Réf. : CJUE, 12 octobre 2016, aff. C-166/15 (N° Lexbase : A6543R7H)
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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la cour
le 10 Novembre 2016
La solution ainsi retenue est l'occasion de revenir sur deux exceptions au monopole d'exploitation du titulaire des droits d'auteur sur un logiciel : la règle de l'épuisement des droits et le droit à la copie de sauvegarde dont jouit tout acquéreur de la copie d'un programme d'ordinateur.
I - Les logiciels, des oeuvres relevant du droit d'auteur
1. L'arrêté du 22 décembre 1981 définit les logiciels comme "l'ensemble des programmes, procédés et règles, et éventuellement de la documentation, relatif au fonctionnement d'un ensemble de traitements de données" (1). La technicité apparente de cette définition aurait pu laisser à penser que le droit des brevets offrirait une protection adéquate aux logiciels. Pourtant, il est désormais largement admis qu'un programme d'ordinateur ne peut pas donner prise en tant que tel au droit des brevets (2). De même, l'article L. 511-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3523ADT) exclut expressément les programmes d'ordinateur de son champ de protection.
C'est donc finalement au droit d'auteur qu'il revient de protéger le créateur d'un programme d'ordinateur. L'article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3334ADT) désigne, en effet, les logiciels parmi les oeuvres susceptibles de bénéficier de la protection du droit d'auteur, sous réserve naturellement que le critère d'originalité soit rempli. Le concepteur du logiciel est donc un auteur, qui jouit de droits exclusifs d'exploitation sur son oeuvre et peut agir en contrefaçon lorsqu'il en constate la violation, ainsi que cela résulte expressément des dispositions de l'article L. 335-3 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3557IEH) (3).
2. Comme pour les oeuvres "classiques" et plus généralement les autres droits de propriété intellectuelle, les logiciels sont soumis à la règle dite de l'épuisement des droits : la première vente d'une copie d'un programme d'ordinateur dans l'Union par le titulaire du droit ou avec son consentement épuise le droit de distribution de cette copie dans l'Union, à l'exception du droit de contrôler des locations ultérieures du programme d'ordinateur ou d'une copie de celui-ci (4). Il s'agit de permettre la réalisation du marché unique et de faire à nouveau prévaloir la libre circulation des marchandises une fois que le titulaire des droits de propriété intellectuelle a perçu une rémunération par l'acte de vente. En conséquence, le droit exclusif dont jouit l'auteur d'un logiciel ne lui permet pas de s'opposer à la revente d'occasion de ce programme.
La Cour de justice a déjà eu l'occasion de juger que le terme de "vente", qui doit être interprété largement, englobe toutes les formes de commercialisation de la copie d'un programme d'ordinateur qui se caractérisent par l'octroi d'un droit d'usage de cette copie, pour une durée illimitée, moyennant le paiement d'un prix destiné à permettre au titulaire du droit d'auteur sur ledit programme d'obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de ladite copie. Peu importe que cette vente porte sur une copie matérielle (achat d'un CD-ROM, DVD) ou immatérielle (téléchargement du programme) (5).
II - Les logiciels, des oeuvres du droit d'auteur... à part
3. Pour autant, les logiciels représentent incontestablement des oeuvres à part, ce que l'étude des dispositions qui leurs sont applicables confirme d'ailleurs aisément. Issu de la Directive 91/250 du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur (N° Lexbase : L7628AU3) codifiée par la Directive 2009/24 du 23 avril 2009 (N° Lexbase : L1676IES), leur régime juridique apparaît largement dérogatoire au droit commun du droit d'auteur. Pour tout dire, il est même défavorable aux créateurs.
La conception humaniste qui irrigue le droit d'auteur en général n'est pas nécessairement celle qui a présidé à l'adoption du texte communautaire, davantage sensible à des considérations économiques. Plus que la personnalité de l'auteur et son rapport intime à l'oeuvre, c'est l'investissement consenti pour le développement du programme d'ordinateur qu'il s'agit de sanctuariser par l'octroi d'un droit exclusif d'exploitation : "considérant que la création de programmes d'ordinateur exige la mise en oeuvre de ressources humaines, techniques et financières considérables alors qu'il est possible de les copier à un coût très inférieur à celui qu'entraîne une conception autonome" (deuxième considérant du préambule des Directives précitées). Il est d'ailleurs intéressant de relever que ce considérant a été repris à l'identique (6) dans le préambule de la Directive 96/9 du 11 mars 1996, concernant la protection juridique des bases de données (N° Lexbase : L7808AUQ), instaurant un droit sui generis afin de protéger les investissements humains et financiers consentis par les producteurs de bases de données.
4. Le recours au droit d'auteur (et son critère d'originalité/empreinte de la personnalité de l'auteur) pour octroyer un droit exclusif sur le logiciel peut donc apparaître relativement artificiel. D'ailleurs, le régime de droit commun du droit d'auteur s'avère peu adapté aux nécessités de l'exploitation des programmes d'ordinateur. Pour cette raison, il a fallu l'aménager. Certains droits moraux ont donc été partiellement (droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre) voire totalement (droit au retrait) (7) neutralisés. L'admission du recours au forfait en cas de cession de droits portant sur un logiciel représente une entorse non négligeable au principe d'intéressement économique de l'auteur à l'exploitation de son oeuvre (8). L'auteur du logiciel doit, par ailleurs, compter avec certaines restrictions importantes de ses droits d'exploitation, lesquels sont même dévolus directement à l'employeur lorsque le logiciel a été créé par un employé/agent de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions ou d'après les instructions de son employeur (9).
