La lettre juridique n°805 du 5 décembre 2019 : Justice

[Focus] Les raisonnements probatoires des juges

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par Olivier Leclerc, Directeur de recherche au CNRS, CERCRID (UMR 5137), Université de Lyon, Université Jean Monnet

le 06 Décembre 2019


Mots-clefs : Doctrine • Magistrat • Raisonnements probatoires


 

Que savons-nous de la manière dont les juges raisonnent ? Bien peu de chose sans doute car les raisonnements effectivement suivis par les juges sont difficilement accessibles, autrement que par des manifestations extérieures qui n’en sont que le reflet imparfait et incomplet. Ainsi, la motivation des décisions de justice doit rendre compte du raisonnement suivi par les juges mais elle suit un formalisme contraint et rien n’assure que les raisons données dans le jugement reflètent l’ensemble des éléments qui sont entrés dans le raisonnement. En tout état de cause, si la formation de jugement est collégiale, la motivation de la décision ne permet pas d’accéder au raisonnement suivi par chacun des juges. Le raisonnement des juges apparaît ainsi comme un continent, dont la plus grande part semble rester inaccessible, une terra incognita.

I - Identifier les raisonnements probatoires

Il n’en fallait pas plus pour motiver le développement de travaux de recherche destinés à mieux connaître et comprendre les opérations de raisonnement impliquées dans le jugement. La partie la plus développée de ces recherches est consacrée à la manière dont les juges -et plus largement les professionnels du droit et de la justice- raisonnent avec les règles de droit [1]. Les discussions portent ici sur la question de savoir s’il existe une spécificité des raisonnements juridiques, et si oui en quoi elle consiste, et quelles sont les formes particulières de l’argumentation juridique [2]. Le syllogisme est sans doute la forme la plus connue (à défaut d’être la seule) de raisonnement juridique. Mais les juges ne raisonnent pas seulement avec des règles de droit : la décision de justice suppose aussi d’établir des faits, et pour cela de raisonner avec les éléments de preuve dont on dispose [3]. Ce sont ces raisonnements qui vont retenir notre attention. On entend par raisonnements probatoires l’ensemble des opérations intellectuelles qui sont impliquées dans l’établissement des faits dans le procès au moyen des preuves disponibles. Les juges mènent de tels raisonnements chaque fois que la preuve est libre [4]. Dans les domaines où le système de la preuve légale est maintenu, la loi fixe les conséquences qui doivent être tirées d’un élément de preuve et le juge perd tout pouvoir d’appréciation des faits relatés par ces éléments de preuve.

Il est évident que les juges ne sont pas les seuls à raisonner avec les preuves. Les parties et leurs avocats proposent également des raisonnements afin de convaincre les juges de l’existence de certains faits favorables à leur cause. Des raisonnements probatoires concurrents existent donc dans le procès, selon le moment auquel ils interviennent, l’objectif poursuivi par chaque partie, les éléments de preuve dont ces dernières disposent. En effet, raisonner se fait toujours à partir d’un point de vue situé et dans un contexte d’argumentation donné [5]. Mais de même que les juges peuvent imposer leur interprétation des règles de droit, c’est à eux qu’il revient de décider si un fait est prouvé ou non. Pour cela, les juges doivent déterminer l’existence des faits, évaluer leur crédibilité, les combiner de manière cohérente et parvenir finalement à décider si un fait est prouvé. Ce sont ces opérations de raisonnement qu’il s’agit de comprendre et de guider afin de permettre aux juges d’éviter les erreurs de raisonnement sur les faits.

