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N5226BWH
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par Erwan Leclerc, Master 2 Droit fiscal - Université Panthéon Assas, Sous la direction scientifique de Messieurs les Professeurs Martin Collet et Gauthier Blanluet
le 17 Novembre 2016
L'innovation qu'a constituée cet instrument supplémentaire à la ceinture du vérificateur a suscité des développements doctrinaux substantiels tant il revêt un caractère protéiforme et tant il est difficile de définir ce qui est ou n'est pas de l'intérêt d'une entreprise. Cette précision semble pourtant primordiale dans la mesure où la notion vient bousculer des impératifs capitaux pour les opérateurs : la sécurité juridique et la liberté de gestion.
Dans ce contexte, une extension matérielle de l'acte anormal de gestion ne pouvait survenir sans un certain remous. Alors qu'il était classiquement limité au cas où la volonté de favoriser un tiers au détriment assumé de l'entreprise considérée pouvait être identifiée, le Conseil d'Etat a été amené à le mettre en oeuvre, sans le nommer, en s'appuyant sur la notion de "risque hors de proportion avec les revenus [que le contribuable] pouvait escompter" d'une opération, pour la détermination des bénéfices non-commerciaux. En matière de bénéfices industriels et commerciaux, les premières traces du "risque manifestement excessif" peuvent être trouvées dans une décision du 28 septembre 1983. Le Conseil d'Etat y juge que l'exploitant d'une agence spécialisée dans la vente de fonds de commerce ne court pas un risque excessif en se substituant aux acquéreurs défaillants pour le remboursement de leur dette financière et est donc fondé à déduire les montants engagés du résultat fiscal de l'entité, eu égard à l'effet bénéfique de cette manoeuvre sur les relations commerciales qu'entretient celle-ci (CE 8° et 9° s-s-r., 28 septembre 1983, n° 34626, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1280AMD). Il sera finalement fait une application fructueuse de la théorie du risque dans une décision relative à une société consentant des facilités de trésorerie à ses partenaires telles qu'elle ne pouvait ignorer l'importance du risque qu'elle prenait, notamment au regard des antécédents de mauvais payeurs desdits partenaires (CE 8° et 7° s-s-r., 11 avril 1986, n° 40646, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4133AMZ).
Ce qui était à retenir ici, c'est que la contrariété à l'intérêt de l'entreprise d'une décision de gestion pouvait résulter de l'ampleur du risque qu'elle lui faisait encourir, avec cette double conséquence que, d'une part, la circonstance que le maître de l'affaire avait la conviction de l'effet bénéfique de son choix sur la santé de son exploitation est indifférente, et, d'autre part, que le juge s'estime compétent pour apprécier et surtout critiquer le caractère risqué de ce choix. Il en découlerait, pour certains auteurs, une atteinte dangereuse à la liberté de gestion, d'autant plus redoutable que l'établissement de frontières nettes entre la prise de risque fiscalement acceptable et la décision inconsidérée présenterait nécessairement un caractère artificiel. C'est pourtant ce à quoi le Conseil d'Etat s'est affairé au cours des dernières décennies.
Une récente décision (1) aura finalement porté le coup de grâce à la théorie du risque excessif. L'occasion est donc belle de lui faire l'honneur d'un dernier hommage au travers de cette étude. Ce devoir de mémoire débutera par l'exposé des bornes de cette théorie : les critères jurisprudentiels d'identification de la prise de risque anormale (I). Il s'agira ensuite de discuter ses mérites et incommodités, au regard, notamment, des impératifs dont nous faisions état ci-dessus (II).
I - L'appréciation de l'anormalité du risque
Le rejet de la déduction d'une perte consécutive à la prise d'un risque excessif s'appuie sur la théorie classique de l'acte anormal de gestion. Ainsi proposerons-nous une analyse de la notion de risque de nature à léser l'intérêt de l'entreprise à partir des indices qu'a retenus le juge pour l'identifier dans une décision de gestion (A). Nous évoquerons ensuite l'originalité que constitue en ce domaine la question de l'élément moral (B), puis l'importance du critère temporel (C).
A - Les éléments matériels du risque anormal
Envisager la matérialité du risque excessif procède, selon nous, d'un raisonnement en deux temps. Le juge saisi d'un litige en la matière commencera par mesurer un risque global de perte lors de la réalisation d'une opération (1) pour ensuite déterminer si, eu égard au niveau de ce risque, l'acte en question contrevient à l'intérêt de l'entreprise (2).
