La lettre juridique n°675 du 10 novembre 2016 : Pénal

[Jurisprudence] Consécration de la proportionnalité in favorem en droit pénal

Réf. : Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-83.774, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3210SCU)

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par Nicolas Catelan, Maître de conférences, Aix-Marseille Université, LDPSC EA-4690

le 16 Novembre 2016

Diabolus in musica. La nuance serait-elle à l'art juridique ce que l'harmonie est à la musique contemporaine ? Au regard des critiques qui émaillent chaque décision de la Cour invoquant la proportionnalité, l'on serait tenté de le croire. En pénétrant chaque chambre de la Cour, le contrôle de proportionnalité est, du reste, en train de gagner ses lettres de noblesse. L'arrêt rendu par la Chambre criminelle le 26 octobre 2016 en atteste.

En l'espèce, une journaliste indépendante fait usage d'un faux nom et d'une fausse qualité confortés par la création de faux profils sur Facebook et sur le site Copains d'avant avant d'adhérer à la fédération des Hauts-de-Seine du mouvement politique Front national . Ces manoeuvres lui permettent d'obtenir des documents internes et des informations utilisés par la suite pour écrire un ouvrage intitulé Bienvenue au Front, journal d'une infiltrée .
L'association Front national porte plainte avec constitution de partie civile à son encontre pour escroquerie. Or, le juge d'instruction rend une ordonnance de non-lieu dont ladite association a interjeté appel. Pour confirmer l'ordonnance entreprise, la chambre de l'instruction retient qu'il n'apparaît pas que la journaliste ait cherché à nuire au Front national. Celle-ci a eu pour seul objectif d'informer et avertir ses futurs lecteurs en rapportant des propos tenus au cours de débats ou d'échanges informels, dans le but de mieux faire connaître l'idéologie de ce parti. La chambre relève également que tous les fichiers n'ont pas été exploités, notamment ceux relatifs à l'identité d'adhérents.
L'association Front national se pourvoit en cassation en reprochant à la cour d'appel d'avoir intégré le mobile poursuivi par l'auteur de l'infraction dans les éléments constitutifs de l'escroquerie, et d'avoir écarté de l'incrimination la remise de documents non exploités alors que l'escroquerie est une infraction instantanée consommée peu important l'utilisation des documents remis.
En filigrane apparaissent donc les termes de la problématique : l'escroquerie peut-elle donner lieu à poursuite et condamnation si elle est commise en vue d'informer le public, dans le cadre donc de la liberté d'expression ?

L'interrogation n'est pas nouvelle. Les infractions commises au nom de la liberté d'expression ont généré une jurisprudence nourrie de la Cour européenne des droits de l'Homme. De la décision "Colombani" (1), à l'arrêt "Eon" (2), la France sait quel type de contrôle la juridiction strasbourgeoise est à même de porter sur le droit pénal français. A l'heure où le contrôle de proportionnalité innerve progressivement le droit judiciaire, l'occasion était trop belle pour la Chambre criminelle de franchir le Rubicon et faire sienne ce contrôle. Et force est de constater que l'occasion a parfaitement été saisie.

Disproportio omnia corrumpit. La Chambre criminelle rejette en effet le pourvoi aux termes d'un raisonnement en trois temps. Si "c'est à tort que la chambre de l'instruction retient que l'élément moral de l'escroquerie s'apprécie au regard du but poursuivi par l'auteur présumé des faits", la cassation n'est toutefois pas encourue, car "les agissements dénoncés se sont inscrits dans le cadre d'une enquête sérieuse, destinée à nourrir un débat d'intérêt général sur le fonctionnement d'un mouvement politique". Il en résulte que, "eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique et compte tenu de la nature des agissements en cause, leur incrimination constituerait, en l'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression".