Dès le début du XXème siècle, des spécialistes du droit de la preuve, des criminologues et des psychologues ont entrepris de donner à l’appréciation des preuves en justice un fondement scientifique [6]. Cette voie de recherche se poursuit aujourd’hui dans deux directions principales. Certains travaux, issus de la psychologie expérimentale, visent à décrire de manière empirique comment les juges raisonnent avec les preuves. Ces recherches ont surtout été menées sur des jurés fictifs mis en situation et la question s’est vite posée de savoir si les résultats ainsi obtenus restaient valables pour les juges professionnels ou si ces derniers raisonnent avec les preuves autrement que les jurés populaires. S’il est certain que les juges professionnels ont acquis une familiarité et un savoir-faire particuliers dans l’analyse des preuves, les études empiriques ne révèlent pas de différences fortes avec les jurés quant aux mécanismes fondamentaux impliqués dans les raisonnements probatoires [7]. Ces recherches ont également permis d’étendre aux raisonnements probatoires des juges les résultats de la psychologie cognitive qui montrent l’existence de biais susceptibles de fausser les raisonnements (par exemple, le «biais de confirmation» qui conduit à accorder plus d’attention et d’importance aux informations qui confirment nos croyances qu’à celles qui viennent les contredire [8]). Une autre voie de recherche s’est développée dans le giron de la logique et des probabilités. Elle s’attache à guider les juges en leur indiquant comment ils doivent raisonner avec les preuves. Ces travaux ont élaboré des outils destinés à aider les magistrats à mener un raisonnement rigoureux. A la suite de décisions de justice américaines qui avaient fait un usage erroné des probabilités pour établir des faits [9], l’analyse probabiliste des preuves a été fortement développée. Ce sont en particulier les probabilités bayésiennes qui ont été mobilisées : celles-ci permettent de déterminer la façon dont la probabilité initiale d’une hypothèse se renforce ou diminue lorsqu’est apporté un élément de preuve supplémentaire [10].

Au-delà de leur diversité, les travaux qui viennent d’être évoqués brièvement ont en commun de rechercher ce qui fait le propre des raisonnements probatoires, leurs caractères généraux, et cela indépendamment des contextes procéduraux dans lesquels ils s’inscrivent (procédure accusatoire ou inquisitoire, répartition de la charge de la preuve, etc.). Il ne s’agit évidemment pas de nier l’incidence des règles de preuve et de procédure sur les raisonnements probatoires, mais d’envisager ce qui est commun à ces raisonnements et quelles en sont les briques fondamentales.

II - Les éléments constitutifs des raisonnements probatoires

Avant d’envisager les raisonnements probatoires dans leur dynamique, il convient de savoir quels sont les éléments qui les composent. A l’évidence, le raisonnement porte sur les preuves apportées par les parties ou réunies par les enquêteurs en vue d’établir l’existence du fait contesté (objet de la preuve) : des témoignages, des enregistrements, des écrits, etc.. Cependant, il convient d’apporter trois précisions.

D’abord, les raisonnements probatoires ne portent pas à proprement parler sur l’élément de preuve (un témoignage, par exemple) mais sur le fait que relate cet élément de preuve (le fait dont la personne témoigne). Dès lors, le raisonnement probatoire suppose d’analyser les éléments de preuve et d’en tirer des propositions de fait, positives ou négatives. On parle d’inférences pour désigner le processus consistant à tirer des conclusions à partir d’un élément de preuve [11]. Or, les propositions de fait qui peuvent être tirées d’un élément de preuve ne sont pas toujours univoques et les parties sont parfois en désaccord sur ce que l’on peut conclure d’un élément de preuve donné ; un désaccord qu’il appartiendra au juge de trancher. En outre, les raisonnements probatoires n’impliquent pas seulement de réaliser une inférence pour passer d’un élément de preuve à une proposition de fait, mais aussi très souvent, pour passer d’une proposition de fait à une autre. Une proposition de fait donnée apparaît ainsi comme le résultat d’une inférence, puis comme le point de départ d’une autre inférence, et ainsi de suite jusqu’au fait à prouver (d’un fait, le juge tire un autre fait, et ainsi de suite). De sorte que les raisonnements probatoires sont constitués d’une pluralité d’inférences, qui sont liées les unes aux autres de manière très diverse (elles s’enchaînent, se renforcent, se contredisent, etc.) [12].

