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N5898BSA
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le 10 Janvier 2012
Entrée en vigueur le 1er mars 2010 par l'ajout d'un article 61-1 ([LXB=L510IBQ]) à la Constitution (loi n° 2008-724 du 23 juillet 2008, de modernisation des institutions de la Vème République N° Lexbase : L7298IAK), le mécanisme de la QPC permet, notamment, à tout justiciable, de contester la constitutionnalité d'une disposition législative, et ce même postérieurement après son entrée en vigueur.
Posée au juge de première instance, d'appel ou de cassation, la question doit, pour être transmise au Conseil constitutionnel, passer l'épreuve de plusieurs filtres et, pour cela, remplir trois conditions :
- la disposition législative contestée doit être applicable au litige ou à la procédure, ou constituer le fondement des poursuites ;
- cette disposition ne doit pas avoir déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs ou le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
- et la question ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux.
Au regard du succès de cette nouvelle voie d'action et des préoccupations environnementales grandissantes, il était légitime de s'attendre à ce que de nombreuses QPC se rattachent à la matière environnementale. Cependant, avant la décision du 8 avril 2011, ce n'est que de façon indirecte que le droit de l'environnement a été abordé par les sept Sages. Des décisions ont, ainsi, notamment été rendues à propos de l'insalubrité des immeubles (Cons. const., décision n° 2010-26 QPC, 17 septembre 2010 N° Lexbase : A4758E94), de la cession gratuite de terrain (Cons. const., décision n° 2010-33 QPC, 22 septembre 2010 N° Lexbase : A8929E9L) et de la taxe générale sur les activités polluantes (Cons. const., décision n° 2010-57 QPC, 18 octobre 2010 N° Lexbase : A9274GB4).
Dans la décision du 8 avril 2011, en jugeant que l'article L. 112-16 du Code de la construction et de l'habitation est conforme à la Constitution, le Conseil constitutionnel confirme la valeur constitutionnelle de la Charte de l'environnement pour lui donner toute sa place dans le cadre du mécanisme de la QPC. La décision apporte, également, d'importantes précisions sur l'application des articles 1er à 4 de la Charte.
Concernant l'exception légale à l'engagement de la responsabilité pour trouble anormal du voisinage, l'article L. 112-16 précité dispose que : "Les dommages causés aux occupants d'un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n'entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l'acte authentique constatant l'aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l'existence des activités les occasionnant, dès lors que ces activités s'exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu'elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions".
En l'espèce, les requérants considéraient que cette disposition législative était contraire aux articles 1er à 4 de la Charte de l'environnement, qui disposent respectivement que "chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé" (art. 1) ; "toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement" (art. 2) ; "toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences" (art. 3) ; et que "toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement, dans les conditions définies par la loi" (art. 4).
Sur les faits de l'espèce, les requérants se plaignaient des nuisances dues au parking non goudronné d'un restaurant routier, voisin de leur propriété. Ils mettaient en cause les nuages de fumée générés par les camions, qui les empêchaient de jouir paisiblement de leur jardin.
En premier lieu, le Conseil constitutionnel a rappelé que le respect des droits et devoirs énoncés en termes généraux par les articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement s'impose non seulement "aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leur domaine de compétence respectif" mais, également, ce qui est nouveau, "à l'ensemble des personnes". En précisant ce point, le Conseil constitutionnel confère, ainsi, une invocabilité directe et un effet horizontal à ces articles, leur donnant une très grande effectivité. Le Conseil précise, également, qu'en vertu de ces deux articles "chacun est tenu à une obligation de vigilance à l'égard des atteintes à l'environnement qui pourraient résulter de son activité". Par cette affirmation, la juridiction fait donc peser sur chaque citoyen une obligation de vigilance environnementale à l'égard des effets néfastes issus des activités de chacun.
