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par Romain Ruiz, Avocat au barreau de Paris
le 05 Janvier 2017
"Se voiler la face, vivre d'illusions, refuser le temps qui passe, c'est vivre moins qu'une pierre" (5).
Prenant acte de ses propres constatations, dont l'écho résonne bien au-delà des frontières du Val-de-Marne, le juge administratif de Melun a considéré "qu'une telle situation affecte la dignité des détenus et est de nature a engendrer un risque sanitaire pour l'ensemble des personnes fréquentant l'établissement [...] constituant par la même une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale" (6).
Par conséquent, la maison d'arrêt de Fresnes a été condamnée, non par un tribunal révolutionnaire, mais par une autorité judiciaire du XXIème siècle, à "prendre dans les meilleurs délais" toutes les mesures nécessaires pour pallier le "risque de surinfection bactérienne et de propagation de maladies", (i) en "intensifiant l'action de dératisation", et (ii) en "bétonnant les zones sableuses de l'établissement, ainsi qu'en rebouchant les égouts par lesquels les rats peuvent s'infiltrer au sein de l'établissement [...] notamment dans les parties de l'immeuble où la concentration des rongeurs est maximale" (7).
Si l'on ne pouvait alors que se féliciter d'une telle décision, dont les termes viennent aujourd'hui grossir les rangs des condamnations "pénitentiaires" françaises, l'absence de terme fixé pour la réalisation de ces travaux sanitaires ne fournissait aucune garantie quant à un quelconque délai prévisible d'achèvement.
C'est donc sans réelle surprise que, le 14 décembre 2016, Mme Adeline Hazan, Contrôleur général des lieux de privation de liberté, a fait publier au Journal officiel des "recommandations en urgence" concernant cette même maison d'arrêt de Fresnes (8).
Entre autres réjouissances, on peut notamment y lire que "la présence des rats et des punaises est connue des autorités. Pourtant, elle n'a pas été traitée par des mesures proportionnées au problème : les protocoles de désinfection et de dératisation mis en place sont ponctuels, partiels et inefficaces" (9).
Pire encore, "saisi à plusieurs reprises par des personnes détenues, le CGLPL a interrogé la direction du centre pénitentiaire de Fresnes dès le début de l'année 2016. Celle-ci s'est contentée de mesures insuffisantes et de réponses rhétoriques dépourvues de tout lien avec la réalité qui a pu être observée quelques mois plus tard. A l'occasion d'un de ces échanges, le chef d'établissement répondait le 26 mai 2016 par une liste vague des diligences mises en oeuvre, qui n'incluait aucune mesure 'défensive' ou 'systémique' [notamment sur l'étanchéité des réseaux d'assainissement] et il concluait : 'vous constaterez que la plupart des actions sont réalisées, ou en cours de réalisation. Il m'est fait état que les actions entreprises ont eu pour effet de réduire la présence de rongeurs de manière significative. Des travaux importants demeurent à prévoir et doivent conforter l'inflexion constatée. J'ai bon espoir qu'ils permettront de limiter ce phénomène qui fait l'objet de mon attention et mobilise mes services'. Cette lettre, produite devant le tribunal administratif de Melun, saisi le 3 octobre 2016 par la section française de l'Observatoire international des prisons (OIP), semble avoir servi de fondement à la décision de la juridiction et emporté sa conviction. La juridiction administrative précise en effet dans sa décision du 6 octobre 2016 que 'l'administration, en l'occurrence, démontre que la situation est en voie d'amélioration' et enjoint l'administration pénitentiaire de prendre dans les meilleurs délais les mesures prévues. On peut cependant craindre que le respect de cette injonction ne soit pas de nature à résoudre la difficulté rencontrée car les mesures prévues par l'administration ne semblent pas être d'une portée très différente de celles qui ont déjà été prises en vain. L'amélioration alléguée en mai par le directeur du centre pénitentiaire n'est en rien conforme à la réalité observée quatre mois plus tard. Le CGLPL ne peut donc que s'étonner que l'administration se soit prévalue de ce courrier devant un juge à une date où son caractère irréaliste était devenu évident" (10).
Or, face à cet état de fait, qui déshonore notre Etat de droit, c'est un renvoi de responsabilité permanent que propose la Justice.
Et pourtant, ce "désastre carcéral" (11) est connu, reconnu, presque intégré à la pratique judiciaire actuelle.