Ensuite, les raisonnements probatoires ne portent pas seulement sur des propositions de fait tirées des éléments de preuve apportés par une partie pour établir le fait à prouver. D’autres éléments interviennent dans ces raisonnements [13]. Pour le comprendre, partons de la proposition de preuve faite par une partie en vue d’établir le fait à prouver. Supposons, qu’un employeur soutienne qu’il ressort d’un témoignage qu’un salarié a été vu sortant en courant d’un entrepôt, d’où il est demandé au juge d’inférer que ce salarié a commis des dégradations constatées dans l’entrepôt, justifiant ainsi son licenciement pour faute grave (une partie présente une proposition de fait tirée d’un témoignage et elle demande au juge d’en inférer le fait à prouver). Le raisonnement articule ici deux éléments : la proposition de fait (le salarié sortait de l’entrepôt en courant) et l’inférence (il s’en déduit qu’il fuyait et donc qu’il a commis l’acte fautif). Dès lors, l’adversaire peut s’efforcer, en retour, soit de contester la proposition de fait (le salarié ne sortait pas en courant de l’entrepôt, ainsi qu’un autre témoignage l’affirme), soit l’inférence qui en est tirée (le salarié sortait bien en courant mais il n’y a pas lieu d’en inférer qu’il fuyait car il existe d’autres explications à cette précipitation : il était en retard pour se rendre à une réunion). Mais, à son tour, l’employeur peut s’efforcer d’affaiblir ces objections et ainsi tenter de renforcer l’inférence (dans notre exemple, la réunion prévue ce jour-là avait été exceptionnellement décalée d’une heure, ainsi qu’il ressort du témoignage du chef de service, ce qui affaiblit l’explication proposée par le salarié et sauvegarde l’inférence réalisée). Enfin, le salarié peut s’efforcer de rapporter la preuve d’un autre fait qui vient directement contester le fait à prouver sans tenter d’affaiblir l’inférence proposée par l’employeur (par exemple, le salarié soutient qu’il se trouvait ailleurs au moment des faits ; ainsi il ne discute pas l’inférence mais vient établir un fait incompatible avec l’affirmation de l’employeur).

Enfin, on gardera à l’esprit que le mécanisme même de l’inférence conduit à tirer des conclusions à partir d’éléments de preuve ou de propositions de fait. Ce faisant, le juge procède par généralisation : d’une proposition, il en tire une autre qui n’est pas connue. Or, ces généralisations sont rarement explicitées. Dans l’exemple ci-dessus, si l’employeur demande au juge de tirer du fait que le salarié sortait en courant de l’entrepôt qu’il a commis les dégradations, c’est parce qu’il estime que ce comportement n’est pas normal, est suspect : un salarié qui n’a rien à se reprocher ne sort pas de l’entrepôt en courant alors que des dégradations ont été commises. Cette généralisation, tirée du sens commun, est certainement contestable ; elle est néanmoins le soutien nécessaire de l’inférence. Cela permet de faire comprendre que les raisonnements probatoires font intervenir des propositions qui ne découlent pas des éléments de preuve disponibles mais qui sont issues du sens commun, comme on le voit ici, mais aussi de l’expérience personnelle du juge, de la logique, de la science, etc..

Le raisonnement probatoire du juge porte donc sur un ensemble plus ou moins large de propositions de fait, qui sont inférées des éléments de preuve disponibles ou d’autres propositions de fait, ou encore qui soutiennent des opérations de généralisation. Ces propositions portent sur le fait à prouver, mais aussi sur d’autres faits qui affaiblissent les propositions avancées par l’adversaire ou sur les inférences qui sont faites par les juges à partir de ces propositions. L’articulation entre ces propositions se fait au moyen d’inférences qui permettent de passer d’une proposition de fait à une autre, jusqu’à parvenir au fait à prouver.

III - Les opérations impliquées dans les raisonnements probatoires

Les raisonnements probatoires mettent en œuvre trois opérations intellectuelles bien distinctes conceptuellement (même si, en pratique, elles sont souvent mélangées) : déterminer quel est le crédit que l’on accorde à chaque proposition de fait, articuler ces propositions entre elles de manière cohérente, et finalement tirer une conclusion portant sur la question de savoir si le fait contesté est prouvé ou non.

3.1. Apprécier la valeur des éléments du raisonnement

Les raisonnements probatoires supposent d’abord de déterminer le degré de conviction qui est attaché à chacun des éléments pris en compte. Cette analyse s’opère aussi bien pour l’appréciation des éléments de preuve que pour les inférences qui en sont tirées. Ainsi, il importe d’abord de déterminer la crédibilité de l’élément de preuve dont une proposition est inférée. En effet, cette proposition sera jugée plus ou moins convaincante en fonction d’un très grand nombre de paramètres qu’il revient au juge d’apprécier : le mode de preuve dont elle provient (une analyse de l’ADN, un témoignage, un relevé de téléphonie mobile, etc.), les conditions dans lesquelles elle a été obtenue (qualité du témoin, qualité de l’enquête, etc.), les connaissances qui la fondent (une inférence fondée sur une loi scientifique établie est plus solide que celle fondée sur l’expérience du juge), la partie qui a apporté la preuve, la manière dont cette dernière a été obtenue, etc.. Le degré de conviction attaché au raisonnement probatoire s’apprécie également concernant chaque inférence permettant de passer d’une proposition de fait à une autre. Pour cette raison, on parle de force inférentielle qui traduit le niveau de confiance attaché à chaque inférence.