1. L'évaluation du risque
Nous voyons ici l'occasion d'expliquer plus en détail les tenants et aboutissants de la théorie du risque excessif en tant que déclinaison de l'acte anormal de gestion. Ce dernier vise à sanctionner, sur le plan fiscal, les actes accomplis par un dirigeant auxquels l'entreprise n'a aucun intérêt direct. Le président Racine, dans ses conclusions sous une décision de 1984, expliquait que l'entreprise avait pour objet la recherche et le partage de bénéfices (2). L'idée sous-jacente est ici que la réalisation de l'objet de l'entreprise se confond avec la poursuite de son propre intérêt économique. L'acte qui ne favorise pas cet intérêt économique, soit qu'il n'est pas assorti d'une contrepartie jugée suffisante ou utile, soit qu'il est totalement dépourvu de toute contrepartie, est donc étranger à l'objet même de l'entreprise et c'est en cela qu'il participe d'une gestion anormale. La notion de risque excessif s'explique donc simplement : il est des hypothèses où un acte devient anormal, non parce qu'il est dépourvu d'une contrepartie qui satisfait les critères énoncés ci-dessus, mais parce que les chances de perception effective de cette contrepartie sont insuffisantes et que la valeur de celle-ci ne pallie pas la faiblesse de ces chances de perception.
L'évaluation du caractère excessif d'un risque passe naturellement, eu égard à la brève définition de l'intérêt d'une entreprise qu'on a livrée ci-dessus, par la résolution d'une équation comprenant plusieurs inconnues qui seront révélées par les faits de l'espèce dont le juge est saisi. Puisqu'il s'agit de mesurer l'intérêt d'une entreprise à une opération, cette équation visera à permettre au juge d'apprécier le rapport coûts-avantages attaché à l'acte en cause.
D'une part, l'équation devra comprendre ce qu'on pourrait appeler le facteur de risque brut qui est une notion bien distincte du critère permettant en lui-même d'apprécier la contrariété à l'intérêt de l'entreprise. Ce facteur de risque est celui qui mesure les chances de perception de la contrepartie brute visée par l'entrepreneur. On peut voir une illustration très claire de ce terme dans une décision de 2011 (3). La cour administrative d'appel de Paris avait jugé que la disproportion entre le montant d'un placement effectué par une société et son propre chiffre d'affaires était constitutive d'un risque excessif, excluant de ce fait la déduction de la provision correspondant à la perte attendue au dénouement de l'opération (4). Le Conseil d'Etat a censuré cette position au motif que "la disproportion entre le montant du placement financier et le chiffre d'affaires de la société requérante ne saurait établir par elle-même que ce placement lui aurait fait courir un risque manifestement exagéré". Autrement dit, le raisonnement de la cour administrative d'appel n'incluait pas cet élément essentiel que le Conseil d'Etat désigne, dans cette décision, comme étant les circonstances dans lesquelles intervient le placement, et son objet. En l'espèce, ce facteur de risque aurait pu être constitué par la solvabilité douteuse de la banque recevant le placement. Son évaluation permet de déterminer, au cas présent, quelles sont les chances pour la société requérante dans l'arrêt de 2011 d'encaisser la rémunération directe du placement et de bénéficier des avantages accessoires promis par la banque qui le recevait. On comprend sans mal que si le facteur de risque était nul, l'opération aurait été très profitable, et donc parfaitement conforme à l'intérêt de la société.
D'autre part, l'existence d'un objectif commercial ou financier conforme à l'intérêt de l'entreprise est essentielle à la mise en oeuvre de la théorie du risque et c'est bien là ce qui fait son originalité. En l'absence d'une telle contrepartie, l'administration pourrait très bien s'en passer et employer l'acte anormal de gestion dans sa forme classique. Le juge aura donc à inclure dans son raisonnement la valeur brute de la contrepartie pour l'entreprise en cause. Celle-ci peut résider dans la préservation de relations commerciales, dans celle de la valeur d'une participation, dans le bénéfice de conditions avantageuses pour la souscription ultérieure d'un emprunt ou dans la simple rémunération directe de l'opération accomplie. Une décision du 22 janvier 2010 est assez éloquente sur ce point. La société d'acquisitions immobilières avait consenti à une société de son groupe une avance de trésorerie. A la clôture de l'exercice, une provision a été passée sur la créance correspondante en vue d'anticiper la défaillance de la débitrice, rendue probable par sa mauvaise situation financière. Au terme d'une vérification de comptabilité, l'administration a rejeté la déduction de cette provision au motif que la perte correspondante procédait d'un acte considéré comme anormal en raison de son caractère excessivement risqué. Le Conseil d'Etat approuvera la cour administrative d'appel ayant jugé que la rémunération de l'avance était insuffisante par rapport au risque de défaut couru par la société requérante et que cette dernière n'établissait pas que sa survie était liée à celle de la débitrice, en l'absence de relations commerciales. Il en ressort que la société ayant consenti les avances avait bien un intérêt à l'aboutissement de l'opération puisqu'elle était rémunérée à ce titre et tirait un avantage de la préservation de liens "stratégiques et financiers" avec la débitrice (5).