Ce faisant, la Chambre criminelle consacre la proportionnalité in favorem, cause d'irresponsabilité pénale s'appuyant ici sur la liberté d'expression et de communication des idées. Proportionnalité (I) et faveur (II) sont donc ici mobilisées afin de mettre un terme aux poursuites. Or, ces deux dynamiques méritent d'être évaluées au regard des exigences véhiculées en droit pénal par la légalité criminelle, la prévisibilité et le souci d'intérêt général de réprimer les infractions portant atteinte au dépôt du bien public.

I - La proportionnalité invoquée

Avant même que la Cour de cassation ne se lance dans un contrôle de proportionnalité assumé, de nombreux précédents (A) peuvent être identifiés. La consécration de ce contrôle au regard de l'incrimination d'escroquerie doit amener à s'interroger sur la légitimité d'une telle approche, beaucoup reprochant à la proportionnalité d'être un expédient (B) destiné à dissimuler le retour de l'équité en droit français.

A - Des précédents

Droit interne. Le contrôle de proportionnalité est tout sauf ignoré du droit pénal. Des causes d'irresponsabilité pénales telles que la légitime défense (3) ou l'état de nécessité (4) reposent classiquement sur un contrôle de proportionnalité.

Surtout, dans le domaine probatoire, la Cour a très tôt employé l'article 8 (N° Lexbase : L4798AQR) afin de vérifier que la production d'une pièce devant le tribunal correctionnel soit nécessaire et proportionnée. Cette exigence a été confirmée dans un arrêt du 24 avril 2007 (5). La Cour affirmait alors que les juges du fond devaient, avant d'accepter la production par un médecin du dossier médico-social d'un patient, rechercher si l'examen public et contradictoire devant la juridiction correctionnelle du dossier "constituait une mesure nécessaire et proportionnée à la défense de l'ordre et à la protection des droits de la partie civile au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme". L'on voit ainsi parfaitement que la Chambre criminelle n'a pas attendu le vent de réforme récent pour opérer un contrôle de proportionnalité, sans que la doctrine ne s'en émeuve alors.

Droit européen. Surtout, la proportionnalité a été invoquée par la Cour européenne des droits de l'Homme afin, notamment, d'immobiliser deux textes français entrant en contradiction avec la convention, et notamment l'article 10 (N° Lexbase : L4743AQQ). A l'instar de la vie privée (6) et familiale, ou la liberté religieuse (7), la liberté d'expression peut faire l'objet de restrictions nécessaires, dans une société démocratique. Restrictions que la Cour européenne soumet traditionnellement au prisme de la proportionnalité.

Dans un premier temps, dans sa décision "Colombani" en date du 25 juin 2002 (8), la Cour européenne a ainsi reproché à la France d'avoir condamné le directeur du journal Le Monde pour injure à chef d'Etat étranger à la suite d'un article particulièrement corrosif à l'endroit du roi du Maroc. La juridiction strasbourgeoise a jugé contraire à l'article 10 de la CESDH le fait que ce délit ne permettait pas au prévenu d'user de l'exceptio veritatis pour échapper à sa responsabilité pénale : "nonobstant la marge d'appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu'il n'existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d'expression des requérants et le but légitime poursuivi" (9).

Enfin, concernant l'offense au Président français, dans sa décision "Eon c/. France" rendue le 14 juin 2013 (10), la Cour avait à se prononcer sur la condamnation d'un individu qui, sur le chemin du convoi présidentiel avait brandi une pancarte rappelant les propos de ce même Président lors d'une visite au salon de l'agriculture : "casse-toi, pov'con".

La Cour considère que sanctionner pénalement de tels comportements est susceptible d'avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d'intérêt général sans lequel il n'est pas de société démocratique : "et après avoir pesé l'intérêt de la condamnation pénale pour offense au chef de l'Etat dans les circonstances particulières de l'espèce et l'effet de la condamnation à l'égard du requérant, la Cour juge que le recours à une sanction pénale par les autorités compétentes était disproportionné au but visé et n'était donc pas nécessaire dans une société démocratique" (11).