De fait, le "thème" de l'insalubrité carcérale inonde tellement les prétoires que, depuis un arrêt rendu le 28 novembre 1996, la Cour de cassation considère qu'une chambre de l'instruction n'a pas à "porter une appréciation sur les conditions matérielles de l'incarcération" d'un prévenu ou d'un mis en examen sollicitant sa mise en liberté (12).
Plus précisément, dans cette décision, la Chambre criminelle confirme un arrêt rendu par la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris du 13 août 1996 qui avait "rejeté la demande de mise en liberté formée par le prévenu" fondée sur "la violation des articles 3 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (N° Lexbase : L4764AQI), 144 (N° Lexbase : L9485IEZ) et suivants, D. 53 (N° Lexbase : L1542IPS) et 593 du Code de procédure pénale" au motif :
- qu'"il n'y a pas lieu pour la chambre d'accusation de porter une appréciation sur l'état de la maison d'arrêt de Saint-Denis ;
- qu'après avoir relevé qu'il n'appartient pas aux juges de porter une appréciation sur les conditions matérielles de l'incarcération, qui ressortissent de la seule administration pénitentiaire, l'arrêt attaqué retient, pour écarter cette argumentation, que l'unique objet de la saisine de la Chambre d'accusation porte sur le bien-fondé de la détention provisoire au regard de l'article 144 du Code de procédure pénale ;
- et qu'en se prononçant ainsi, la chambre d'accusation a justifié sa décision".
Or, si cet arrêt semble s'être clairement positionné sur l'étendue de la saisine de la chambre de l'instruction, il convient, tout d'abord, de remarquer que "la Chambre criminelle se contente de rejeter le moyen dont elle était saisi, sans ériger la solution en principe" (13).
Surtout, la jurisprudence de la Cour de cassation doit aujourd'hui être appréciée à l'aune de l'article préliminaire du Code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 (N° Lexbase : L0618AIQ), qui prévoit que "les mesures de contraintes dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet sont prises [...] sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire" (14).
En effet, l'examen ou l'application de cet article, nécessairement "judiciaire", ne peut, par construction, être décidé par "la seule administration pénitentiaire" ou même par le seul juge administratif saisi en ce sens.
Cet article ne peut donc, conformément à la lettre même du texte, qu'être appliqué par une "autorité judiciaire".
Or, les seules autorités "judiciaires" susceptibles d'opérer un contrôle sur les "mesures de contraintes dont la personne suspectée ou poursuivie" peut faire l'objet sont :
- (i) le juge d'instruction ;
- (ii) le juge de la liberté et de la détention et, le cas échéant ;
- (iii) la chambre de l'instruction.
Cantonner l'appréciation des conditions de détention à la seule administration pénitentiaire ainsi qu'à son juge de tutelle revient donc aujourd'hui à opérer une interprétation contra legem du Code de procédure pénale.
Surtout, dans l'espèce précitée du 13 août 1996, la cour d'appel de Paris était invitée par l'appelant à "porter une appréciation sur l'état de la maison d'arrêt" dans laquelle il était détenu (15).
Il semble, toutefois, que, compte tenu des injonctions faites à la maison d'arrêt de Fresnes, les autorités judiciaires n'ont plus à porter une quelconque "appréciation" sur les conditions de détention des détenus.
Elles n'ont donc plus qu'à tirer les conséquences légales des constats d'ores et déjà opérés par le tribunal administratif de Melun et par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté.
Cette compétence des autorités judiciaires pour statuer sur la légalité de l'incarcération dès la détention provisoire est d'autant plus fondamentale que les principes posés par l'article préliminaire du Code de procédure pénale s'étendent, par construction, sur l'ensemble des dispositions du Code de procédure pénale et donc sur celles de l'article 144 (N° Lexbase : L9485IEZ) qui, selon la Cour de cassation, lie exclusivement la Chambre de l'instruction.
Il est donc nécessaire, aujourd'hui, d'ajouter aux sept critères posés par l'article 144 du Code de procédure pénale celui de l'absence d'atteinte à la dignité de la personne détenue, fût-ce provisoirement.
II -... cachez ces mots que je ne saurais voir
"Arrivé à Fresnes, je fus entassé pendant onze jours dans une cellule réservée normalement à un seul détenu. Là il y avait cinq autres hommes pas rasés et répugnants, tous couchés par terre sur des matelas dégueulasses [...] je me mis à haïr cette société à qui je reconnaissais le droit de punir mais pas celui de m'abaisser dans ma dignité d'homme" (16).
De par son seul positionnement au sein du Code de procédure pénale, l'article préliminaire a, depuis l'origine, vocation à irradier l'ensemble des dispositions subséquentes.