La logique d'ensemble transparaît ainsi clairement des décisions précitées. Le facteur de risque brut doit être mis en relation avec la rémunération attendue par l'entrepreneur qui décide de l'encourir. C'est l'association de ces deux facteurs qui permettra au juge d'évaluer le risque global attaché à l'opération en cause, constituant un risque de non-rentabilité de l'opération, lequel ira croissant à mesure que le facteur de risque brut augmentera, ou que la valeur de la contrepartie baissera. Enfin, c'est le niveau de ce risque global qui constituera ou non la contrariété à l'intérêt de l'entreprise. On remarquera donc que le risque n'est finalement qu'un indice de l'acte anormal de gestion et que l'intérêt de l'entreprise en reste le principal critère. Florence Deboissy souligne d'ailleurs que la théorie du risque n'est que l'application de l'acte anormal de gestion aux actes aléatoires (6).
Ces développements ont permis d'expliquer le raisonnement du juge en vue d'évaluer le caractère risqué d'un acte. Encore reste-t-il à déterminer à quel moment celui-ci est excessif et contrevient de ce fait à l'intérêt de l'entreprise ?
2. L'évaluation du caractère excessif du risque
Il ressort de la jurisprudence du Conseil d'Etat que, pour contrevenir à l'intérêt de l'entreprise, la décision litigieuse doit lui faire courir un risque excédant manifestement ceux qu'un chef d'entreprise peut être conduit à prendre, dans une situation normale, pour améliorer les résultats de son entreprise (7).
Selon ces termes, le risque doit être manifestement excessif pour être critiqué. Le seuil d'appréciation fixé par le Conseil d'Etat est donc placé au niveau de l'évidence. L'opération ne doit comporter, au moment où elle est mise en oeuvre, aucun espoir de contrepartie suffisante pour l'entreprise.
Laurent Olléon se faisait partisan, dans ses conclusions sous la décision de 2011, d'une interprétation très stricte de l'excessivité du risque, de manière à ce qu'elle ne conduise pas à sanctionner une entreprise pour avoir réalisé une opération qui n'aura, en définitive, pas dégagé les profits escomptés. A notre connaissance, aucun auteur, ni rapporteur public n'a retenu une conception plus souple de l'évaluation du risque. Cette position semble donc presque revêtir une véritable opinio necessitatis qui lui confère un caractère coutumier.
On comprend aisément la gêne qui pourrait apparaître à l'idée de fixer un seuil précis de l'anormalité du risque. Le recours à un critère purement économique et numéraire se révèlerait être quelque peu artificiel dans la mesure où il serait inadapté à la grande diversité des entreprises susceptibles d'être inquiétées sur ce terrain, l'entreprise individuelle ne raisonnant évidemment pas dans les mêmes termes que la société cotée en ce qui concerne leurs perspectives de croissance ou le simple accroissement de leur chiffre d'affaires. En outre, un tel critère pourrait être parfaitement inutile, notamment dans l'hypothèse particulière des détournements de fonds commis par des salariés, rendus possibles par une carence manifeste dans le contrôle de ceux-ci puisqu'ici, la perte encourue comme le gain espéré ne peuvent faire l'objet d'une évaluation chiffrée. Cela pourrait supposer, au surplus, de mesurer l'honnêteté apparente des salariés travaillant dans l'entreprise, tâche périlleuse s'il en est.
La place est ainsi faite à une grande casuistique laissant au juge une certaine marge de manoeuvre pour apprécier la situation dont il est saisi le plus concrètement possible dans le respect des principes posés par le Conseil d'Etat. On rappellera à ce titre que le juge de cassation exerce un contrôle de l'erreur de qualification juridique des faits en ce qui concerne l'anormalité d'un acte de gestion (8), ce qui lui confère une certaine maîtrise de la jurisprudence du fond.
B - L'élément intentionnel
La mise en oeuvre de l'acte anormal de gestion dans sa forme pure nécessite la caractérisation d'un élément moral. M. Delmas-Marsalet estimait, d'ailleurs, dans ses conclusions sous la décision du 10 janvier 1973, que "ne peut être regardé comme étranger à la gestion normale, l'acte entrepris dans ce que les dirigeants croient, à tort ou à raison, être à un moment donné l'intérêt de l'entreprise" (9). Cela signifie donc, a contrario, que seul l'acte accompli par un dirigeant au mépris délibéré, ou simplement assumé, de l'intérêt de son affaire peut procéder d'une gestion anormale.