La décision rendue le 26 octobre 2016 n'est donc pas, loin s'en faut, privée de toute antériorité. La coordination de la liberté d'expression et du droit pénal est en effet une problématique classique en droit conventionnel. En témoignent encore plus récemment les condamnations de la France dans les décisions "Morice" (12), quant à la liberté de parole des avocats, et "Reichman" (13) quant à la liberté octroyée aux journalistes. Dans cet arrêt, pour condamner la France, la Cour ne manque pas d'observer que : "les juridictions internes se sont contentées de caractériser les éléments constitutifs de l'infraction de diffamation, sans procéder à un examen des différents critères mis en oeuvre par la Cour dans sa jurisprudence [...] pour apprécier le caractère justifié et proportionné de toute ingérence dans le droit à la liberté d'expression, et ce dans une matière dans laquelle la marge d'appréciation de l'Etat était particulièrement restreinte" (14). C'est dire à quel point la pression mise par la Cour européenne est grande afin d'inciter le juge français à intégrer le contrôle de proportionnalité.

Dans le domaine de la protection de la vie privée et familiale, une décision de la Chambre criminelle a retenu l'attention (15). Alors que la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen (16) semblait fixer une liste limitative des causes de non-exécution, la Cour affirme que la cour d'appel, lorsqu'elle y est invitée, doit rechercher si la remise de la personne recherchée ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme (17).

En lançant une réflexion sur le contrôle de proportionnalité et en consacrant progressivement son rôle, la Cour de cassation s'inscrit donc dans une démarche tout sauf ignorée des juristes.

B - Un expédient ?

Origine. L'on sait que la Cour de cassation (18) a inauguré le cycle de la proportionnalité (19) en bloquant l'empêchement à mariage incestueux au nom du droit au respect à la vie privée et familiale (20). Depuis, la proportionnalité a investi de nombreux pans, du droit de la preuve (21) au droit des biens (22). Le Conseil d'Etat lui-même a autorisé un transfert post mortem de gamètes vers l'Espagne (23). Quant à la Chambre criminelle, elle a affirmé en début d'année que le caractère disproportionné de la peine de remise en état, au regard notamment des articles 3 et 8 de la Convention de sauvegarde, aurait pu et dû être soulevé devant les juges du fond et non en cassation (24).

Blocage de l'incrimination. Dans l'arrêt sous commentaire, la Cour de cassation ne manque pas de préciser dans un premier temps que le mobile de l'infraction, aussi noble soit-il, n'empêche pas la constitution de cette dernière. Sauf exception, le mobile ne pénètre pas l'économie des infractions de sorte qu'une infraction est consommée quelles que soient les raisons ayant présidé à sa commission. A tout le mieux peuvent-elles ressurgir au stade du reproche. Une cause d'irresponsabilité pénale peut en effet faire échec à la responsabilité pénale au regard des objectifs poursuivis par l'auteur, voire de la cause de son acte. La légitime défense, l'état de nécessité sont à même de justifier la commission d'une infraction. L'autorisation de la loi ou le commandement de l'autorité légitime (25) peuvent également "donner le droit " de commettre une infraction. Sans être imperméable aux mobiles, le droit pénal est en mesure de contextualiser la responsabilité pénale lorsqu'il s'agit de déterminer s'il est possible de reprocher l'infraction à son auteur.

En affirmant ici que l'incrimination des faits constituerait, en l'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, la Chambre criminelle investit le but poursuivi par la journaliste pour justifier que les poursuites s'arrêtent à son égard. L'infraction est légitimée par la liberté d'expression, l'incrimination ne peut donc se faire.