Au prix d'une formulation dépourvue du moindre équivoque, celui-ci dispose, depuis l'adoption de la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000, que "les mesures de contraintes dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet [...] doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l'infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne".
L'article préliminaire fixe ainsi des "principes directeurs généraux" dans lesquels doivent nécessairement s'inscrire les garanties procédurales prévues par n'importe quel article du Code de procédure pénale.
A ce titre, la Cour de cassation a d'ores et déjà eu l'occasion d'appliquer certaines dispositions du Code de procédure pénale à l'aune de l'article préliminaire :
- s'agissant de l'article 154 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L4962K8B) concernant les commissions rogatoires (17) ;
- s'agissant de l'article 197 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5025K8M) concernant l'audiencement de la chambre de l'instruction (18) ;
- ou encore s'agissant de l'article 40-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0951DYU) concernant les attributions du procureur de la République (19).
L'article 144 (N° Lexbase : L9485IEZ) ne fait, à ce titre, pas exception.
Il est donc nécessaire de l'examiner à la lumière des dispositions de l'article préliminaire, et notamment à l'aune de la garantie fondamentale qu'il comporte s'agissant de "l'atteinte à la dignité de la personne".
A ce titre, si l'article 144-1, alinéa 2, du Code de procédure pénale dispose que "le juge d'instruction ou s'il est saisi, le juge des libertés et de la détention doit ordonner la mise en liberté immédiate de la personne placée en détention provisoire [...] dès lors que les conditions prévues à l'article 144 [...] ne sont plus réunies", il est toutefois "évident que n'importe quelle juridiction doit ordonner la mise en liberté de la personne dès lors que les conditions légales de son maintien ne sont pas réunies" (20).
C'est d'ailleurs précisément le rôle qu'a voulu conférer le législateur à l'article préliminaire.
En effet, selon M. Charles Jolibois, rédacteur du rapport parlementaire de la loi du 15 juin 2000 pour le Sénat, "cet article doit s'adresser au juge pour faciliter l'interprétation et l'application du Code de procédure pénale", de sorte que les "principes généraux" qu'il contient "[n'ont] pas seulement une valeur pédagogique, mais pourront être utilisés par les juridictions pour interpréter l'ensemble du Code de procédure pénale" (21).
Il en va de même des travaux parlementaires menés devant la Commission mixte paritaire réunie à l'occasion de l'examen du texte et au cours desquels "a [été] approuvé cette volonté pédagogique d'inscrire des grands principes dans le Code de procédure pénale [en] considérant qu'il faudrait en tirer les conséquences dans l'ensemble du texte" (22).
C'est donc bien pour que les dispositions du Code de procédure pénale soient lues conformément aux principes qu'il contient que le législateur a créé un article préliminaire.
On peine, en effet, à comprendre comment l'article préliminaire pourrait se voir refuser un rôle de phare dans l'océan normatif que constituent les 937 articles du Code de procédure pénale.
En cantonner les effets à certaines dispositions éparses dudit code reviendrait d'ailleurs à le vider purement et simplement de sa substance.
Et ce d'autant plus que son contenu fait cruellement écho à une jurisprudence européenne d'une bien triste actualité, qui porte en elle le "droit de tout détenu à des conditions conformes à la dignité humaine" c'est-à-dire le droit à ne pas être soumis "à une détresse ou à une épreuve d'une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention" (23).
Force est toutefois de constater, dans ce catalogue de jurisprudence, qui constitue une véritable carte postale de l'Europe carcérale, la France fait office, depuis de trop nombreuses années, de très mauvais élève (24).
Dès lors, si "les causes d'une incarcération sont fondamentalement politiques", les causes d'une libération doivent l'être elles aussi (25).
Depuis la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 (N° Lexbase : L9584IPN), telle qu'actualisée par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 (N° Lexbase : L4202K87), la garde à vue semble avoir cédé son statut de "résidu de barbarie" aux barreaux de nos prisons (26).
Si la mobilisation récente du barreau de Paris contre cette ignominie carcérale est tout aussi fondamentale qu'elle est porteuse d'espoir, on peine malheureusement à croire en un sursaut du corps judiciaire (27).
Il est peut-être temps alors, en cette année électorale qui s'annonce, que la loi libère ceux que (l'absence de) liberté opprime.
"Les types comme nous, qui travaillent dans les ranches, y a pas plus seul au monde. Ils ont pas de famille. Ils ont pas de chez-soi. Ils ont pas de futur devant eux" (28).