On a vu précédemment qu'il découlait de la jurisprudence sur le risque excessif que celui-ci permettait de sanctionner une décision visant à accomplir une opération qui n'est, en elle, pas contraire à l'intérêt de l'entreprise. C'est même sa seule utilité, l'acte anormal de gestion classique suffisant pour toute autre hypothèse. Aussi pourrait-on penser que l'élément moral du risque excessif présentera des divergences avec celui de l'acte anormal de gestion classique.
C'est, en réalité, une transposition que le Conseil d'Etat aura retenue en ce qui concerne l'élément moral de l'acte anormalement risqué. C'est la conscience du caractère excessif du risque, qu'elle soit avérée ou qu'elle ne pouvait ne pas exister au regard des circonstances, qui exclura la perte consécutive du droit à déduction. Cette position nous paraît être bien illustrée par une décision de 1990 (10). Le Conseil d'Etat fait droit au requérant pour les seules années au cours desquelles il n'avait pas l'expérience suffisante pour se rendre compte des risques pris en persistant à octroyer à ses clients une garantie de bonne fin malgré l'importance des pertes. C'est selon nous l'illustration de cet élément intentionnel que de se référer au professionnalisme du requérant et à son caractère évolutif. C'est finalement dire implicitement que, pour la première période litigieuse, l'élément moral de l'acte anormal de gestion n'était pas constitué, contrairement à la seconde.
La section des finances est, par ailleurs, venue confirmer cette vision du risque inacceptable dans l'hypothèse particulière où celui-ci serait matérialisé par une carence manifeste dans le contrôle des salariés d'une entreprise. Une décision de 2007 (11) avait généré une certaine émotion puisque le Conseil d'Etat avait laissé penser que les pertes procédant de détournements de fonds ne pourraient être déduites du résultat imposable de l'entreprise lorsque les dirigeants pouvaient être considérés comme en ayant été à l'origine, soit directement, soit du fait d'une carence manifeste dans les dispositifs de contrôle mis en place, et ce par le truchement de la théorie du risque. La décision avait subi la critique d'élargir plus encore le champ de l'acte anormal de gestion et donc de rendre le droit de regard de l'administration sur la gestion des entreprises plus pesant encore. C'est sans doute ce qui a suscité le besoin d'interroger la section des finances sur cette problématique. Ainsi indiquait-elle, dans un avis du 24 mai 2011, que la déduction des détournements commis par des salariés ne pourrait être refusée que si les dirigeants en question ont "sciemment accepté une telle prise de risque par une absence totale d'encadrement et de contrôle de l'activité du salarié" (12).
Assez logiquement, le Conseil d'Etat se réfère, de manière générale, aux informations que le dirigeant avait en sa possession au moment où la décision critiquée intervient. Un auteur s'interrogeait, dans son commentaire de cette décision, sur la portée réelle de cette référence aux informations. S'agissait-il d'identifier chez le dirigeant un comportement fautif car persistant à accomplir des opérations qu'il savait insusceptibles de produire le résultat commercial ou financier espéré ou de sanctionner le dirigeant se lançant dans des actes, par nature risqués, sans se documenter suffisamment sur leurs chances de succès (13) ? Il nous semble que ces deux indices peuvent être mobilisés sur des plans différents. Si le premier a directement trait à l'élément intentionnel du risque, le second pourrait aussi bien participer à l'identification du facteur de risque, tenant de l'élément matériel, qu'à celle de l'élément intentionnel. Aussi, ces deux questions devraient recevoir une réponse affirmative : la première parce qu'utile à la caractérisation de l'élément intentionnel (au vu des précédents, le dirigeant ne pouvait ignorer le risque couru), la seconde lorsque le manque de diligence du dirigeant dans la préparation des opérations de son entreprise est en lui-même constitutif d'un risque (l'opération est risquée, dans sa globalité, parce que ses prérequis et enjeux n'ont pas été suffisamment étudiés).