Motivation. La Cour prend le soin de préciser que les agissements dénoncés se sont inscrits dans le cadre d'une enquête sérieuse. Il résulte de cette approche que la Cour de cassation est en mesure de s'assurer que les juges du fond ont bel et bien évalué le travail fourni par la journaliste. En outre, cette enquête est destinée à nourrir un débat d'intérêt général sur le fonctionnement d'un mouvement politique dont l'importance, qu'on le déplore ou non, n'a de cesse de grandir en France. Fort logiquement, "eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique et compte tenu de la nature des agissements en cause", l'incrimination doit être neutralisée. La dédicace passera tout sauf inaperçue. L'appréciation in concreto et la référence implicite aux chiens de garde (26) de la démocratie laissent transparaître un champ lexical strasbourgeois à peine voilé.

Equité ? Certains ne manqueront pas, une fois de plus, de constater que, ce jugeant, la Cour évince du débat une règle d'ordre public (comme tout le droit pénal) posée par la loi, au profit d'une proportionnalité évanescente. Ce qui rappellerait l'antienne d'ancien-Régime, l'équité des Parlements, dont Dieu était censé nous garder. L'originalité du contrôle de proportionnalité tient au fait qu'il consiste en une balance des intérêts. Le juge cherche à mesurer et à éventuellement contrer les effets d'une application par trop mécanique de la règle de droit. Certains commentateurs ont pu y voir une résurgence de l'équité correctrice chère à Aristote, et ce alors que la loi n'ouvre pas un tel recours. La Cour de cassation est engagée dans une réforme destinée à assurer sa pérennité tiraillée qu'elle se trouve entre un Conseil constitutionnel galvanisé par la QPC, une Cour européenne des droits de l'Homme toujours plus inventive, et la Cour de justice de l'Union, cette dernière ayant décidé de faire des droit de l Homme un cheval de bataille économique.

La Cour opère dès lors une véritable mue, formelle par le biais du chainage (27) et de la disparition annoncée du syllogisme, mais également voire surtout substantielle par le biais d'un contrôle de proportionnalité avoué et assumé. En ce que ce contrôle est en l'espèce favorable à la personne poursuivie, il semble possible d'accueillir la proportionnalité avec optimisme en droit pénal.

II - La faveur convoquée

Si le contrôle de proportionnalité peut ici être aisément cautionné, c'est bien car il bénéficie à la mise en cause (A). Son incursion en droit pénal substantiel se fait néanmoins au détriment de la partie civile (B), cette dernière ne pouvant alors obtenir réparation du préjudice subi.

A - Au bénéfice du mis en cause

Quelle prévisibilité ? L'on pourrait ici objecter qu'en invoquant la proportionnalité pour faire échec à une infraction pourtant parfaitement consommée, la Cour ferait obstacle à la fonction première du principe de légalité : la prévisibilité. En effet, alors que l'escroquerie est constituée en tous ses éléments, les juges font échec à l'incrimination des faits litigieux. Le procureur de la République, représentant le peuple, et l'association, représentant l'intérêt de ses membres, pourraient ainsi regretter le manque de prévisibilité de la solution dégagée, et ce, à leur détriment.

Abonder en ce sens reviendrait à commettre une erreur certaine quant au destinataire du principe de légalité, et de sa fonction première, la prévisibilité. La légalité criminelle, formulée par Montesquieu, systématisée par Beccaria, consacrée par la Déclaration des droits de l'Homme et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, a pour objectif de protéger les suspects, mis en cause, prévenus et accusés, d'une répression arbitraire s'appuyant sur des textes flous, ou inexistants au prix d'une peine non moins imprécise. La légalité a en effet été construite en réaction à un droit coutumier, brutal et introspectif, en vue de protéger ceux qui en étaient les premiers destinataires. Dès lors mobiliser ici la prévisibilité au détriment de la journaliste mise en examen, reviendrait, par un dangereux renversement de perspective, à reprocher un non-lieu (donc une mise hors de cause) au nom de la prévisibilité. Ce serait en outre oublier que la prévisibilité est souvent évincée au nom du principe de faveur.