(1) Compte-rendu de la séance du 22 août 1789 de l'Assemblée constituante, qui vit naître de l'article IX de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen.
(2) TA Melun, 6 octobre 2016, n°1608163 (N° Lexbase : A0955R7I).
(3) Ibid, p. 5.
(4) Il s'agit d'une maladie infectieuse dont les réservoirs principaux sont les rongeurs qui, par leur urine, contamine le sol et les eaux (voir site : http://www.pasteur.fr/fr/institut-pasteur/presse/fiches-info/leptospirose).
(5) Hafid Aggoune, Les Avenirs, 2004.
(6) TA Melun, 6 octobre 2016, précité, p. 5.
(7) TA Melun, 6 octobre 2016, précité, p. 7.
(8) Journal officiel de la République française, 14 décembre 2016, "Recommandations en urgence relative à la maison d'arrêt de Fresnes".
(9) Ibid., p. 3.
(10) Ibid., p. 3.
(11) Farhad Khosrokhavar, Prisons de France, éd. Robert Laffont, p. 395 et 396.
(12) Cass. crim., 28 novembre 1996, n° 97-83.987 (N° Lexbase : A3897CKK).
(13) Revue Droit pénal, avril 1997, n° 54.
(14) C. pr. pén., art. préliminaire du Code de procédure pénale, alinéa 3 (N° Lexbase : L6580IXY).
(15) Cass. crim., 28 novembre 1996, n° 97-83.987, précité.
(16) J. Mesrine, L'instinct de mort, éd. Flammarion, p.166.
(17) Cass. crim., 2 février 2005, n° 04-86.805, F-P+F (N° Lexbase : A8831DG8).
(18) Cass. crim., 6 janvier 2004, n° 02-88.468 (N° Lexbase : A0521SYX).
(19) Cass. crim., 20 avril 2005, n° 04-82.427 (N° Lexbase : A0522SYY).
(20) Ch. Guery, Répertoire Dalloz "Détention provisoire", n° 192.
(21) Extraits du rapport parlementaire n° 283 fait au nom de la Commission des lois par M. Charles Jolibois concernant la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000, instituant l'article préliminaire du Code de procédure pénale.
(22) Extrait du rapport parlementaire n° 349 (1999-2000) de M. Charles Jolibois, fait au nom de la commission des lois, déposé le 23 mai 2000.
(23) CEDH, 26 octobre 2000, Req. 30210/96 (N° Lexbase : A7218AWA) ; CEDH, 15 juillet 2002, Req. 47095/99 (N° Lexbase : A0406SYP) ; CEDH 18 janvier 2005, Req. 41035/98, disponible en anglais ; CEDH 20 janvier 2005, Req. 63378/00, disponible en anglais ; CEDH, 5 avril 2005, Req. 54825/00, disponible en anglais ; CEDH, 7 avril 2005, Req. 53254/99, disponible en anglais ; CEDH 2 juin 2005, Req. 66460/01, disponible en anglais ; CEDH 16 juin 2005, Req. 62208/00, disponible en anglais ; CEDH, 15 septembre 2015, Req. 11353/06 (N° Lexbase : A9755NNM) ; CEDH 4 février 2003, Req. 52750/99, disponible en anglais ; CEDH 4 février 2003, Req. 50901/99 (N° Lexbase : A0407SYQ) ; CEDH, 20 janvier 2011, Req. 19606/08 (N° Lexbase : A0834GQX) - à ce titre, le temps passé en détention, fût-elle provisoire, est indifférent : CEDH, 4 octobre 2005, Req. 3456/05, disponible en anglais.
(24) Pour une revue récente des condamnations "carcérales" de la France : cf. tableau statistique inclus dans le rapport annuel 2012 de la CEDH ; et notamment : CEDH, 20 janvier 2011, Req. 19606/08 ([LXB=A0834GQ]) ; CEDH, 25 avril 2013, Req. 40119/09 (N° Lexbase : A5593KC7) : condamnation pour "traitement inhumain et dégradant" en raison de "l'effet cumulé de la promiscuité et [des] manquement relevés aux règles d'hygiène".
(25) Gabriel Mouesca, La Nuque Raide, éd. Zortziko, 2006.
(26) Jean-Yves Le Borgne, La garde à vue : un résidu de barbarie, éd. du Cherche Midi, 2011.
(27) Cf. article sur le site internet du Figaro.
(28) John Steinbeck, Des souris et des hommes, 1937.
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