Pour finir, le Conseil d'Etat indique que le contrôle de la conformité de l'opération à l'intérêt de l'entreprise doit s'opérer par référence à ceux que peut prendre un entrepreneur dans une situation normale. Cette référence à la normalité de la situation a fait l'objet d'une interprétation doctrinale. Patrick Fumenier lui confère une dimension dynamique et la perçoit comme se rapportant à l'évolution de la rentabilité de l'opération en cause (14). La question à laquelle le juge doit répondre lorsqu'il analyse le critère de la situation normale est ainsi la suivante : "l'évolution négative de la rentabilité de l'opération procède-t-elle d'une situation normale" ? Une réponse affirmative à cette question poussera la juge à considérer que le risque pris était anormalement risqué. Une situation normale étant plus prévisible qu'une situation exceptionnelle, le dirigeant devra être considéré comme n'ayant pas prêté attention aux informations qui lui indiquaient, initialement, que l'opération se solderait par un échec du fait du déroulement normal des événements. A l'inverse, si la détérioration de la rentabilité initialement attendue procède d'une situation anormale, l'entrepreneur ne peut être blâmé pour ne l'avoir pas prévue car ne pouvait avoir conscience de l'ampleur du risque qu'il prenait.
C - L'élément temporel
Les éléments matériels comme intentionnels de l'acte anormal de gestion doivent être appréciés au jour où l'acte critiqué est intervenu (15). Dans cette décision, le Conseil d'Etat censure la cour administrative d'appel sur le terrain de l'erreur de droit pour s'être placé à la clôture de l'exercice au cours duquel l'aide litigieuse à la filiale avait été allouée et non à la date de celle-ci pour apprécier l'intérêt de la société-mère à l'opération.
Il s'ensuit donc que le juge devra identifier l'existence du risque ainsi que son ampleur au regard du contexte de l'acte et des informations dont disposait le dirigeant à ce moment-là, ou qu'il ne pouvait ignorer. Il serait en effet purement illogique de sanctionner les choix de gestion d'un entrepreneur à la lumière d'éléments dont il ne pouvait connaître l'existence ou l'imminence.
II - La pertinence de la théorie du risque
La théorie du risque n'avait pas bonne presse. Chaque décision relative à celle-ci s'accompagnait bien souvent d'une littérature abondante dénonçant les dangers de ce qui était perçu comme une immixtion injustifiée de l'administration et du juge dans la gestion de l'entreprise (B), aggravée par l'incapacité du Conseil d'Etat à tracer une frontière nette entre l'acceptable et l'interdit (C). Il nous semble, pourtant, que certains éléments militaient pour le maintien de cet instrument (A).
A - Le risque excessif et la justice fiscale
Le champ de notre argumentaire mérite tout d'abord d'être circonscrit. La théorie du risque ne devrait, selon nous, être mise en oeuvre que s'il peut être identifié la prise d'un risque manifestement excessif par un entrepreneur et qui aurait pour conséquence l'apparition d'un préjudice pour le trésor. Ainsi en serait-il lorsque la matière imposable échappant à l'entreprise ferait l'objet d'une taxation moindre ou inexistante entre les mains du bénéficiaire indirect. Le travail d'identification du tiers bénéficiaire n'apparaît ici pas impossible à réaliser. Pour peu que l'on se situe dans son champ d'application, le droit de communication constitue un outil efficace à cette fin, au même titre que la vérification de comptabilité.
Le Conseil d'Etat est pleinement conscient du caractère punitif de l'acte anormal de gestion classique et de sa variante relative au risque excessif. En atteste, par exemple, son vocabulaire dans l'avis précité du 24 mai 2011 où la section des finances le qualifie de sanction (16). Cet aspect répressif nous semble donc incontestablement justifier l'arbitrage qui était ici fait : l'intérêt du trésor, menant à la satisfaction de celui de la collectivité, ne doit pas pâtir de choix de gestion qui apparaissent, dès leur mise en oeuvre, comme lésionnaires pour l'entreprise, selon les critères dont nous avons précédemment fait l'inventaire. Dès lors que l'acte anormal de gestion revêt, au moins conceptuellement, les caractères d'une sanction, il ne nous semble pas impensable de favoriser les contribuables qui ne se sont pas livrés à des pratiques condamnables. Le préjudice subi par le Trésor public finissant par se répercuter sur ces derniers, il semble parfaitement juste de sanctionner, sur le plan fiscal, les comportements manifestement imprudents.
La mise en oeuvre de la théorie du risque nous paraît donc justifiée par la recherche d'une plus grande justice fiscale aux termes d'un raisonnement empruntant quelque peu à une logique civiliste. Elle venait cependant contrarier d'autres impératifs, ce qui ne remettait toutefois pas en cause sa pertinence.