Les théories du raisonnement probatoire offrent principalement deux instruments pour apprécier la valeur des éléments du raisonnement. Le premier consiste à attribuer à chaque élément de preuve un degré de conviction en suivant une échelle graduée. Ceux-ci sont donc placés dans une relation d’ordre (on dit que le classement est ordinal) selon qu’ils sont jugés non-convaincants, convaincants, très convaincants. Théoriquement, cette échelle peut contenir autant de degrés qu’on le souhaite mais il va de soi que, pour conserver un caractère opérationnel, ceux-ci doivent rester en nombre limité. Le second instrument d’analyse consiste à attribuer à chacune des propositions de fait entrant dans les raisonnements probatoires une valeur chiffrée (on dit que le classement est cardinal) représentant l’effet positif ou négatif d’un élément de preuve sur la probabilité d’une hypothèse. Par exemple, une preuve a une valeur d’autant plus grande qu’elle augmente fortement la probabilité qu’une hypothèse donnée soit vraie, ou encore que le rapport de vraisemblance [14] a une valeur élevée.

3.2. Agencer les propositions de fait

Les raisonnements probatoires impliquent ensuite que les juges mettent en ordre les éléments constitutifs du raisonnement. Ces derniers ne sont pas saisis ici individuellement mais en tant qu’ils forment un ensemble. Les propositions de fait s’agencent les uns avec les autres, au moyen d’inférences, pour parvenir à une conclusion : de telle proposition, on tire telle autre, et ainsi de suite jusqu’au fait final (le fait à prouver). Tous les éléments qui entrent dans le raisonnement doivent pouvoir être pris en compte et analysés ensemble. Cette opération peut s’avérer très difficile dans des affaires complexes où il existe de nombreuses propositions de fait tirées d’un grand nombre d’éléments de preuve. Pour cette raison, des méthodes ont été élaborées pour faciliter les raisonnements probatoires, éviter les erreurs de raisonnement, et ainsi guider les juges.

Ces méthodes ont en commun de s’appuyer sur une liste de toutes les propositions de fait qui entrent dans le raisonnement (dont on aura préalablement déterminé la valeur, en termes qualitatifs ou quantitatifs). Cette liste permet ensuite de réaliser une représentation visuelle sous la forme d’un graphe qui contient l’ensemble des éléments du raisonnement, reliés entre eux par des traits. Ainsi, on dispose d’un instrument graphique qui montre tous les éléments du raisonnement, les liaisons que l’on fait entre eux, et la valeur qu’on leur attribue.

Cette famille d’instruments graphiques, que l’on appelle des réseaux d’inférences, comporte deux variantes, selon que les éléments qui les constituent ont été appréciés de manière ordinale ou cardinale. La principale représentation ordinale est due à J. H. Wigmore. Dès 1913, il propose un instrument destiné à guider la décision des juges en représentant les éléments de leur raisonnement, le crédit plus ou moins fort qu’ils y accordent, et les inférences qu’ils font pour passer d’un élément à un autre [15]. La représentation cardinale a été développée bien plus récemment. Elle exploite les riches potentialités d’un domaine des probabilités développé au XVIIIème siècle par le révérend Thomas Bayes. Le théorème de Bayes, permet en effet de calculer la manière dont la probabilité d’un événement (la probabilité initiale) varie selon qu’un autre événement est vrai ou non (probabilité conditionnelle). Si l’on dispose d’une valeur de probabilité associée à chaque élément du raisonnement, on doit pouvoir calculer la façon dont celle-ci varie lorsqu’on considère les autres éléments du raisonnement. Pour faire face à la complexité des calculs lorsqu’il existe un nombre élevé d’éléments (et faciliter leur automatisation), les éléments de preuve peuvent être ordonnés dans un schéma appelé réseau bayésien [16].