Principe de faveur. Interprétation stricte, rétroactivité in mitius, interdiction de la réformation in pejus sont tout autant d'outils permettant de ne pas aggraver la situation d'un mis en cause fussent-ils invoqués pour contrer un texte à la prévisibilité acquise.

L'article 521-1 du Code pénal (N° Lexbase : L3431HTA) permet simplement d'invoquer une tradition locale ininterrompue pour échapper à la répression des sévices commis au cours d'une course de taureaux ou d'un combat de coqs. Il sera étendu à la corrida (28), qui est bien plus qu'une course... et bien plus barbare... La rétroactivité in mitius fait échec à la seule loi véritablement prévisible au jour de la commission des faits. Peu importe car la mansuétude, la bienveillance (ou la nécessité dira la Conseil (29)) légitiment, justifient qu'un texte postérieur s'applique à des faits antérieurs. Quant à l'interdiction de la réformation in pejus, elle fixe en appel les termes de la pénalité dans un sens favorable au condamné, en empêchant l'aggravation des sanctions si le ministère public n'a point désiré interjeter appel de la décision (30).

Rattachement ? Reste la question de savoir à quel fondement rattacher une telle évolution (31). Une interrogation similaire fut posée lorsque la Chambre criminelle finit par accepter que les droits de la défense puissent justifier un vol au sein de l'entreprise (32). Si certains ont ici vu le jeu d'un état de nécessité ad hoc, ou un fait justificatif autonome (33), il semble possible de soutenir une autre approche permettant d'ancrer légalement le contrôle. L'article 122-4 (N° Lexbase : L7158ALP) ne constitue-t-il pas en effet une base de rattachement plus solide ? La loi n'autorise-t-elle pas ici la commission de l'escroquerie ? Si l'on incline à considérer que le mot "loi" doit avoir de nos jours un sens plus large que la norme votée par le Parlement, on peut voir dans l'article 10 CESDH un fondement adéquat (et supérieur) à l'autorisation de l'infraction. L'escroquerie ayant été commise afin d'informer légitimement le public, le délit est dès lors justifié car l'incriminer, accuser son auteur, serait une ingérence disproportionnée dans une société démocratique, les journalistes devant jouer leur rôle de chiens de garde.

Domaine. En se livrant à un contrôle de proportionnalité, la Chambre criminelle ouvre la voie à des saisines fondées sur des dispositions de la Convention de sauvegarde qui nécessitent un contrôle de proportionnalité quand la loi y porte atteinte. L'on pense bien évidemment, outre la liberté d'expression, à la vie privée et familiale. La Cour de cassation y a déjà eu recours en matière de preuve (34), ou encore quant à la mise à exécution d'un mandat d'arrêt européen (35). Pourrait-on imaginer que cette disposition conventionnelle neutralise une incrimination ? L'on sait que le respect du mécanisme des immunités familiales (36) repose sur une logique similaire. Pourrait-on aller plus loin et étendre le jeu de ces immunités à des membres de la famille non visés par les textes ? Seule la mise en musique du contrôle permettra de le savoir.

De la même manière, les juges seront amenés à vérifier la proportionnalité de certaines incriminations à la lueur de la liberté de religion, d'expression, de réunion ou d'association. Le champ des possibles semble infini... Mais demeure conditionné. Comme l'a toujours observé le Premier président Louvel, le contrôle de proportionnalité ne peut se justifier que lorsqu'une disposition fondamentale est en cause (37). Une telle exigence n'est pas si contraignante en matière pénale, tant les différentes infractions portent en germes le risque de porter atteinte à un droit fondamental.

B - Au maléfice de la victime ?

Stade inopportun du contrôle. Le terme "incrimination" a néanmoins de quoi étonner. Le stade procédural où est opéré le contrôle de proportionnalité doit en effet être interrogé. S'il est un reproche à formuler à l'endroit de la décision sous commentaire, sans doute s'agit-il du lieu (et donc du moment) du contrôle. En l'espèce, les juges ont bloqué l'incrimination des faits au stade de l'instruction, considérant que les mobiles de l'acte justifiaient sa commission. La logique est entendue.