B - Le risque excessif et la liberté de gestion
La formule avait fini par faire presque office de clause de style dans les conclusions de rapporteurs publics ou les articles de doctrine : le risque est inhérent à la gestion d'une entreprise et c'est justement celle qui ne s'y expose pas qui n'agit pas dans son intérêt. Permettre à l'administration de sanctionner une prise de risque reviendrait à lui donner un droit de regard sur chaque décision, même lorsqu'elle est prise dans le but, louable, de satisfaire l'intérêt de l'affaire. Or, l'individu le plus à même de juger de l'opportunité de ses choix de gestion serait l'entrepreneur lui-même. Sanctionner une décision non à raison du but poursuivi mais des chances que ce but soit atteint reviendrait, en définitive, à le déposséder de son bien. L'acte anormal de gestion devrait donc, selon les détracteurs de la théorie du risque, s'attacher uniquement au but poursuivi et non aux facteurs de risque qui affectent l'opération, lesquels n'étant pas à même de traduire la volonté de favoriser un tiers au détriment de l'entreprise. L'argumentaire peut, selon nous, être combattu sur plusieurs plans.
1. La portée relative du principe de liberté de gestion
On se garderait bien de conférer à la liberté de gestion une portée absolue, eu égard, en particulier, à l'incertitude quant à son fondement textuel (17). Il est bien souvent cité, en doctrine, le principe selon lequel le contribuable "n'est jamais de tenu de tirer des affaires qu'il traite le maximum de profit que les circonstances lui auraient permis de réaliser" (18). Aussi peut-on ici apporter deux remarques.
En premier lieu, comme le souligne Martin Collet, il apparaît nécessaire de se fendre d'un léger effort intellectuel pour y voir une proclamation forte du principe de liberté de gestion (encore qu'on puisse attribuer l'imprécision de la formule au souci d'un certain lyrisme, cher aux décisions anciennes). Nous pourrions ajouter que, tel que proclamé ici, le principe n'a nullement pour effet d'autoriser le contribuable à passer outre des données primordiales pour le succès de ses choix de gestion lorsqu'il les met à exécution.
En second lieu, on voit mal pourquoi le Conseil d'Etat ne pourrait apporter des tempéraments à un principe qu'il a lui-même posé et qu'il n'a pas érigé en principe général du droit. Il serait juridiquement discutable de soutenir le contraire et économiquement inopportun, du point de vue des finances publiques, de lui conférer une portée sclérosante.
2. L'appréciation du risque par le juge commercial
L'argument tiré de ce que le chef d'entreprise devrait être seul à même de juger des risques qu'il prend pour accroître le résultat de son affaire n'apparaît pas plus convaincant. Nombreux sont en effet les exemples de contrôle du risque par le juge, sans que la même émotion doctrinale n'y vienne en réponse.
Ainsi, de la jurisprudence en matière de responsabilité des dirigeants. Jérôme Turot explique, par exemple, que l'acte de gestion imprudent peut constituer une faute de gestion en ce qu'il est contraire à l'intérêt social, même si le dirigeant en question était convaincu du contraire. Un engagement susceptible d'engendrer des dépenses bien supérieures aux ressources de la société par exemple (19).
Le constat est analogue en matière d'actions en comblement de passif. La Chambre commerciale a ainsi pu juger qu'un dirigeant qui avait promis à un tiers de lui vendre des marchandises et qui les lui avait mises à disposition avant que le prix n'ait été versé commettait une faute de gestion pour son absence de diligences dans la gestion des affaires sociales (20). De même, et de manière plus surprenante, le président-directeur général qui n'avait pas adopté les mesures nécessaires pour surveiller et contrôler un directeur technique incompétent a été considéré comme ayant commis, de ce fait, une faute de gestion (21).
Ces exemples sont empreints de la notion de risque même si le terme n'y apparaît pas littéralement. Le principe d'un contrôle judiciaire de l'ampleur du risque ainsi que de sa normalité n'est donc pas chose nouvelle. On pourrait opposer à cette analyse que les textes commerciaux dont il est fait application dans les décisions précédentes ont un objet différent de celui du droit fiscal, celui d'identifier une faute de gestion pour réparer le préjudice subi par l'entreprise, ses actionnaires et ses créanciers. Mais n'est-ce pas une logique parallèle qui anime aujourd'hui la théorie de l'acte anormal de gestion ? On a vu précédemment que le Conseil d'Etat semblait lui conférer une dimension répressive (22). Procéder à un contrôle judiciaire du risque dans ce cadre ne serait que pousser le raisonnement à son terme en empruntant à celui de la Cour de cassation. Enfin, il ne pourrait être sérieusement soutenu que le droit fiscal ne doit en aucun cas servir à orienter les comportements. Ce serait remettre en cause les nombreux dispositifs fiscaux incitatifs et priver l'action publique d'un levier intéressant.
3. L'appréciation du risque par le juge fiscal
Le juge fiscal peut, lui aussi, être placé dans une situation où il aura à manier la notion de risque, certes de manière plus timide que le juge commercial.
