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N9550BSI
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Les Humanités, à quoi ça sert ? A lire Georges Molinié, Président de l'Université Paris-IV Sorbonne, en 2009, "la réponse doit être franche et catégorique : ça sert. Former aux humanités, c'est former par les humanités des jeunes qui s'en approprient les méthodes : la pensée critique, la rigueur intellectuelle, l'argumentation rationnelle, la curiosité, la conviction que l'on n'a jamais fini d'apprendre, qu'il faut toujours adapter son jugement aux mutations du monde et à la pensée de l'autre".
Cette semaine, nous vous proposons un petit exercice de style : un cas pratique sur le droit de la responsabilité civile, sur fond d'épopée homérique ; car si le célèbre périple du roi d'Ithaque montre toutes les facéties que peut revêtir une expédition mal embouchée, la jurisprudence française en matière de responsabilité civile refroidirait les ardeurs taquines des dieux les plus revêches à l'égard de nos héros des temps modernes les plus intrépides : les touristes...
"Ô Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif :
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages,
souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins..."
Enoncé
Madame Tourista vient vous consulter, après une croisière fort peu amusante, au cours de laquelle elle prétend avoir contracté une intoxication alimentaire. Sur un paquebot, elle a été victime d'une gastro-entérite et impute cette intoxication à l'ingestion de produits alimentaires fournis par l'organisateur de la croisière.
Solution
Commençant votre propos vous référant aux vers de l'un de nos plus célèbres humanistes, Joachim Du Bellay, tirés de ses Regrets, afin de saluer, avec ironie, le retour, chez elle, de votre cliente :
"Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !",
vous ne pouvez vous empêcher de rire sous cape et de conter, à votre nouvelle cliente infortunée, les affres d'un certain roi d'Ithaque qui, en matière de responsabilité civile des agences de voyages, aurait beaucoup à nous apprendre.
En effet, à travers vingt-quatre chants en grec ancien, et ayant perdu dix ans de sa vie à parcourir la Méditerranée pour retrouver Pénélope et son fils, Ulysse aurait eu d'autres raisons qu'une simple infection par un germe entéro-toxinogène, pour demander des comptes aux "organisateurs" de ses déconvenues si célèbres à travers les âges.
Vous lui faites grâce de la Télémachie, c'est-à-dire des chants I à IV de l'Odyssée, pour conter, tout de même, par le menu, à Madame Tourista, les aventures de l'achéen depuis la chute de Troie jusqu'aux plages d'Ithaque (des chants V à XII), comme ce dernier le fit jadis devant les Phéaciens. Vous lui rappelez comment il partit avec une flotte de douze navires et, par le coup du sort, il revint seul en arrivant au port.
Omettant de raconter le sac d'Ismare, la cité des Cicones, sinon votre client imaginaire, Ulysse, finirait directement ses jours en prison, pour homicide volontaire, acte de barbarie et autres viols et tortures -c'est à se demander si toute avarie de la vie n'est pas le fruit d'un quelconque péché originel-, vous insistez, plus volontiers, sur la première tempête que notre héros dut affronter avec ses compagnons et le fit dériver pendant trois jours, pour arriver au pays des Lotophages. Ce peuple était si hospitalier que sa nourriture, le lotos, annihilait tout désir de repartir. Certes, tant bien que mal, Ulysse réussit à embarquer ses compagnons gourmands d'une vie suave aux confins du monde, mais pour naviguer vers l'île des Cyclopes où ils furent faits prisonniers par Polyphème. Ils s'échappèrent, tout de même, grâce à la ruse légendaire d'Ulysse, enivrant le Cyclope et lui perçant l'oeil dans son sommeil. Après six jours de navigation, sa flotte quelque peu amputée aborde à Télépyle, la cité des Lestrygons, un peuple de géants cannibales. Les éclaireurs du roi épique sont tués et dévorés et les navires d'Ulysse furent fracassés par d'énormes rochers. Ulysse parvint à s'enfuir, mais ne put sauver qu'un seul navire et une poignée de ses marins.