Mais est-il naturel que le contrôle de proportionnalité soit opéré au stade de l'instruction ? Le magistrat instructeur instruit à charge et à décharge, met en examen si existent des indices graves ou concordants, et renverra à l'audience de jugement, en cas de charges suffisantes. Ici, les charges existent : le mobile ne faisant pas partie de l'élément moral de l'escroquerie, l'infraction est constituée. Si débat il doit y avoir quant à la nécessité de commettre l'infraction, ne devrait-il pas être porté devant le tribunal correctionnel, où le principe du contradictoire sera respecté ? Puisqu'il s'agit incontestablement d'un enjeu démocratique, le prétoire n'est-il pas davantage le lieu du contrôle de proportionnalité que le cabinet d'un juge d'instruction ? Ne serait-il pas opportun qu'avocats de la défense, de la partie civile et procureur, croisent les regards et le fer afin d'éclairer le tribunal sur la proportionnalité d'une condamnation à la lumière de la liberté d'expression. A l'instar du reproche qui avait pu être formulé à l'endroit de l'arrêt rendu le 4 décembre 2013 (38) quant à la cassation sans renvoi, l'on aurait pu attendre de la Cour une autre position : celle consistant à affirmer qu'il revient non aux juridictions d'instruction, mais aux juridictions de jugement de se prononcer au fond sur la proportionnalité d'une condamnation.

Incidence sur la responsabilité civile. Le préjudice moral subi par les adhérents du Front national ayant été abusés par la journaliste pourra-t-il être réparé ? L'on sait qu'à la suite de la décision "Lagardère" (39), la Chambre criminelle a formellement fait évoluer sa jurisprudence relative à la survivance de l'action civile. Ainsi malgré une relaxe, les juges répressifs peuvent réparer le préjudice subi par la victime s'il est possible d'identifier une faute civile à partir et dans la limite des faits objets de la poursuite (40). Ici, l'ordonnance de non-lieu empêche la saisine de la juridiction répressive, l'indemnisation par le juge répressif malgré la relaxe n'est donc pas possible. La saisine d'une juridiction civile n'est pas davantage permise. L'action est irrecevable à l'encontre d'un mis en examen bénéficiant d'un non-lieu, en raison de sa mise en cause explicite (41). Le défaut de saisine du tribunal, outre le fait de priver les parties d'un débat nécessaire sur le jeu de l'article 10 CESDH, empêche donc l'indemnisation du préjudice. Cela est d'autant plus gênant, que, à suivre la Cour de cassation, l'élément moral était bien présent. Or, l'infraction demeure bien qu'elle soit légitimée par la liberté d'expression (42).

Tour de force ? Rien de nouveau sous le soleil. La proportionnalité menace -t-elle notre modèle juridique ? Constitue-t-elle une rupture démocratique lorsqu 'elle est décidée à la Cour de cassation et non au Parlement ? Ces questions n'ont de sens qu'à l'aune d'une histoire du droit restreinte à deux siècles. Si tour de force il y a, il faut sans doute l'imputer au positivisme juridique, qui à l'instar de nombreuses civilisations victorieuses, a rapidement et sûrement effacé les vestiges de plusieurs millénaires de droit sans positivisme. Si depuis plus de deux siècles, nous pensons que le droit se réduit à l'application d'une règle générale posée en amont, sans égard pour ses effets et sans considération pour les hommes la subissant, les enseignements de l'histoire du droit, montrent que cette tendance est moderne, récente et, fondamentalement, assez critiquable (43).