Laurent Olléon remarquait notamment, dans ses conclusions sous la décision du 27 avril 2011, que l'évaluation de la substance d'un montage contesté sur le terrain de l'abus de droit par l'administration pouvait s'opérer en mobilisant le risque comme indice. La structure réelle, qui est, au moins partiellement, motivée par des considérations autres que fiscales, doit exposer son concepteur à un risque auquel est normalement exposé un entrepreneur (v. par exemple : CE 8° et 3° s-s-r., 7 septembre 2009, n° 305586, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8913EKC ; CE 3° et 8° s-s-r., 12 mars 2010, n° 306368, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1598ETD). On doit concéder que le Conseil d'Etat se cantonne, dans cette jurisprudence, à identifier la seule existence d'un risque d'exploitation qu'il considère comme d'une intensité normale. Il n'a eu, à notre connaissance, à juger d'aucun cas limite qui aurait permis d'affirmer qu'il se livrait en cette matière à un contrôle analogue à celui qui nous intéresse. Il est même certain qu'il n'aura jamais à le faire, la discussion n'étant susceptible de se cristalliser, en cette matière, qu'autour de la question de savoir si un risque est trop faible pour refléter un engagement entrepreneurial véritable. Cette jurisprudence nous montre néanmoins que le Conseil d'Etat a, à tout le moins, une conception du risque normal. La question de l'appréciation du risque n'est donc pas nouvelle, y compris pour le juge fiscal.
C - Le risque excessif et la sécurité juridique
Certains auteurs estiment que la jurisprudence relative à l'appréciation du risque manque d'un critère suffisamment objectif pour lui conférer une meilleure prévisibilité, et ainsi préserver la sécurité juridique que peut légitimement escompter un entrepreneur (23). A défaut d'une grille d'analyse stable, il en résulterait un facteur d'anxiété pour les entreprises qui n'oseraient désormais plus prendre des risques alors qu'il est inconcevable d'exercer une activité financière ou commerciale sans y être exposé.
A titre général, et eu égard à la philosophie bien établie qui sous-tend la mise en oeuvre du critère du risque, on peut douter de la pertinence de la critique. Sur le plan du vocabulaire, le Conseil d'Etat se réfère au critère du risque qui excède manifestement celui que peut prendre un dirigeant bien informé pour augmenter les résultats de son affaire. Le terme "manifestement" n'est pas hasardeux. Selon une interprétation littérale de la formule, on doit la comprendre comme se plaçant dans le domaine de l'évidence. Le caractère excessif du risque doit apparaître de lui-même. En cas de doute, celui-ci doit profiter au contribuable et l'acte anormal de gestion ne devrait pouvoir être caractérisé, si bien qu'il est difficile de voir dans la mobilisation de ce critère un frein problématique au développement économique. L'idée est, par ailleurs, unanimement partagée en doctrine, tant chez les auteurs favorables que chez les auteurs réticents, que le critère du risque doit être cantonné à des cas grossiers où l'inconscience de l'entrepreneur ne fait aucun doute. On voit mal pourquoi le Conseil d'Etat s'écarterait de l'acception restrictive du risque excessif, préconisée dans l'immense majorité des conclusions de rapporteurs publics qui en traitent.
En outre, et comme nous l'avions mentionné précédemment, le Conseil d'Etat met en oeuvre un contrôle de l'erreur de qualification quant à la détermination de l'anormalité d'un acte de gestion, ce qui lui permet de tempérer l'appréciation des juges du fond qui voudraient retenir une interprétation trop audacieuse de la théorie du risque, ceci pour en favoriser l'application homogène. Ce contrôle strict se couple à la nécessité de satisfaire un grand nombre de conditions cumulatives dont on répète l'aspect caricatural.
D - Conclusion
Les critiques principales proférées à l'encontre de la théorie du risque perdent, selon nous, encore en pertinence lorsque l'on se donne la peine, non de les examiner l'une après l'autre, mais de les mettre en relation.