Les méthodes qui viennent d’être évoquées supposent que tous les éléments du raisonnement sont appréciés séparément et sont soigneusement mis en relation les uns avec les autres. Pour cette raison, elles ont été qualifiées d’«atomistes» : ces méthodes envisagent les raisonnements probatoires de manière analytique, comme devant articuler le plus soigneusement possible, un à un, chaque élément du raisonnement. Ces théories se sont cependant trouvées fragilisées par des travaux de psychologie expérimentale qui ont soumis à des jurés fictifs des ensembles complexes de preuves et ont montré que ceux-ci n’analysent pas les preuves une par une mais les intègrent spontanément dans un récit qu’ils construisent [17]. Il ressort donc de ces travaux que les processus cognitifs impliqués, en situation, dans l’analyse des preuves conduisent à envisager ces dernières de manière globale (on parle de conceptions «holistes» du raisonnement probatoire) en les insérant dans un récit (story model). Selon ce modèle, les preuves présentées ont une valeur d’autant plus grande qu’elles s’insèrent dans un récit cohérent, qui rend compte du plus grand nombre de preuves disponibles, et qui est conforme aux représentations que les jurés se font du monde. Finalement, ces récits permettent de départager les parties, en retenant le récit jugé le plus convaincant.

3.3. Déterminer si le fait contesté est prouvé

La mise en ordre des éléments du raisonnement doit permettre au juge de déterminer quel est l’effet total des preuves et finalement de décider, sur la base de l’ensemble de ces éléments, si le fait contesté est prouvé. Selon les méthodes ordinales d’analyse des preuves, le juge doit soupeser le crédit qu’il accorde aux éléments du raisonnement, passer en revue la manière dont ils s’ordonnent et finalement se forger une conviction sur la preuve du fait contesté. Aucune méthode ne lui dicte la façon dont il doit atteindre sa conclusion finale, mais les représentations graphiques du raisonnement lui permettent d’englober du regard (et ainsi de contrôler) l’ensemble de son raisonnement. Les méthodes cardinales d’analyse des preuves, qui accordent des valeurs de probabilité à chacun des éléments de preuve, permettent quant à elles de calculer la probabilité conditionnelle du fait à prouver, sachant la probabilité de l’ensemble des éléments de preuve. La valeur totale des preuves disponibles est alors égale à la probabilité de l’hypothèse (du fait à prouver) sachant la probabilité des différents éléments de preuve [18].

Pour parvenir à une conclusion, le juge doit décider s’il existe des éléments suffisants en faveur de l’existence du fait contesté [19] : si c’est le cas, il pourra juger que le fait est prouvé, si ce n’est pas le cas, il décidera que le fait n’est pas prouvé. La difficulté est évidemment de savoir ce qu’il faut entendre par «suffisant». A partir de quel moment le juge peut-il valablement (sur le plan juridique) décider que les éléments de preuve sont suffisants pour décider que le fait contesté est prouvé ? Cette question soulève une grande perplexité en droit français. En effet, la règle selon laquelle les juges apprécient les éléments de preuve suivant leur intime conviction laisse les juges libres d’apprécier les éléments qui leur sont soumis sans que la loi leur dicte d’atteindre un degré de conviction qu’elle fixerait elle-même. Ainsi, la manière dont les raisonnements probatoires aboutissent à une conviction sur la preuve (le fait contesté est prouvé ou il ne l’est pas) ne fait pas l’objet d’indications légales et est renvoyée au for intérieur des juges [20].

La situation peut sembler, à première vue du moins, plus claire dans les pays de common law où la loi prescrit aux juges de franchir un certain niveau de conviction, appelé standard de preuve, pour pouvoir décider qu’un fait est prouvé. Les standards de preuve révèlent des choix de politique juridique. Ainsi aux Etats-Unis, la loi exige un niveau de conviction élevé dans le procès pénal où la preuve doit être rapportée au-delà de tout doute raisonnable (beyond a reasonable doubt). Dans le procès civil, le standard de preuve est moins exigeant : le fait doit être considéré comme prouvé si les éléments rapportés par la partie qui supporte la charge de la preuve rendent l’existence de ce fait plus vraisemblable que son inexistence (preponderance of the evidence). Dans certaines matières civiles qui mettent en jeu les libertés individuelles, le standard civil est toutefois renforcé et la preuve doit être claire et convaincante (clear and convincing evidence). La fixation de standards de preuve par la loi peut offrir aux juges un guide utile pour déterminer s’il faut conclure des éléments de preuve que le fait est prouvé ou non. Ainsi, dans une approche probabiliste, si l’on dispose de la valeur totale des preuves disponibles, il suffira de vérifier si elle excède ou non le standard de preuve applicable, celui-ci étant à son tour formulé en termes probabilistes [21]. Cependant, l’analyse probabiliste des preuves se heurte à des difficultés pratiques considérables [22]. De sorte que, pour l’essentiel, le franchissement du standard de preuve applicable reste soumis à une appréciation qualitative. Et sur ce plan, la pratique du droit américain montre combien la compréhension de ce que signifient les standards de preuve et la manière dont ils doivent être mis en œuvre concrètement est marquée par des incertitudes et des contradictions  [23]. Qu’ils analysent les preuves une à une ou qu’ils les intègrent dans un récit global [24], les juges américains restent confrontés à la difficulté de savoir à partir de quand le standard de preuve applicable est franchi par la partie qui supporte la charge de la preuve et quand le fait contesté doit donc être considéré comme prouvé.

