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par Sophie Cazaillet, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale
le 26 Janvier 2012
Mirko Hayat rappelle que dans l'UE, il y a vingt-sept Etats membres, et autant de régimes fiscaux différents. La conséquence est la suivante : la complexité qui ressort de cette pluralité de normes crée une opacité qui peut effrayer les entreprises, et notamment celles qui ne disposent pas d'experts en la matière. En effet, lorsqu'une entreprise souhaite s'implanter dans un Etat membre, autre que celui sur lequel elle a déjà un établissement stable, la difficulté d'appréhender les conséquences fiscales de ce projet peut la dissuader de le réaliser. Les spécialistes de la fiscalité ont tenté de procéder à des comparaisons des systèmes fiscaux, mais, outre le fait que ceci soit très complexe à mener, cela n'a même pas de véritable intérêt, tant les divergences des pratiques des entreprises sont importantes. En effet, les mécanismes d'incitation fiscale diffèrent d'un Etat membre à l'autre, l'un souhaitant encourager tel secteur d'économie, l'autre favorisant telle région, le dernier créant un terrain propice à telle pratique. La comparaison est inefficace, faute de comparabilité des systèmes. Finalement, c'est l'entreprise qui ressent le plus ces disparités, et supporte le coût de la mise en conformité, qui est trop élevé pour n'être pas pris en compte. S'ajoutent à cela les risques de double imposition, qui, s'ils diminuent, subsistent encore dans certaines situations, et les risques de non imposition, charge pesant, cette fois, sur l'Etat membre.
En revenant sur les fondements de l'UE, on comprend mieux comment s'est construit cet imbroglio qui a d'autant plus de conséquences lorsque l'on se trouve au sein d'un Marché commun. Le Traité de Rome de 1957 (Traité instituant la Communauté économique européenne, signé le 25 mars 1957 et entré en vigueur le 1er janvier 1958) avait pour but de supprimer les entraves à la libre circulation, et a donc fait disparaître les droits de douane. Ensuite, sont venues les normes communautaires sur la fiscalité indirecte, les accises, et surtout la TVA, dont la dernière modification a emporté harmonisation dans le domaine des services, notamment les services par voie électronique. Toutefois, les traités ne se sont pas penchés sur la fiscalité directe, qui reste toujours une prérogative régalienne des Etats membres, lesquels ont déjà dû abandonner leurs compétences en matière monétaire, avec la création de l'Union économique et monétaire, et budgétaire, dans une moindre mesure, lors de l'adoption du Traité de Maastricht (Traité sur l'Union européenne, signé le 7 février 1992 à Maastricht et entré en vigueur le 1er novembre 1993). La CJUE a eu une certaine influence sur la fiscalité directe. Muette jusqu'en 1985, timide jusqu'en 1994, avec cinq décisions rendue en la matière, elle a pris une certaine assurance, et surtout des initiatives, en rendant une petite centaine de décisions depuis, lesquelles ont eu, parfois, un retentissement très important pour les Etats membres. En se fondant sur les quatre libertés de circulation -la liberté d'établissement, de prestation de services, de circulation des marchandises et des capitaux- la CJUE a, par exemple, créé la notion de quasi résident (CJUE, 14 février 1995, aff. C-279/93 N° Lexbase : A1803AWP), et bouleversé le régime de l'intégration fiscale française, en y insérant les sociétés établies dans un autre Etat membre dans le périmètre d'intégration (CJUE, 27 novembre 2008, aff. C-418/07 N° Lexbase : A4435EBU). Selon les mots de Mirko Hayat, la Commission "fait ce qu'elle peut". Il faut dire qu'elle se heurte à la règle de l'unanimité, qui, dans une union à vingt-sept, pèse son poids. Malgré cela, plusieurs textes sont sortis de ses bureaux : le paquet fiscal en 1990 (1), les Directives "fusions" (2) (qui connaît des difficultés d'application et de transposition), "intérêts redevances" (3), "sociétés mères filles" (4) (très utilisée), "épargne" (5) (qui a connu un rebondissement, avec l'affaire du CD-ROM récupéré du Liechtenstein par les autorités allemandes), la Convention d'arbitrage (6) (qui rencontre des difficultés d'application), le Code de conduite de 1997 (7), le Forum sur les prix de transfert (8), etc. Le Code de conduite avait listé soixante-six pratiques fiscales dommageables exercées par les Etats membres. Parmi elles, plusieurs ont été, depuis, modifiées, comme, par exemple, la célèbre zone des docks de Dublin (9).
