Réf. : Cass. com., 10 octobre 2018, n° 16-22.215, FS-P+B (N° Lexbase : A3227YGM)
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par Bernard Saintourens, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition affaires
le 24 Octobre 2018
Evaluation des droits sociaux / Expertise / Ordre public / Clause compromissoire / Abitrabilité
L’arrêt prononcé par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, en date du 10 octobre 2018, ne manquera pas d’être repéré par les professionnels du droit qui s’impliquent dans les cessions de droits sociaux. La Haute juridiction reprend à son compte la position retenue par la cour d’appel [1], motivant ainsi sa déclaration d’irrecevabilité du pourvoi formé contre l’arrêt d’appel, affirmant que «le caractère d’ordre public de l’article 1843-4 du Code civil (N° Lexbase : L8956I34) n’exclut pas l’arbitrabilité du litige».
Cette formule, à laquelle il ne faut pas réduire tout l’intérêt du présent arrêt, illustre bien que nous sommes ici dans une hypothèse de confrontation, d’articulation, entre le droit des sociétés et le droit de l’arbitrage, s’agissant du contentieux relatif à une cession de droits sociaux.
Pour tenter de retirer au mieux les enseignements de cette décision, il apparaît indispensable de retracer, dans ses grandes lignes, la situation qui est à l’origine de l’arrêt. Pour s’en tenir à l’essentiel, on retiendra qu’un associé d’une société civile ayant fait l’objet d’une décision d’exclusion, prise par les associés réunis en assemblée générale, contestait la valorisation de ses parts à laquelle avait procédé cette même assemblée. Dans le cadre de cette contestation de la valeur des parts qui devait lui être versée à la suite de son exclusion, il avait assigné la société aux fins de voir désigner un expert en application de l’article 1843-4 du Code civil. Devant le président du tribunal saisi, la société civile a présenté une exception d’incompétence fondée sur une clause compromissoire qui figurait dans les statuts et qui conférait au tribunal arbitral le pouvoir de connaître de tout litige qui pourrait naître à propos de ce rachat de parts sociales, en ce compris un litige relatif à la valeur du remboursement des parts.
Au regard de cette décision d’incompétence prise par le président du tribunal saisi, l’associé avait formé, devant la cour d’appel de Paris, un appel-nullité qui a également été déclaré irrecevable par la juridiction d’appel, par son arrêt du 14 juin 2018 [2]. En déclarant, à son tour, irrecevable le pourvoi formé, la Cour de cassation, en clôturant le parcours devant les juridictions judiciaires mené par l’associé exclu, renvoie vers le tribunal arbitral le soin de statuer sur le contentieux lié à l’évaluation des parts sociales qui doivent être remboursées à l’associé ayant fait l’objet de la décision collective d’exclusion.
Les termes du débat juridique tiennent à ce que l’article 1843-4 du Code civil, pris dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet 2014 (N° Lexbase : L1321I4P), prévoit qu’en cas de contestation sur la valeur des droits sociaux, celle-ci est déterminée par un expert désigné «par ordonnance du président du tribunal statuant en la forme des référés et sans recours possible». Dès lors que le caractère d’ordre public de cette disposition est admis (sur ce point, voir infra), la question se posait légitimement de savoir si l’existence d’une convention d’arbitrage prévue en cas de litige relatif à la valorisation des parts sociales faisait obstacle à ce que l’associé concerné fasse usage des dispositions du Code civil pour obtenir la désignation d’un expert qui déterminerait leur valeur.
Pour tenter de prendre la pleine mesure de l’arrêt de la Chambre commerciale, il apparaît qu’il faut dissocier les aspects qui sont en jeu. D’une part, la Haute juridiction retient la compétence du tribunal arbitral malgré les dispositions de l’article 1843-4 du Code civil (I), mais, d’autre part, l’arrêt laisse entière la question de la décision que le tribunal arbitral devra prendre au regard de ces mêmes dispositions (II).
I - La compétence du tribunal arbitral malgré l’article 1843-4 du Code civil
L’arrêt commenté peut être considéré comme s’inscrivant dans un courant visant à donner son plein effet au principe «compétence-compétence» qui figure à l’article 1448 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2275IPX). Selon les dispositions de ce texte, «lorsqu’un litige relevant d’une convention d’arbitrage est porté devant une juridiction de l’Etat, celle-ci se déclare incompétente sauf si le tribunal arbitral n’est pas encore saisi et si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable». L’article 1465 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2254IP8) vient au renfort de cette règle en affirmant que «le tribunal arbitral est seul compétent pour statuer sur les contestations relatives à son pouvoir juridictionnel».
C’est bien en contemplation de ce principe que s’étaient positionnés les juges du fond et leur démarche est validée par la Cour de cassation.