Faisant une pause dans votre récit, vous rappelez à Madame Tourista que, aux termes de l'article L. 211-16 du Code du tourisme, l'agence de voyages est responsable de plein droit à l'égard de l'acheteur de la bonne exécution des obligations résultant du contrat, que ces obligations soient à exécuter par elle-même ou par d'autres prestataires de services. D'autant que l'agence de voyages répond de l'hôtelier qu'elle s'est substituée quant à la sécurité des voyageurs, nous enseigne la Cour de cassation, dans un arrêt du 3 mai 2000.
Aïe ! L'agence Odyssée a du souci à se faire... Depuis 1978, la jurisprudence est certaine, l'agence de voyages, qui se charge de fournir au voyageur un titre de transport, contracte l'obligation d'assurer l'efficacité du titre ainsi délivré.
Vous poursuivez votre récit en racontant comment notre héros grec dut s'unir à Circé la magicienne, sur l'île d'Aiaié, et refusa de s'alimenter avant que la magicienne n'ait libéré ses compagnons, transformés en porcs. Vous passez rapidement sur les Enfers et le fantôme du devin Tirésias, pour insister sur le passage des Sirènes et des Planktes, épreuves que seuls les Argonautes avaient, autrefois, réussi à surmonter. Et, tout le monde sait, même Madame Tourista aussi, que s'il ne faut pas succomber aux chants des Sirènes, en se bouchant les oreilles avec de la cire, et qu'au large de Charybde, six marins périrent en accompagnant Ulysse dévorés par Scylla.
Et, dire que l'agent de voyage est garant de l'organisation du voyage ou du séjour et responsable de sa bonne exécution, nous rappellent régulièrement les juges du Quai de l'Horloge. Et, même lorsque l'organisateur d'un voyage à l'étranger fait appel à un transporteur local, il reste tenu d'une obligation de surveillance et doit veiller à la bonne exécution du voyage, selon une jurisprudence ancienne de 2003.
N'y tenant plus, vous gardez le meilleur pour la fin, et vous contez comment le navire et tout l'équipage périrent après avoir mangé les troupeaux d'Hélios, ignorant les signes funestes d'Hermès, dieu des voyageurs et emblème de nombreux guides touristiques, envoyés pour les avertir du danger. Seul Ulysse, qui n'a pas mangé de bétail consacré, survit au naufrage. Dérivant pendant dix jours, il échoua sur l'île de Calypso pour y passer sept ans, prisonnier de la nymphe, qui ne cessait de lui faire des avances pour l'épouser -et nous laisserons de côté la problématique juridique du harcèlement sexuel-.
Les affaires de l'agence Odyssée ne s'arrangent pas. Une société organisatrice d'une croisière qui a imposé à ses participants la poursuite d'un voyage en cours, après avoir promis de les rapatrier à la suite d'un attentat, a commis une faute ayant directement causé aux participants un préjudice moral, à lire un arrêt de la Cour de cassation du 16 novembre 2004.
De plus, en bon avocat, respectueux de ses obligations déontologiques -et pourvu de ses vingt heures de formation continue dispensées en conférence et en e-learning !- vous évoquez aussitôt cette jurisprudence de la cour d'appel de Paris en date du 23 janvier 2009 qui rappelle que la prise en otage de voyageurs ne présente pas les caractères de la force majeure, faute d'avoir été imprévisible, et condamne par conséquent l'agent de voyage à indemniser les voyageurs. Et parce que vous êtes promptement réactif à l'actualité juridique, vous ne pouvez pas être passé à côté de cet arrêt rendu le 15 décembre 2011, par lequel la Haute juridiction retient qu'à défaut pour l'agent de prouver que la maladie du client voyageur aurait été contractée, soit avant le départ, soit à l'occasion d'une excursion non prévue par le contrat, sa responsabilité était engagée. Une société organisatrice de la croisière peut donc être appelée à garantir l'agent de voyage de toutes les condamnations prononcées contre lui, dès lors que l'intoxication litigieuse avait été subie à l'occasion de la fourniture d'une prestation autre que l'exécution du contrat de transport proprement dit, seul le régime de la responsabilité de plein droit s'appliquant. Vous faites aussitôt le lien avec une jurisprudence de 2005 selon laquelle une agence de voyages, déclarée civilement responsable, peut exercer son droit de recours contre ses prestataires de services dès lors qu'elle apporte la preuve d'une faute commise par ces prestataires.