Revenant sur l'ACCIS, Mirko Hayat reprend ses grandes lignes : une option est proposée aux entreprises qui sont implantées dans deux ou plusieurs Etats membres, selon laquelle elles peuvent choisir d'assujettir leur résultat consolidé à une loi de référence, celle d'un des Etats membres d'implantation, qui a vocation à régir la totalité de leur fonctionnement fiscal. Cela permet de consolider le résultat au niveau européen, et d'imputer les pertes issues de l'activité pratiquée sur un Etat membre sur les bénéfices créés dans un autre Etat membre. Ceux-ci, après paiement de l'impôt, se répartissent le produit selon une clé combinant chiffre d'affaires, emploi (masse salariale et nombre de salariés) et investissement. Le taux de l'impôt applicable à cette assiette est fixé par l'Etat dont la loi a été déterminée comme étant celle de référence (pour en savoir plus, lire Proposition de Directive relative à l'ACCIS : la consolidation des résultats fiscaux au niveau communautaire est-elle réalisable ? - Questions à Delphine de Drouâs, regional tax operations Manager au sein de la société IBM N° Lexbase : N1363BSB). La Directive, qui n'est encore, à ce stade, qu'une proposition, doit, en principe, recueillir l'unanimité. Celle-ci étant très rarement réunie, il serait possible pour les Etats membres de passer par une règle créée par le Traité de Lisbonne, à savoir la coopération renforcée. Cela étant, la CJUE risque de ne pas valider un tel procédé, qui aura pour conséquence de créer des discriminations au sein de l'UE, et donc des distorsions de concurrence, ce que l'UE a vocation à combattre. En effet, une tête de groupe ne va-t-elle pas choisir la formule lui permettant de consolider les pertes subies dans tel Etat membre avec les bénéfices générés par l'activité dans tel autre Etat membre ? Ces deux Etats d'implantation appartiendront, de préférence, au périmètre de coopération renforcée, laissant les autres, ceux qui n'ont pas choisi d'en faire partie, de côté. Enfin, il serait possible de décider que cette option ne s'applique qu'aux sociétés européennes ("Societas Europaea", créée par le Règlement n° 2157/2001 du Conseil du 8 octobre 2001, relatif au statut de la société européenne N° Lexbase : L1040AWG). Cela pourrait, peut-être, augmenter l'attractivité de cette forme de société, qui séduit peu. En effet, seuls quatre groupes utilisent cette forme : Allianz, BASF, MAN et Equens. A la question portant sur le risque de voir l'assiette française applicable en interne élargie sous l'effet de cette assiette communautaire, il a été répondu que les français avaient, au cours des négociations sur la proposition de Directive, démontré leur attachement à la forme optionnelle de cette mesure. De plus, l'assiette telle que celle proposée par la Commission répond à des règles d'une imprécision excluant toute possibilité de définition. En effet, il est impossible de délimiter précisément les contours de l'assiette communautaire. Cela étant, la France pourrait chercher à faire comme en Allemagne, c'est-à-dire réformer complètement la fiscalité des entreprises, en élargissant fortement l'assiette de l'IS. Sauf qu'en Allemagne, cette augmentation de la base imposable s'est accompagnée d'une diminution très forte du taux. Or, la France cherche à augmenter ses recettes fiscales, afin de répondre aux exigences budgétaires européennes, entre autres. Toutefois, des Etats membres comme la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne cherchent à renforcer la compétitivité des entreprises. Un schéma comme celui précité aurait des conséquences néfastes sur ce projet. Il ne devrait donc pas être suivi. De plus, la simplification du droit est au coeur des débats (10).
Stéphane Zumsteeg a présenté les résultats de la sixième enquête IPSOS sur la fiscalité (11) menée auprès de sept cent chefs d'entreprise implantées dans les dix Etats membres suivants : France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne, Pays-Bas, Belgique, Suède, Pologne et Hongrie. Ceux-ci révèlent que le ressenti quant à la charge de l'impôt est très variable, tant géographiquement que chronologiquement. En France, par exemple, les chefs d'entreprise trouvent que la charge fiscale est très élevée, mais ils sont moins nombreux que lors de la dernière enquête, qui avait eu lieu en 2010 (12). C'est en Belgique que le ressenti est le plus pessimiste, avec 72 % des chefs d'entreprise pensant que la fiscalité est très élevée. Aux Pays-Bas, par contre seuls 11 % d'entre eux sont de cet avis. Plus révélateur encore, à la question "Quel Etat membre est le plus attractif fiscalement ?", alors que les Pays-Bas attirent tout le monde, la France n'attire personne. Les nouveaux pays entrants (Hongrie et Pologne) ont la part belle, le Royaume-Uni arrive en deuxième place.