En conférant aux articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement un effet direct et horizontal, et en rappelant que chacun est tenue par une obligation de vigilance à l'égard de l'environnement, y compris dans les rapports entre particuliers, le Conseil constitutionnel participe à la construction d'une "responsabilité environnementale" pesant sur chacun et donne une plus grande effectivité à la Charte. Le Conseil constitutionnel rappelle, également, que l'Etat n'est pas le seul débiteur en matière de protection de l'environnement, mais qu'il appartient à chacun d'être vigilant, de manière à empêcher le plus efficacement possible, la réalisation d'un dommage à l'environnement, cette obligation constituant une obligation de moyen.
Par ailleurs, les juges précisent que le législateur est libre de définir les conditions dans lesquelles une action en responsabilité peut être engagée sur le fondement de la violation de des obligations visées aux articles 1er et 2 de la Charte, sous réserve que le législateur ne restreigne pas le droit d'agir en responsabilité dans des conditions qui en dénatureraient la portée. En conclusion, la violation de cette obligation de vigilance est susceptible de fonder une action en responsabilité reposant sur la faute de l'auteur des dommages à l'environnement, et le législateur se voit reconnaître une large marge d'appréciation pour définir les conditions dans lesquelles une action en responsabilité peut être engagée sur ce fondement.
En second lieu, concernant les articles 3 et 4 de la Charte, le Conseil constitutionnel est plus "sévère" puisqu'il juge dans son sixième considérant, qu'il incombe au législateur et aux autorités administratives, dans le cadre défini par la loi et dans le respect des principes contenus dans ces articles, de déterminer les modalités de mise en oeuvre de ces dispositions. Concernant la prévention des atteintes à l'environnement et la contribution à la réparation des dommages causés à l'environnement, ces dispositions n'ont pas d'effet direct et nécessitent une loi pour permettre leur application.
Se situant dans le prolongement des décisions "OGM" du 19 juin 2008 (Cons. const., décision n° 2008-564 DC N° Lexbase : A2111D93) et "taxe carbone" du 29 décembre 2009 (Cons. const., n° 2009-599 DC N° Lexbase : A9026EPY), qui ont confirmé la valeur constitutionnelle de la Charte de l'environnement, la présente décision, tout en précisant certaines des dispositions de la Charte, lui confère toute sa place dans le cadre du mécanisme de QPC.
Au cas d'espèce, le Conseil a également jugé de la conformité des dispositions de l'article L. 112-16 du Code de la construction et de l'habitation à la Constitution.
II - La théorie de la "pré-occupation" est conforme à la Constitution
Dans sa décision du 8 avril 2011, le Conseil constitutionnel a jugé que l'article L. 112-16 du Code de la construction et de l'habitation est conforme aux articles 1er à 4 de la Charte de l'environnement et à la Constitution, réaffirmant, ainsi, avec fermeté le principe issu de la théorie de la "pré-occupation".
En vertu de cette dernière, toute personne installée postérieurement à la mise en place d'une activité gênante ne peut invoquer la théorie des troubles anormaux du voisinage, très souvent utilisée en matière de nuisances environnementales. L'application de cette théorie est subordonnée à l'existence de trois conditions : l'exploitation doit être conforme aux lois et règlements ; elle doit être antérieure à l'établissement (sous diverses formes) des requérants, et l'exploitation de l'activité doit s'être poursuivie dans les mêmes conditions.
L'idée qui sous-tend cette théorie est que les propriétaires de constructions édifiées postérieurement à l'activité génératrice des nuisances ne peuvent invoquer les inconvénients découlant d'une activité agricole, industrielle, artisanale, commerciale ou aéronautique à proximité de laquelle ils se sont installés en toute connaissance de cause. Il faut, cependant, noter que l'exonération de responsabilité est limitée par l'existence des trois conditions précédemment énoncées. A cet égard, la jurisprudence considère que la charge de la preuve du respect des dispositions légales et réglementaires pèse sur celui qui exerce l'activité, et non sur celui qui se dit gêné par l'activité et qui est à l'origine de la procédure ; pèse, également, sur lui la preuve de son antériorité.