Le droit est avant tout une balance des intérêts devant se solder par une décision juste au regard des intérêts en présence. Et ce d'autant plus que le contrôle initié par la Chambre criminelle se limitera sans doute, pour les incriminations, à la vie privée familiale, à la liberté d'expression, et, peut-être, à la liberté religieuse. Que ces droits fondamentaux soient mobilisés avant d'entrer en voie de condamnation et afin de vérifier que la décision rendue présentera tous les apparats de la justice semble tout sauf inique... dès lors que l'on est enclin à se souvenir que le droit n'a jamais été une fin en soi. La technique juridique ne devrait servir qu'une seule finalité, la justice. Qu'elle soit difficile à découvrir est indéniable. La formation des juristes est longue et complexe, nul n'en doute. L'expérience nécessaire pour savoir trancher n'est pas plus facile à acquérir. Beaucoup sont sceptiques quant au fait que le jeu en vaille la chandelle. Or, la sécurité juridique n'est pas que statique. Elle peut être dynamique, et, à suivre Demogue (44), cette sécurité-là est souvent préférable car c'est ainsi que la justice accompagne les réels progrès de ce monde.

Savatier écrivait, assez durement, que "la paresse intellectuelle tout comme le souci humaniste de préserver ce qui reste de permanent dans la nature humaine au milieu de tourbillons de l'accélération de l'histoire expliquent chacun pour leur part, la force d'inertie des juristes" (45). Le propos était excessif. Il n'en demeure pas moins que la proportionnalité ici mobilisée a de quoi interroger nos réflexes et nos modes de pensée. Il revient en effet à la communauté des juristes de ne verser ni dans un idéalisme béat ni dans un conservatisme de principe. Le temps fera ici son oeuvre, et les décisions que la Cour rendra à l'avenir permettront de saisir les termes de la réforme qui se joue sous nos yeux. Puissions-nous l'accueillir au moyen de réflexions proportionnées à l'enjeu.