IV - Conclusion

Les raisonnements probatoires apparaissent finalement parcourus d’incertitudes : incertitude sur la valeur à reconnaître à chaque élément de preuve, sur la manière dont les preuves s’articulent entre elles, sur la conclusion qu’il convient de tirer du raisonnement suivi. De plus, une tension est visible au sein des travaux portant sur les raisonnements probatoires : plus les méthodes d’analyse des raisonnements sont sophistiquées, moins elles semblent opératoires pour les juges (et pour les autres acteurs du procès) dans leur activité quotidienne. En un sens, ces faiblesses ne surprennent pas ; elles sont même rassurantes : le raisonnement avec les preuves reste une activité humaine, affectée d’une part irréductible d’incertitude. En somme, il n’y a pas plus lieu de craindre une automatisation du raisonnement probatoire que d’espérer l’éradication définitive des erreurs de raisonnement. Cela étant, la résignation n’est pas de mise : le raisonnement probatoire peut certainement être guidé et amélioré. L’étude des raisonnements probatoires contribue ainsi à une meilleure compréhension des opérations intellectuelles impliquées par l’analyse des preuves, favorise leur amélioration et invite à une meilleure explicitation des raisonnements suivis à travers la motivation des décisions de justice.

Pour aller plus loin :

Ph. Dawid, W. Twining, M. Vasilaki (eds.), Evidence, Inference and Enquiry, Oxford University Press, 2011.

M. Di Bello, B. Verheij, Evidential Reasoning, in G. Bongiovanni et al. (eds.), Handbook of Legal Reasoning and Argumentation, Springer, 2018, p. 447.

R. Hastie (ed.), Inside the Juror. The Psychology of Juror Decision Making, Cambridge University Press, 1993.

D. Schum, The Evidential Foundations of Probabilistic Reasoning, Northwestern University Press, 1994.

 

[1] Comment déterminer la signification des énoncés législatifs ? Comment les articuler entre eux ? Quelle qualification juridique donner aux situations de fait ?, etc..

[2] Les publications dans ce domaine sont très nombreuses et présentent un caractère international marqué. On suggérera la lecture de L. Alexander, E. Sherwin, Demystifying Legal Reasoning, Cambridge University Press, 2008 ; P. Brunet, Le raisonnement juridique : une pratique spécifique ?, Int J Semiot Law, vol. 26, 2013, p. 767-782 ; S. Goltzberg, L’argumentation juridique, 2ème éd., Dalloz, 2015 ; G. Samuel, A Short Introduction to Judging and to Legal Reasoning, E. Elgar, 2016 ; F. Schauer, Penser en juriste. Nouvelle introduction au raisonnement juridique, trad. S. Goltzberg, Dalloz, 2018.

[3] E. Vergès, G. Vial, O. Leclerc, Droit de la preuve, Puf, 2015, n° 5.

[4] Ce qui, en droit français, est le cas général : ibid., n° 68 et s. et n° 265 et s..

[5] Sur l’importance du point de vue (standpoint) dans les raisonnements probatoires : T. Anderson, D. Schum, W. Twining, Analysis of Evidence, 2d ed., Cambridge University Press, 2005, p. 115.

[6] O. Leclerc, Can There Be a Science of Proof ? A Cross-Atlantic Dialogue (1898-1947), in V. Klappstein and M. Dybowski (eds.), Theory of Legal Evidence. Evidence in Legal Theory, Spinger, à paraître.