Protégeant les intérêts économiques d'une activité installée antérieurement, il appartiendra alors aux nouveaux voisins gênés par l'activité litigieuse de prouver les nuisances subies et/ou que l'activité en cause a changé depuis la date de son établissement pour faire reconnaître la responsabilité civile de l'auteur des nuisances sur le fondement de la théorie des troubles anormaux de voisinage.
Dans la présente espèce, les juges considèrent ainsi que les dispositions de l'article L. 112-16 du Code de la construction et de l'habitation sont conformes à la Constitution, notamment au regard du principe constitutionnel de responsabilité, dès lors que cette exclusion légale de responsabilité (i) ne concerne que la responsabilité pour troubles anormaux du voisinage -laissant ainsi la faculté pour les tiers d'engager la responsabilité de l'exploitant sur le fondement de la responsabilité pour faute-, et (ii) est strictement encadrée et limitée par les conditions posées à l'article L.112-16.
Par sa décision, qui doit être approuvée, le Conseil constitutionnel confirme donc la conformité à la Constitution de la théorie de la préoccupation et permet, ainsi, à tout entrepreneur d'exercer son activité économique de façon pérenne, sans que cette dernière ne soit menacée par l'arrivée de nouveaux propriétaires à proximité. Ce faisant, il valide l'équilibre opéré par le législateur entre les intérêts particuliers des uns et des autres.
Cet équilibre si difficile à atteindre entre liberté d'exploiter et protection des tiers face aux nuisances (notamment environnementales) s'illustre aussi au travers de la réglementation des installations classées pour la protection de l'environnement qui cherche à concilier les enjeux économiques d'une activité pouvant présenter des risques pour l'environnement avec la protection de l'environnement et des populations avoisinantes. Cela est, notamment, rendu possible par l'imposition de contraintes d'exploitation à l'activité concernée, de manière à prévenir, limiter et encadrer les nuisances causées par cette dernière.
Cette décision illustre, également, l'importance croissante des contentieux dans lesquels les juridictions sont amenées à invalider un équilibre défini par le législateur entre des intérêts particuliers divergents (intérêt économique versus intérêt "environnemental au prisme d'une situation particulière"). Le droit à un environnement exempt de nuisances n'échappe pas à cette confrontation, dont la présente décision en est la parfaite illustration.
A l'aune de cette décision, il ressort que les exploitants se voient reconnaître sur le plan de la responsabilité pour troubles anormaux de voisinage une certaine sécurité juridique puisque leur responsabilité ne peut être engagée, sauf non-respect des conditions posées, par des tiers installés postérieurement. Tel n'est pas le cas sur d'autres plans et, notamment, en matière de précarité des autorisations administratives -particulièrement pour ce qui concerne les autorisations d'installations classées pour la protection de l'environnement- dans la mesure où ces derniers sont confrontés à une importante insécurité juridique en raison des risques d'annulation de telles autorisations. Il n'en demeure pas moins que cette insécurité juridique est limitée par les conditions exposées dans les dispositions de l'article L. 112-16, qui n'en doutons pas, à défaut d'exister, auraient conduit la disposition querellée à être déclarée non conforme à la Constitution.
En conclusion, la présente décision QPC en matière environnementale est d'importance et l'on ne saurait douter qu'elle sera suivie par d'autres dont une décision très attendue portant sur le droit d'action des associations au regard de la QPC, à savoir la constitutionnalité de l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L1047HPH) (1).
Savin Martinet Associés - www.smaparis.com - Cabinet d'avocats-conseils
Contacts :
Patricia Savin (savin@smaparis.com)
Yvon Martinet (martinet@smaparis.com)
(1) Dans une décision rendue le 17 juin 2011 (Cons. const., décision n° 2011-138 QPC, 17 juin 2011 N° Lexbase : A6178HTY), les Sages ont finalement retenu que la limitation du droit d'agir des associations contre une décision relative à l'occupation ou l'utilisation des sols est conforme à la Constitution.
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