(1) V. infra.
(2) V. infra.
(3) C. pén., art. 122-5 (N° Lexbase : L2171AMD).
(4) C. pén., art. 122-7 (N° Lexbase : L2248AM9)
(5) Cass. crim., 24 avril 2007, n° 06-88.051, F-P+F (N° Lexbase : A5069DWN).
(6) CESDH, art. 8 (N° Lexbase : L4798AQR).
(7) CESDH, art. 11 (N° Lexbase : L4744AQR).
(8) CEDH, 25 juin 2002, Req. 51279/99 (N° Lexbase : A9846AYC).
(9) Paragraphe n° 70. Il s'en suivit l'abrogation de l'article 36 de la loi de 1881 (N° Lexbase : L7589AIW) par la loi n° 2004 -204 du 9 mars 2004 (N° Lexbase : L1768DP8) portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (art. 52).
(10) CEDH, 14 mars 2013, Req. 26118/10 (N° Lexbase : A6606I9K).
(11) § 62. La loi n° 2013-711 du 5 août 2013 (N° Lexbase : L6201IXX), portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France a abrogé l'infraction prévue par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
(12) CEDH, 23 avril 2015, Req. 29369/10 (N° Lexbase : A0406NHI).
(13) CEDH, 12 juillet 2016, Req. 50147/11 (N° Lexbase : A9892RWB).
(14) § 71.
(15) Cass. crim., 12 mai 2010, n° 10-82.746, F-P+F (N° Lexbase : A7460EXL).
(16) Décision -cadre 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre Etats membres. La CJUE a, sur la question, une position confuse : v. CJUE, 29 janvier 2013, aff. C-396/11 (N° Lexbase : A9455I3L), RTD Eur., 2013 p. 812, note. P. Beauvais.
(17) V. encore Cass. crim., 12 avril 2016, n° 16-82.175, FS-P+B (N° Lexbase : A7059RIB).
(18) Sur les évolutions du contrôle de cassation, v. art. 15 ter, loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, (petite loi à lire ici).
(19) V. entre autres : Regards d'universitaires sur le réforme de la cour de cassation, Actes de la conférence débat, 24 novembre 2015, JCP éd. G, supplément au n° 1-2, 11 janvier 2016 ; Ph. Jestaz, J.-P. Marguénaud, Ch. Jamin, Révolution tranquille à la Cour de cassation, D., 2014, 2061. Pour une opinion assez hostile, v. Fr. Chénedé, Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ?, D., 2016, 796 ; A. Bénabent, Un culte de la proportionnalité... un brin disproportionné ?, D. 2016. 137.
(20) Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n° 12-26.066, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5510KQ7).
(21) Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 15-12.403, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1656QDP).
(22) Cass. civ. 3, 17 décembre 2015, n° 14-22.095, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8776NZ3).
(23) CE Contentieux, 31 mai 2016, n° 396848 (N° Lexbase : A2628RRR). V. également, TA Rennes, du 11 octobre 2016, n° 1604451 (N° Lexbase : A9449R74).
(24) Cass. crim., 16 février 2016, n° 15-82.732, FS-P+B ([LXb=A4692PZS]).
(25) C. pén., art. 122-4 (N° Lexbase : L7158ALP).
(26) V. CEDH, Colombani et autres c. France, précit., § 55.
(27) Cass. com., 22 mars 2016, n° 14-14.218, FS-P+B (N° Lexbase : A3664RAX).
(28) Cass. crim., 16 septembre 1997, n° 96-82.649 (N° Lexbase : A1213ACW). Sur la constitutionnalité du dispositif , v. Cons. const., décision n° 2012-271 QPC, du 21 septembre 2012 (N° Lexbase : A1896ITE).
(29) Décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981 (N° Lexbase : A8028ACC), Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes (Sécurité et liberté), cons. 75.
(30) V. C. proc. pén., art. 380-3 (N° Lexbase : L3779AZY) et 515 (N° Lexbase : L3906AZP). Dans le domaine de l'application des peines, le principe est plus nuancé : v. Cass. crim., 10 février 2016, n° 15-81.148, FS-P+B (N° Lexbase : A0345PLD).
(31) V. R.Merle et A.Vitu, Traité de droit criminel - Droit pénal général, Cujas, 7e éd., 1997, n° 432.
(32) Cass. crim., 11 mai 2004, n° 03-80.254, FS-P+F+I (N° Lexbase : A5245DCA) et Cass. crim., 11 mai 2004, n° 03-85.521(N° Lexbase : A5252DCI).
(33) V. H. Matsopoulou, RSC, 2011 p. 836.
(34) V. supra.
(35) V. supra.
(36) V. C. pén., art. 311-12 (N° Lexbase : L0690KWH).
(37) B. Louvel, Réflexions à la Cour de cassation, D., 2015. 1326 (à lire ici).
(38) Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n° 12-26.066, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5510KQ7).
(39) CEDH, 12 avril 2012, Req. 18851/07 ([LXB=A4128IIQ ]).
(40) V. Cass. crim., 5 février 2014, n° 12-80.154, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5811MDL). Et, dernièrement, Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-85.832, F-D ([LXB=A3274SCA ]).
(41) V. mutatis mutandis, Cass. crim., 2 décembre 2008, n° 08-80.066, F-P+F (N° Lexbase : A1633ECH).
(42) Remarquons que sur les infractions justifiées ou légitimées, la Cour n'a pas une lecture identique quant à l'engagement de la responsabilité civile. Concernant l'autorisation de la loi, l on soutient classiquement qu'elle y fait échec (v. Req. 12 mai 1896, S. 1898, 1, 35).
(43) V. à cet effet la très éclairante étude de Michel Villey : La formation de la pensée juridique moderne, PUF, 2ème éd., 2013.
(44) R. Demogue, Les notions fondamentales du droit privé, Paris, Rousseau, 1911, p. 63 et s.
(45) R. Savatier, Métamorphoses économiques et sociales du droit civil, 2ème éd., Dalloz, 1952 (cité par J.-P. Marguénaud, Le sauvetage magistral de la prohibition du mariage entre alliés en ligne directe, RTDciv., 2014 p. 307).

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