la possibilité de fractionner ou non ce délai de huit mois, notamment lorsque l'assureur n'a pas reçu tous les éléments nécessaires à la détermination possible d'une offre précise et donc suffisante pour ne pas encourir le moindre reproche.
Concrètement, un homme avait été victime d'un accident de la circulation dont l'entière responsabilité incombait (cas rarissime, bien sûr) à une femme, assurée. Or, la date de consolidation de son état n'était pas intervenue au cours des mois suivants, mais deux ans et demi plus tard. Plus encore, le rapport d'expertise avait été adressé à l'assureur avec retard. Celui-ci avait donc son offre définitive en respectant le délai de cinq mois, non pas à compter des trois premiers mois, mais après réception de ce rapport. L'interrogation concrète s'entendait donc de la date à prendre en considération : date de consolidation ou délai légal de huit mois à compter de l'accident. Plus encore, la spécificité de cet arrêt tenait à la remise du rapport d'expertise après la date effective de consolidation de l'état de la victime : près de deux ans.
Or, la réponse semblait également acquise au regard d'une jurisprudence antérieure établie : c'est lors de la consolidation de l'état de la personne que le juge devrait effectuer les calculs relatifs au volume de la sanction financière due par l'assureur non rigoureux. Et, dans un arrêt en date du 3 mai 2006, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait fait preuve d'une certaine mansuétude, en acceptant une offre effectuée en appel (Cass. civ. 2, 3 mai 2006, n° 05-13.029, F-P+B N° Lexbase : A2573DPY). Plus récemment encore, cette même chambre avait considéré qu'une offre, qui n'était pas manifestement insuffisante, avait été effectuée dans le délai légal, sans qu'il faille tenir compte d'un nouveau rapport d'expertise. Et nous avions pu commenter cette décision, dans cette revue, en évoquant le pragmatisme de nos juges. Certes, un nouvel arrêt, en date du 12 mai 2011, démontrait que la Cour de cassation ne tomberait pas dans un laxisme coupable (Cass. civ. 2, 12 mai 2011, n° 10-17.148, F-P+B N° Lexbase : A1195HRP).
Quoiqu'il en soit, cette conception moins draconienne est remise en cause par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Sans doute, au nom d'une forme de justice globale entre les diverses victimes de tels accidents, convient-il de reconnaître que la possibilité de ne pas régler à la victime l'intégralité de l'indemnité de manière immédiate, place celle-ci dans une situation moins confortable que des victimes moins atteintes sur le plan physique dont l'état est consolidé plus vite, ce qui peut apparaître doublement injuste. Et, si l'assureur paye donc une somme plus élevée si la consolidation a été tardive, il n'aurait qu'à s'en prendre à lui-même puisqu'il n'a pas effectué d'offre.
Si la solution pourrait s'admettre en l'absence de tout versement de provisions suffisantes, elle appelle la réflexion dans les hypothèses où des règlements sérieux ont été opérés avant le délai légal général de huit mois. Les protestations du pourvoi n'étaient pas infondées. Car le droit ne peut ambitionner de rétablir une égalité que la nature et non le seul auteur de l'accident se charge parfois de créer. Telle victime, notamment jeune, obtiendra une consolidation de son état plus rapide qu'une autre, ayant pourtant souffert des mêmes atteintes corporelles. Telle victime ne développera pas une pathologie qu'une autre subira.
Si la deuxième chambre civile ne s'inscrit dans cette perspective, nous aurions donc une opposition entre ces deux chambres. Et faut-il répéter encore que les revirements de jurisprudence, surtout dans le cadre de telles professions, produisent des effets en cascade, onéreux, dont la collectivité des assurés pâtit. C'est sans compter sur la surprise de cet assureur, fort des précédents jurisprudentiels qui se croyait donc légitime à n'avoir effectué que des règlements partiels dans l'attente, elle-même compréhensible, de la précision de l'état précis de la personne après que celui-ci soit consolidé.
Plus encore, cette interprétation s'avère à la lisière de la lettre comme de l'esprit de l'article L. 211-9, alinéa 3, du Code des assurances. Et, au-delà de ces considérations pratiques, si l'on ose dire, une fois encore, le magistrat se fait législateur, ce qui exige plus de circonspection voire de désapprobation.
Véronique Nicolas, Professeur agrégé, Faculté de droit de l'Université de Nantes, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances", vice-doyen
(1) Cf. CEDH, 18 mars 1997, n° 21497/93, Mantovanelli c/ France (N° Lexbase : A8441AWK) : D. 1997, somm., p. 361, obs. Perez ; Gaz. Pal. 1997, 2, jurispr. p. 83, note Pettiti ; RTDCiv., 1997, p. 1007, obs. Marguénaud), dans lequel la Cour européenne rappelle que "l'un des éléments d'une procédure équitable au sens de l'article [6 § 1] est le caractère contradictoire de celle-ci", a étendu à la phase expertale l'application du principe.
(2) Cf. Cass. civ. 1, 21 juillet 1976, n° 75-12.877 (N° Lexbase : A4375CIU), Bull. civ. I, n° 278. Pour des applications plus récentes, cf. Cass. civ. 3, 26 janvier 2010, n° 08-19.091, F-D (N° Lexbase : A6029ERQ) ; Cass. civ. 3, 25 septembre 2007, n° 06-17.907, F-D (N° Lexbase : A5865DYU) ; Cass. civ. 1, 8 juin 2004, n° 01-11.771, FS-D (N° Lexbase : A6060DCG) : RGDA, 2004, p. 650, note J. Beauchard.
(3) Cf., notamment, X. Marchand, Ph. Savatic, J. Audouy, JurisClasseur Procédure civile, Fasc. 660, spéc., § 175 et s..
(4) Cass. civ. 3, 27 mai 2010, n° 09-12.693, FS-P+B N° Lexbase : A7268EXH, Bull. civ. III, n° 104.
(5) cf. Cass. civ. 2, 4 novembre 1992, n° 90-19.807 (N° Lexbase : A5499AH7), Bull. civ. II, n° 258.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:429633