En premier lieu, l’arrêt permet de fixer clairement la position selon laquelle, «le caractère d’ordre public de l’article 1843-4 du Code civil n’exclut pas l’arbitrabilité du litige». L’affirmation repose sur la reconnaissance, admise en jurisprudence comme en doctrine [3], que l’article 1843-4 du Code civil, avant comme après la modification de son contenu par l’effet de l’ordonnance du 31 juillet 2014, est bien une règle d’ordre public.
En second lieu, ce n’est pas parce que cette disposition est d’ordre public qu’elle emporte, par elle-même, l’incompétence du tribunal arbitral. Dans l’affaire examinée, la clause compromissoire conférait au tribunal arbitral le soin de statuer sur tout litige qui pourrait naître à propos du remboursement des parts sociales, en ce compris l’évaluation desdites parts, faisant suite à l’exclusion de l’associé. En jugeant que «la circonstance que cette clause accorde aux arbitres le pouvoir de procéder eux-mêmes à cette évaluation et de trancher le litige, contrairement au pouvoir de l’expert nommé en application de l’article 1843-4 du Code civil d’évaluer sans trancher, ne la rend pas manifestement inapplicable ou nulle», l’arrêt retient une position de nature à préserver la compétence de principe de la juridiction arbitrale. Certes, il pourrait être considéré qu’il y a une contradiction entre la stipulation de la clause compromissoire, qui confère au tribunal arbitral le pouvoir de déterminer la valeur des parts sociales alors même qu’il y aurait sur ce point une contestation entre les parties, et l’article 1843-4 qui réserve à l’expert, désigné dans les conditions prévues par ce texte, le pouvoir exclusif de déterminer cette valeur. Pour autant, cette situation n’est pas jugée comme rattachant la clause compromissoire à l’hypothèse, prévue à l’article 1448 du Code de procédure civile, d’une convention «manifestement nulle ou manifestement inapplicable».
Cette position est conforme à la jurisprudence qui ne retient la nullité manifeste qu’en présence d’atteinte évidentes au périmètre légal de l’arbitrage, notamment en matière d’état ou de la capacité des personnes ou à propos d’un contrat de travail [4], ou de violation de dispositions propres au droit de l’arbitrage, notamment si le compromis d’arbitrage ne détermine pas l’objet du litige (C. proc. civ., art. 1445 N° Lexbase : L2263IPI).
En l’espèce, si le contenu de la convention d’arbitrage en cause peut poser des difficultés d’articulation avec l’article 1843-4 du Code civil, cela n’évince pas la compétence du tribunal arbitral qui, une fois saisi du litige, devra procéder à l’examen des questions qui seront soulevées, s’agissant de son pouvoir juridictionnel, au regard des dispositions de cet article du Code civil, en ce qui concerne la détermination de la valeur des parts sociales qui doivent être remboursées à l’associé ayant fait l’objet de la décision d’exclusion.
En pratique, on pourra retenir qu’une convention d’arbitrage peut conférer au tribunal arbitral le pouvoir de connaître d’un litige portant, entre autres points, sur l’évaluation de droits sociaux, en contrariété avec l’article 1843-4 du Code civil, sans que cela conduise à retenir l’incompétence de ce tribunal.
II - La décision du tribunal arbitral au regard de l’article 1843-4 du Code civil
L’arrêt commenté comporte également, par voie de conséquence, un aspect qu’il convient, nous semble-t-il, de ne pas passer sous silence. Certes, l’existence de l’article 1843-4 du Code civil est jugée comme n’écartant pas la compétence du tribunal arbitral, mais cela ne veut pas dire que la juridiction arbitrale est pour autant débarrassée de ce texte. On pourrait considérer, pour faire image, qu’il risque bien de jouer le même rôle que le sparadrap au doigt du capitaine Haddock [5].
La Cour de cassation, s’appuyant sur la position adoptée par la juridiction d’appel, mentionne bien, en effet, que les questions liées à cet article «relevaient de l’examen par la juridiction arbitrale de sa propre compétence». En d’autres termes, la Haute juridiction, sans faire part de sa position sur ce point, confirme qu’il appartient au tribunal arbitral de statuer sur sa propre compétence s’agissant de fixer lui-même la valeur des parts sociales, ou bien de laisser place à l’application de l’article 1843-4 du Code civil et, dès lors, de laisser aux parties le soin de saisir le juge étatique compétent pour qu’il procède à la désignation de l’expert prévu par ce texte.
Sur le terrain jurisprudentiel, on pourra utilement se référer à un arrêt de la cour d’appel de Paris, en date du 21 mai 1996 [6] qui, s’appuyant sur une assimilation de l’arbitre à une juridiction retient qu’il appartient au tribunal arbitral de permettre la désignation de l’expert, sur le fondement de l’article 1843-4 du Code civil, dès lors que l’on se situe dans son champ d’application et qu’une partie en sollicite le bénéfice.