S'il est vrai que le Conseil d'Etat ne fait pas preuve d'une clarté totale quant à la marche à suivre pour déterminer si un risque se révèle être contraire à l'intérêt d'une entreprise, c'est pour lui préférer une approche la plus concrète possible de la situation dont le juge a à connaître, approche qui ne peut être préconisée qu'au moyen d'une formule aussi générale que celle de la décision du 27 avril 2011. En commandant à celui-ci de retracer le déroulement de l'opération, de se mettre à la place de l'entrepreneur en analysant les motifs de son choix de gestion, de mesurer les perspectives de rendement de l'acte et la prévisibilité des événements qui en détermineront finalement l'issue malheureuse, le Conseil d'Etat ne fait que mettre en oeuvre la prudence à laquelle les commentateurs l'exhortent en ce domaine. Il apparaît donc que dans une certaine perspective, la liberté de gestion et la sécurité juridique se révèlent être des impératifs contradictoires. Jérôme Turot (24) fait notamment valoir que la théorie du risque peut avoir pour effet de réduire la portée de l'acte anormal de gestion en citant une décision par laquelle la cour administrative d'appel de Paris a jugé qu'il n'entrait pas dans l'exercice normal des fonctions d'un dirigeant de société de se porter caution des clients de son entreprise et que les pertes ne devaient, de ce fait, pas être admise en déduction (25). Sans doute aurait-il ici été plus protecteur de la liberté de gestion de substituer à ce motif péremptoire mais précis une appréciation concrète de la conformité de l'acte à l'intérêt de l'affaire en évaluant l'ampleur du risque pris.
Le Conseil d'Etat était ainsi parvenu, selon nous, à réaliser un certain équilibre entre ces considérations en poussant le raisonnement de l'acte anormal de gestion à son terme logique (un acte contraire à l'intérêt de l'entreprise peut être sanctionné sur le plan fiscal, or un acte peut se révéler être contraire à cet intérêt du fait de son caractère excessivement risqué), dans l'objectif d'éviter que la collectivité ne puisse financièrement pâtir de l'imprudence lourde de certains opérateurs. La théorie du risque doit être appréhendée comme ce qu'elle a toujours été, un instrument d'utilisation marginale permettant de faire régner une certaine justice fiscale dans des situations que les dispositifs classiques ne peuvent efficacement régir. Le déferlement de critiques dont elle était la cible à chacune de ses applications, s'il n'emporte pas notre conviction, avait au moins le mérite d'entretenir ce "fait coutumier" qui la limitait à son rôle marginal. De rôle, il n'est désormais plus question, Lazare ne se relèvera plus.
(1) CE Sect., 13 juillet 2016, n° 375801, publié recueil Lebon (N° Lexbase : A2108RXD).
(2) CE 7°, 8° et 9° s-s-r., 27 juillet 1984, n° 34588, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7122ALD).
(3) CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 327764, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4335HPA).
(4) CAA Paris, 12 mars 2009, n° 07PA00587 (N° Lexbase : A8506EG7).
(5) CE 8° et 3° s-s-r., 22 janvier 2010, n° 313868, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4550EQL).
(6) F. Deboissy, Prise de risque excessive et acte anormal de gestion, Dr. fisc., n° 23, 4 juin 2015.
(7) CE 8° et 3° s-s-r., 27 avril 2011, n° 327764, mentionné aux tables du recueil Lebon, préc..
(8) CE Sect., 10 juillet 1992, n° 110213, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A7494ARY).
(9) CE 7° et 8° s-s-r.,10 janvier 1973, n° 79312, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6913B78).
(10) CE 7° et 8° s-s-r., 17 octobre 1990, n° 83310, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4669AQY).
(11) CE 8° et 3° s-s-r., 5 octobre 2007, n° 291049, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6690DYG).
(12) CE Avis, 24 mai 2011, n° 385088 (N° Lexbase : A6494RY8).
(13) Y. Rutschmann et J. Gayral, Le risque manifestement excessif : immixtion rampante dans la gestion de l'entreprise ou simple garde-fou ?, Dr. fisc., n° 45, 8 novembre 2011.
(14) P. Fumenier et C. Maignan, La notion de risque excessif, Dr. fisc., n° 5, 29 janvier 2015.
(15) CE 10° et 9° s-s-r., 11 avril 2008, n° 284274, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8672D7C).
(16) CE Avis, 24 mai 2011, n° 385088, préc..
(17) M. Collet, Droit fisc., 2013, 4ème éd., p. 212, PUF.
(18) CE, 7 juillet 1958, n° 35977.
(19) Cass. civ, 6 juillet 1905.
(20) Cass. com., 12 mars 1985.
(21) Cass. com. 3 février 1982.
(22) CE Avis, 24 mai 2011, n° 385088, préc..
(23) Y. Rutschmann et J. Gayral, Le risque manifestement excessif : immixtion rampante dans la gestion de l'entreprise ou simple garde-fou ?, Dr. fisc., n° 45, 8 novembre 2011.
(24) J. Turot, L'entrepreneur, le risque et le fisc, RJF, 1990, p. 735.
(25) CAA Paris, 6 mars 1990, n° 89PA02333 (N° Lexbase : A8892A8T), RJF, 7/90, n° 831.
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