Et, si Hélios pouvait invoquait le fait que les compagnons d'infortune d'Ulysse savaient qu'ils ne devaient pas manger des boeufs sacrés, vous rétorqueriez qu'une agence de voyages est tenue d'informer ses clients sur les conditions précises d'utilisation du billet qu'elle leur vend, parmi lesquelles figurent les formalités d'entrée sur le territoire de l'Etat de destination, aux termes d'un arrêt publié du 7 février 2006.
Mais, Madame Tourista, consultant assidûment la base de données Légifrance, vous évoque l'article L. 211-17 du Code du tourisme, selon lequel le principe d'une responsabilité de plein droit ne s'applique pas aux personnes physiques ou morales pour les opérations de réservation ou de vente, conclues à distance ou non, n'entrant pas dans un forfait touristique, relatives soit à des titres de transport aérien, soit à d'autres titres de transport sur ligne régulière.
Mais, vous qui êtes abonné à une documentation juridique professionnelle et qui n'êtes pas un juriste en herbe, vous lui faîtes part de deux décisions de la cour d'appel de Paris, de 2008, pour lesquelles le législateur n'a expressément exclu du champ d'application de la loi, selon l'article L. 221-18 du Code du tourisme, que la vente de billets de transport non inclus dans le forfait touristique et la vente de croisières maritimes. Pour autant, si le principe d'une responsabilité de plein droit ne s'applique pas, l'agent de voyage et le prestataire de croisières ne sont pas pour autant exonérés, notamment du fait des prestations servies sur le paquebot. Et, la cour précise qu'une prestation facultative qui est mentionnée sur la brochure, concourant de la sorte à l'attractivité du forfait touristique vendu, doit être considérée comme étant entrée dans la sphère contractuelle... Et, elle rappelle que la commercialisation de cette prestation n'a pu se réaliser que grâce au concours de l'agent de voyage qui s'est chargé, au cours du périple, de transporter les voyageurs vers le lieu de l'excursion et de les mettre en relation avec le prestataire local qu'il leur a désigné...
Non, ce qui vous inquiète, à vrai dire, ce sont les termes du deuxième alinéa de l'article L. 211-16 du Code du tourisme : l'agence de voyages peut s'exonérer de sa responsabilité en apportant la preuve d'une faute imputable soit à l'acheteur, soit au fait, imprévisible et insurmontable, d'un tiers étranger à la fourniture des prestations prévues au contrat, soit à un cas de force majeure. D'ailleurs, précise la cour d'appel de Paris, dans un arrêt de 2007, la responsabilité de plein droit des agences de voyages ne peut être étendue aux activités dans lesquelles un client a eu un rôle actif et dont l'agence n'a pas la maîtrise.
Et, si cette épopée homérique était est, en fait, imputable au voyageur lui-même, Ulysse, au fait imprévisible et insurmontable d'un tiers, Poséidon, ou à un cas de force majeure, la colère des dieux ? Le conseil de l'agence Odyssée pourrait invoquer la destruction de Troie, l'humiliation du Cyclope et, finalement, celle de Poséidon, son père et néanmoins protecteur des remparts de la ville de Priam. La force majeure ne résidait-elle pas dans la divinité des infortunes d'Ulysse ? Et finalement, "Pénélope était la dernière épreuve qu'Ulysse eut à subir à la fin de son voyage" nous livre, un brin moqueur, Jean Cocteau, dans Le testament d'Orphée.
Mais, la tourista étant le trouble sanitaire le plus fréquent au sein d'un voyage, avec près 20 à 50 % des voyageurs touchés, l'histoire de votre cliente sent la class action à plein nez !
Alors, poursuivons avec Du Bellay...
"Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine :
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine".
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