Compte tenu de l’assimilation qui est faite entre le tribunal arbitral et une juridiction étatique, il apparaît logique que le tribunal arbitral ne puisse pas fixer lui-même la valeur des droits sociaux, dès lors qu’il y a une contestation à ce propos, comme cela a été interdit pour le juge [7]. La position stricte de la jurisprudence à ce propos conduit d’ailleurs à juger que c’est le président du tribunal qui doit nommer l’expert de l’article 1843-4 du Code civil et non point le tribunal [8].
Le tribunal arbitral est soumis, comme toute juridiction, au droit positif, et singulièrement aux dispositions d’ordre public, dès lors que, comme l’exprime l’article 1478 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2241IPP), «le tribunal arbitral tranche le litige conformément aux règles de droit». Il devrait donc se déclarer incompétent pour déterminer la valeur des parts sociales de même que pour procéder à la désignation de l’expert, tel qu’il est mentionné à l’article 1843-4 du Code civil, et, en conséquence, renvoyer la partie intéressée à saisir à cette fin le président du tribunal de grande instance ou de commerce, selon qu’il s’agit d’une société civile ou commerciale [9].
L’hypothèse d’une convention d’arbitrage qui prévoirait que les parties ont confié au tribunal arbitral «la mission de statuer en amiable compositeur», comme l’envisage l’article 1478 du Code de procédure civile précité, doit toutefois être réservée. La faculté pour le tribunal arbitral de fonder sa sentence sur l’équité pourrait laisser place à une intervention directe de sa part, s’agissant de l’évaluation des droits sociaux, et à la mise à l’écart de l’article 1843-4 du Code civil. Certes, la jurisprudence considère que les arbitres, lorsqu’ils agissent en amiables compositeurs, sont tenus de respecter les règles de fond tenant à l’ordre public fondamental concernant, par exemple, la règlementation des prix [10] ou celle des douanes [11] ou encore la législation des baux commerciaux [12], mais il n’est pas sûr que l’article 1843-4 du Code civil puisse se voir reconnaître un caractère d’ordre public d’une intensité comparable. Le tribunal arbitral, statuant en amiable composition, devra donc prendre parti sur ce point. Soit, il considèrera que sa mission lui permet de passer outre la désignation de l’expert prévue par l’article 1843-4 du Code civil et de déterminer la valeur des droits sociaux, soit il estimera que son caractère d’ordre public est tel qu’il s’impose dans l’instance arbitrale et que, si l’une des parties l’invoque, il devra y faire droit et permettre la saisine du président du tribunal compétent afin qu’un expert soit nommé.
[1] CA Paris, Pôle 1, 3ème ch., 14 juin 2016, n° 15/10947 (N° Lexbase : A8264RSU)
[2] CA Paris, Pôle 1, 3ème ch., 14 juin 2016, n° 15/10947, préc..
[3] V. not. Cass. com. 4 décembre 2012, n° 10-16.280, F-P+B (N° Lexbase : A5686IYA), Dr. Sociétés, 2013, n° 41, obs. R. Mortier ; JCP éd. E, 2013, 1000, note B. Dondéro et 115, note A. Garnier
[4] V. Cass. soc., 30 novembre 2011, FS-P+B (N° Lexbase : A4699H3G), Bull. civ. V, n° 277.
[5] L’affaire Tournesol, Hergé, éd. Casterman, 1956, p. 46.
[6] CA Paris, 1ère ch., sect. A, 21 mai 1996, n° 9/25296 (N° Lexbase : A1276DBU), Rev. Sociétés, 1996, p. 850, note Y. Guyon ; JCP éd. E, 1996, 589, n° 5, obs. A. Viandier et J.-J. Caussain ; Dr. soc., 1996, n° 163. Sur cet arrêt, v. aussi J.-J. Daigre, Le juge et l’arbitre face aux dispositions de l’article 1843-4 du Code civil, Bull. Joly Sociétés, 1996, p. 789.
[7] V. Cass. civ. 1, 20 décembre 2007, n° 04-20.696, F-P+B (N° Lexbase : A1150D3Y), Bull. Joly Sociétés, 2008, p. 214 ; Cass. civ. 1, 30 octobre 2008, n° 07-19.459, F-D (N° Lexbase : A0656EBW), Bull. Joly Sociétés, 2009, p. 568, note F.-X. Lucas.
[8] V. Cass. civ. 3, 28 mars 2012, n° 10-26.531, FS-P+B (N° Lexbase : A9931IGW), Bull. Joly Sociétés, 2012, p. 573, note F.-X. Lucas ; Rev. Sociétés, 2012, p. 363, note J. Moury ; Dr. Sociétés, 2012, n° 95, note R. Mortier
[9] V. décret n° 78-704 du 3 juillet 1978, art. 17 N° Lexbase : L1376AIS).
[10] Cass. civ. 2, 20 décembre 1965, Rev. Arb. ; 1966, p. 16.
[11] Cass. com., 4 mars 1980, Rev. Arb., 1981, p. 135, note Ph. Fouchard.
[12] Cass. civ. 2, 13 décembre 1978, Rev. Arb., 1979, p. 359.
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