Concernant la structure de l'impôt, on constate que l'IS en France n'est pas perçu comme une charge lourde, à la différence de l'ensemble des prélèvements obligatoires. Sur la durée, l'évolution de la situation des impôts directs entre Etats membres ne change pas, selon un consensus unanime.
Enfin, concernant la perception que les chefs d'entreprise ont de l'action communautaire, il ressort de l'enquête qu'ils sont favorables à une harmonisation communautaire, mais les anglo-saxons souhaiteraient que cela se fasse sous l'impulsion de leur Etat, alors que les autres souhaitent que l'UE en soit le moteur. Par rapport à l'ACCIS, ce sont surtout les Etats membres faiblement attractifs qui encouragent la proposition, la France menant le groupe.
En conclusion, les différences culturelles sont toujours très fortes au sein de l'UE, et impactent les discussions sur la fiscalité.
Alexia Scott, Directrice fiscale du groupe SNCF, nous fait part des recherches au sujet des différents impôts frappant les entreprises, qu'elle a menées alors qu'elle occupait le poste de Directrice fiscale de Peugeot : alors que l'IS est vécu comme un impôt juste, assis sur les bénéfices, et donc variant à leur rythme, les autres impositions (hors les charges sociales), les impôts d'exploitation, sont perçus comme une charge fixe, beaucoup plus lourde. Le poids de la contribution économique territoriale représente, par exemple, près de la moitié de la charge fiscale de la SNCF. Ces impôts, qui représentent la même charge que l'IS, sont inévitables et, en quelque sorte, subis. Ils le sont d'autant plus que les services publics, qu'ils doivent, en principe, financer, sont insuffisants, et de mauvaise qualité.
Michel Taly ajoute que la difficulté en France vient du fait qu'il est difficile de faire baisser les impôts dans un secteur économique, sans que cette mesure ne soit taxée d'aide d'Etat, et invalidée par les instances communautaires. Dès lors, la France, qui ne peut faire évoluer de beaucoup ses grands impôts, crée des dizaines de petites taxes qui grossissent au fur et à mesure du temps. Et l'on se retrouve avec une centaine de taxes françaises, face aux vingt-cinq taxes allemandes. Baisser les dépenses publiques semble impossible si l'on veut éviter une révolution populaire. Selon lui, il faudrait avoir le courage d'augmenter la TVA, ce que personne n'a encore eu.
Selon ce baromètre, fondé sur des données Eurostat datant de 2009 (13), la France a le plus fort taux de prélèvements obligatoires, 17,9 %. Ce résultat est obtenu en divisant la somme de ces prélèvements par le PIB. Le Danemark arrive en queue de peloton, avec un taux de 4,3 %. L'évolution historique de ces taux est la même pour tout le monde, une baisse en 2000 avec l'éclatement de la bulle Internet, une reprise de 2003 à 2007, puis une nouvelle chute, due à la crise financière. La place du Danemark s'explique par le transfert opéré dans cet Etat de la charge fiscale, qui pèse plutôt sur les ménages. De plus, le taux de TVA y est plus fort qu'en France (25 %).
Sur l'IS, le taux nominal ne suit pas celui précité. Cela est dû au phénomène de marketing fiscal : un taux fort est appliqué à une assiette réduite, un taux faible frappe une assiette élargie. C'est pourquoi, malgré un taux fort, les recettes ne sont pas colossales.
Répondant à une intervention de la salle, et revenant sur les accusations, très médiatisées, qui pèsent sur les entreprises du CAC 40, Michel Taly s'insurge sur le fait que, dans l'esprit des commentateurs, la faiblesse du taux d'imposition soit due à l'optimisation fiscale, réservée à une élite et impraticable, faute de moyen, par les petites entreprises. L'exemple de Total est frappant : le taux effectif d'imposition des résultats consolidés de Total est de plus de 50 %. En effet, les pays pétroliers frappent durement les activités ayant lieu sur leur territoire et portant sur l'or noir. Or, les charges sociales sont trop fortes en France pour que l'activité de raffinage suffise à produire des bénéfices. Dès lors, les activités d'exploration, plus rentables, sont créées, et elles s'effectuent hors de France. Mirko Hayat ajoute qu'en France, il n'y a plus que les sièges de direction de ces grands groupes, et que ce phénomène devrait occuper le devant de la scène, à la place de débats secondaires comme celui portant sur l'ISF.