[7] W.A. Wagenaar, P.J. van Koppen, H.F.M. Crombag, Anchored Narratives: The Psychology of Criminal Evidence, Harvester Wheatsheaf, 1993 ; M. Saks, B. Spellman, The Psychological Foundations of Evidence Law, New York University Press, 2016, p. 33-56.

[8] Pour une présentation didactique des différents biais de raisonnement, voir K. Manktelow, Reasoning and Thinking, Psychology Press, 1999, p. 54 et s..

[9] L. Schneps, C. Colmez, Les maths au tribunal. Quand les erreurs de calcul font les erreurs judiciaires, Seuil, 2015.

[10] Pour une présentation synthétique : E. Vergès, G. Vial, O. Leclerc, Droit de la preuve, préc., p. 130 et s..

[11] Sur cette notion : O. Leclerc, Les inférences dans les raisonnements probatoires, Droit & Philosophie, n° 11, 2019, pp. 109-128.

[12] Ibid.

[13] On reprend ici la typologie proposée par John Henry Wigmore : J. H. Wigmore, The Science of Judicial Proof as Given by Logic, Psychology, and General Experience and Illustrated in Judicial Trials, Boston, Little, Brown & Co., 3d ed., 1937, p. 46.

[14] Le rapport de vraisemblance (likelihood ratio) se calcule en divisant la probabilité de la proposition sachant que l’hypothèse est vraie par la probabilité de la proposition sachant que l’hypothèse est fausse : P(E|H)/P(E|¬H).

[15] Pour une présentation détaillée : J. H. Wigmore et O. Leclerc, Un jalon vers une «science de la preuve» : la représentation graphique des raisonnements probatoires, Dalloz, 2019.

[16] La construction des réseaux bayésiens est une opération complexe. Pour une présentation détaillée : A. Darwiche, Modeling and Reasoning with Bayesian Networks, Cambridge University Press, 2009.

[17] W. Bennett, M. Feldman, Reconstructing Reality in the Courtroom, Rutgers University Press, 1982 ; N. Pennington, R. Hastie, « A Cognitive Model of Juror Decision Making: The Story Model », Cardozo L. Rev., vol. 13, 1991, p. 519.

[18] En l’occurrence, la probabilité de certains éléments de preuve peut être élevée, réduite pour d’autres : ce qui compte ici est l’incidence qu’ils ont ensemble sur la probabilité de l’hypothèse considérée (c’est-à-dire sur la probabilité que le fait à prouver soit vrai).

[19] J. Ferrer Beltrán, Prueba y verdad en el derecho, Marcial Pons, 2002, p. 37 et s..

[20] C’est à ce titre que la mise en œuvre de l’intime conviction fait l’objet d’études psychologiques. Voir par ex., C. Esnard, R. Dumas, L’intime conviction : entre cadres légaux, représentations et pratiques chez les magistrats et jurés en cour d’assises, Bulletin de psychologie, n° 559, 2019, p. 53 ; M. Bénézech, L’intime conviction dans le procès pénal : approche médico-psychologique, Annales Médico-Psychologiques, n° 173, 2015, p. 587.

[21] Ainsi, le fait sera considéré comme prouvé, au vu du standard civil preponderance of the evidence, si la probabilité de son existence est supérieure à 50 %. Dans le procès pénal, il faut que cette probabilité dépasse un seuil plus élevé, par exemple 90 %, voire 99 %.

[22] Ainsi qu’à des paradoxes logiques qui en diminuent la pertinence : M. S. Pardo, The Paradoxes of Legal Proof: A Critical Guide, Boston U. L. Rev., vol. 99, 2019, p. 233.

[23] Dans une étude devenue classique, Larry Laudan montre que les juridictions américaines n’ont pas la même compréhension ce que signifient les standards de preuve applicables : L. Laudan, Truth, Error and Criminal Law. An Essay in Legal Epistemology, Cambridge University Press, 2006, p. 29 et s..

[24] Si l’on admet que les juges soupèsent les récits concurrents formulés par les parties, ils devront considérer que le fait est prouvé si un récit est convaincant dans une mesure qui franchit le standard de preuve applicable : R. J. Allen, M. S. Pardo, Relative Plausibility and Its Critics, The International Journal of Evidence & Proof, vol. 23, n° 1-2, 2019, p. 5.

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