De même, toute personne ayant le droit d'utiliser un programme d'ordinateur bénéficie du droit d'en réaliser une copie de sauvegarde, dans la mesure où celle-ci est nécessaire pour son utilisation (10). Ce "droit" à la copie de sauvegarde constitue une nouvelle entorse au droit exclusif de reproduction de l'auteur, spécifique aux logiciels : toute disposition contractuelle contraire est nulle et non avenue.
III - Epuisement et sauvegarde, des objectifs différents
5. L'exception du "droit à la copie de sauvegarde" est évidemment d'interprétation stricte. La Cour de justice considère qu'une copie de sauvegarde d'un programme d'ordinateur ne peut être réalisée et utilisée que pour répondre aux seuls besoins de la personne en droit d'utiliser ce programme (11). Cette copie, tolérée dès lors qu'elle est nécessaire à l'utilisation du logiciel d'une manière conforme à sa destination, n'a en revanche pas vocation à servir de palliatif à un support matériel endommagé, détruit ou égaré pour permettre la revente du programme. En clair, la copie de sauvegarde ne peut pas être l'instrument de la règle de l'épuisement des droits. Sa revente tombe donc sous le coup des droits exclusifs d'exploitation de sorte que, faute d'autorisation du titulaire des droits, elle est interdite.
6. Une telle analyse n'est pas sans conséquence pour l'acquéreur d'un programme d'ordinateur dont le support matériel original est hors d'usage : toute revente s'en trouve en effet matériellement compromise. La Cour de justice souligne que la problématique est comparable s'agissant de l'acquéreur du programme d'ordinateur par téléchargement qui, par définition, ne possède pas de support matériel original à céder d'occasion. Conformément aux enseignements tirés de l'affaire "UsedSoft" (12), elle rappelle alors que l'acquéreur légitime de la copie d'un programme d'ordinateur qui ne dispose pas du support physique d'origine ne saurait, de ce seul fait, être privé de toute possibilité de revendre d'occasion ladite copie à une tierce personne, sauf à priver d'effet utile la règle de l'épuisement du droit.
Pour la Cour de justice, la règle de l'épuisement ne porte pas sur le support du logiciel mais "sur la copie du programme d'ordinateur elle-même et la licence d'utilisation qui l'accompagne. Ainsi qu'il l'a été jugé dans l'affaire"UsedSoft", l'acquéreur doit donc pouvoir procéder au téléchargement de ce programme à partir du site internet du titulaire du droit d'auteur, ledit téléchargement constituant en effet une reproduction nécessaire d'un programme d'ordinateur lui permettant d'utiliser ce dernier d'une manière conforme à sa destination (13) et échappant donc au monopole du titulaire de droits conformément aux dispositions de l'article 5.1 de la Directive 2009/24 précitée (14). Partant, la revente du programme d'ordinateur peut s'opérer par le biais d'une copie autre que le support physique original, sous réserve qu'il ne s'agisse pas de la copie de sauvegarde.
7. Dans ses conclusions du 1er juin 2016, l'Avocat général reprochait toutefois à cette interprétation libérale de la règle de l'épuisement d'aboutir à permettre la coexistence de plusieurs copies matérielles non originales du logiciel. Privilégiant, au contraire, une approche stricte, il suggérait que seul le support matériel original vendu par le titulaire ou avec son consentement puisse donner prise à la règle de l'épuisement (opérant une analogie avec les livres dont la détérioration ne confère pas pour autant à leur propriétaire le droit d'en vendre une photocopie) (15). En réponse, l'arrêt du 12 octobre 2016 insiste donc sur le fait qu'il appartient alors au vendeur de "rendre inutilisable toute copie en sa possession au moment de la revente".
(1) Arrêté du 22 décembre 1981, sur l'enrichissement du vocabulaire de l'informatique, publié au JORF du 17 janvier 1982.
(2) Convention européenne des brevets, art. 52 (2) c) et (3).
(3) C. prop. intell., art. L. 335-3, al 2 (N° Lexbase : L3557IEH) : "Est également un délit de contrefaçon la violation de l'un des droits de l'auteur d'un logiciel définis à l'article L. 122-6 (N° Lexbase : L3364ADX)".
(4) Directive 2009/24 du 23 avril 2009, art. 4.2 ; C. prop. intell., art. L. 122-6.
(5) CJUE, 3 juillet 2012, aff. C-128/11, points 49, 55 et 61 (N° Lexbase : A1914IQX).
(6) Considérant 7.
(7) C. prop. intell., art. L. 121-7 (N° Lexbase : L3352ADI).
(8) C. prop. intell., art. L. 131-4 (N° Lexbase : L3387ADS).
(9) C. prop. intell., art. L. 113-9 (N° Lexbase : L3345ADA) ; la similitude avec les inventions de salariés est alors évidente.
(10) Directive 2009/24, art. 5.2 ; C. prop. intell., art. L. 122-6-1 (N° Lexbase : L0415IZE).
(11) Point 43.
(12) CJUE, 3 juillet 2012, aff. C-128/11, préc., point 83 ; l'Avocat général considérait à l'inverse que la solution adoptée dans l'affaire "UsedSoft" n'était pas transposable à la présente espèce (points 77 et 79 de ses conclusions du 1er juin 2016).
(13) En ce sens, CJUE, 3 juillet 2012, aff. C-128/11, préc, point 85.
(14) Transposée à l'article L. 122-6-1, I du Code de la propriété intellectuelle.
(15) Point 44 de ses conclusions du 1er juin 2016.
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