Pour clôturer cette rencontre, Michel Taly présente les trois débats dont il devrait être question lors de la campagne électorale de 2012 :
- la concurrence fiscale. La compétitivité, qui cherche à lisser les obstacles que peut rencontrer une entreprise pour produire des bénéfices dans un Etat, est à différencier de l'attractivité fiscale, dont l'objectif est d'attirer une entreprise afin qu'elle s'implante sur le territoire. La France, de son côté, est plus favorable à l'attractivité portant sur des schémas ou des activités, ceci ressortant de régimes fiscaux comme le crédit d'impôt recherche ou les impatriés. Les comparaisons internationales ne sont pas décisives. Michel Taly, qui a fait partie du groupe d'experts appelés à se prononcer sur un rapprochement possible entre la fiscalité allemande et française, explique que l'Allemagne affiche des positions explicites, auxquelles elle se tient, alors que la France annonce toujours des mesures, mais sans ligne directrice explicite. Par exemple, en Allemagne, les entreprises sont toutes soumises au même impôt ; il n'y a pas, comme en France, d'entreprise fiscalement transparente et d'entreprise fiscalement opaque. Malgré les difficultés et les contestations, l'Allemagne n'a pas bougé sur sa position. De plus, l'hypocrisie en France est totale. Tout le monde prône la simplification, alors que la complexité permet l'optimisation. Les patrons d'entreprise abandonnent un débat laissé aux techniciens, pour qui la complexité est un "gagne-pain". La simplification servirait plutôt aux PME, et leur permettrait de se développer plus vite. D'ailleurs, la proposition originelle, antérieure à l'ACCIS, était de permettre à une PME, française par exemple, de pouvoir s'implanter, en Allemagne par exemple, sans avoir à étudier les règles fiscales germaniques. La PME serait soumise à la loi française dans son intégralité, et la France et l'Allemagne se partageraient l'impôt récolté selon une clé de répartition. Cette proposition n'a pas été retenue, au grand regret de Michel Taly. Enfin, la majorité des praticiens sont pour une assiette élargie et un taux plus bas, mais, dans le même temps, la méfiance conduit à la prudence, et l'on craint que la diminution du taux passe après, voire bien après, l'élargissement de l'assiette ;
- la territorialité. Ce débat est plus médiatique et plus récurrent. Toutefois, il ne permettra pas de déboucher sur des mesures concrètes. La France seule ne peut pas changer les règles. Pour seul exemple, le débat sur la réforme de la fiscalité du patrimoine, et notamment la création de l'exit tax et de l'imposition des non-résidents, est de la "gesticulation", qui s'arrêtera avec le couperet luxembourgeois ;
- l'optimisation fiscale. Le rapport du Comité des prélèvements obligatoires de 2009 a conduit à la stigmatisation des grands groupes, accusés de faire de l'optimisation à outrance et de ne pas payer d'impôt. Or, il y a eu une confusion dans les formules retenues pour élaborer les taux. En effet, le taux effectif est un instrument servant aux analystes financiers pour évaluer le taux d'imposition des bénéfices d'une entreprise dans le monde. Le taux implicite est un instrument de macro-économie utilisé pour connaître la part des prélèvements étatiques dans la création des richesses de l'entreprise. Ainsi, il est possible de départager la part de richesse revenant aux salariés, aux prêteurs, aux actionnaires et à l'Etat. Ces taux ne correspondent pas à ce que paient en réalité les entreprises, ce sont des outils de statistique.
En conclusion, il y a deux régimes seulement qui creusent un fossé entre grande et petite entreprise : les déficits et les intérêts d'emprunt. Les déficits ne se compensent pas dans une entreprise seule de la même façon qu'à l'intérieur d'un groupe. De même, les petites entreprises sont moins endettées que les grosses, et ont donc moins de charges financières venant en diminution du résultat fiscal imposable. D'où un risque que ces deux domaines soient touchés par des réformes fiscales.
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