La lettre juridique n°675 du 10 novembre 2016 : Égalité de traitement

[Jurisprudence] Egalité de traitement et différences résultant de la pluralité des accords d'établissements : la Cour de cassation poursuit son oeuvre

Réf. : Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A4697SCX)

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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 10 Novembre 2016

Arrêt après arrêt, la Chambre sociale de la Cour de cassation continue dans la voie qu'elle s'est tracée depuis deux ans en matière de différences de traitement résultant d'accords collectifs. Dans une nouvelle décision fortement médiatisée (Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A4697SCX), la Haute juridiction affirme, pour la première fois, que "les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle". Cette solution semble logique dans le contexte de la nouvelle orientation dégagée en 2015 (1), mais elle est, à la réflexion, atteinte d'un vice logique car il nous semble que, dans ce cas de figure, le principe d'égalité de traitement n'était pas applicable (2).
Résumé

Les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle.

Commentaire

I - L'extension de la présomption de justification aux différences de traitement induites par la variété des accords d'établissement

Contexte juridique. La Chambre sociale de la Cour de cassation a, depuis début 2015, engagé un vaste mouvement visant à alléger le contrôle judiciaire sur le respect du principe d'égalité de traitement lorsque les différences dénoncées résultent d'accords collectifs (1), en raison de la légitimité accrue des partenaires sociaux après les réformes de la démocratie sociale intervenues en 2008 et 2014.

Désormais, les différences de traitement opérées par voie conventionnelle entre salariés appartenant à des catégories professionnelles différentes (2) ou appartenant à une même catégorie professionnelle mais exerçant des fonctions différentes (3), sont censées être justifiées, à moins que ne soit démontré que les différences "sont étrangères à toute considération de nature professionnelle" (4).

Les différences résultant d'engagements unilatéraux ou de pratiques de l'employeur demeurent, pour leur part, soumises à un contrôle de la réalité et de la pertinence des motifs pris en compte pour traiter différemment des salariés placés dans une même situation, au regard de la nature de l'avantage en cause (5).

C'est dans ce contexte qu'intervient cette nouvelle décision, qui étend la solution aux différences de traitement entre salariés de l'entreprise résultant non pas de l'accord d'entreprise, mais de la variété des accords d'établissements, ce qui est très différent.

L'affaire. La société X avait restructuré ses activités en Seine-Maritime et regroupé deux de ses établissements en un seul. La société X et les trois syndicats représentatifs au sein de ce nouvel établissement ont alors signé un accord d'établissement prévoyant une augmentation salariale sur trois ans et le versement d'une prime spécifique dite prime d'amélioration continue, au bénéfice du seul personnel du nouvel établissement. Estimant que cet accord d'établissement instaurait une différence de traitement au détriment des salariés d'un autre établissement situé dans le département du Calvados, le syndicat de l'établissement de Le Molay-Littry a saisi le tribunal de grande instance d'une demande tendant à voir les salariés de cet établissement bénéficier des conditions salariales de ceux de l'établissement de Seine-Maritime.

La cour d'appel de Paris, dans un arrêt en date du 19 février 2015 (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 19 février 2015, n° 13/24304 N° Lexbase : A6430NBR), n'avait pas fait droit à cette demande, considérant qu'un accord conclu au niveau d'un établissement n'est tenu de respecter le principe d'égalité qu'à l'intérieur dudit établissement et peut instituer dans ce cadre un régime plus favorable aux salariés que celui existant au sein de l'entreprise, sans caractériser une atteinte illicite au principe d'égalité et sans qu'il soit nécessaire de rechercher si la différence de traitement instituée par cet accord au bénéfice des salariés de l'établissement considéré repose ou non sur des critères objectifs et pertinents.

Le syndicat contestait dans le cadre de son pourvoi cette analyse et prétendait au contraire qu'une différence de traitement ne peut être pratiquée entre les salariés relevant d'établissements différents et exerçant un travail égal ou de valeur égale que si elle repose sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence.

Il n'aura pas non plus gain de cause devant la Haute juridiction qui confirme l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris.

La solution. Pour la Haute juridiction, en effet, "les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle", la Chambre sociale de la Cour de cassation considère que la cour d'appel de Paris a légalement justifié sa décision en retenant "qu'un accord d'établissement peut instituer dans le cadre de l'établissement un régime plus favorable aux salariés que le régime général existant au sein de l'entreprise, sans pour autant caractériser une rupture illicite du principe d'égalité de traitement au détriment des salariés des autres établissements, et ce, sans qu'il soit nécessaire de rechercher si la différence de traitement instituée par cet accord au bénéfice des salariés de l'établissement concerné repose ou non sur des critères objectifs et pertinents", faisant ainsi ressortir "que les avantages salariaux dont bénéficiaient les salariés de l'établissement Pays de Bray n'étaient pas étrangers à des considérations de nature professionnelle".

La cour d'appel de Paris ne s'était pas située dans le prolongement de la nouvelle jurisprudence dégagée par la Cour de cassation quelques jours plus tôt, mais dans la ligne de la jurisprudence applicable depuis 1999 aux termes de laquelle "la négociation collective au sein d'un établissement distinct permet d'établir, par voie d'accord collectif, des différences de traitement entre les salariés de la même entreprise", ce dont il résulte "que des salariés qui n'entrent pas dans le champ d'application d'un accord d'établissement ne peuvent faire état d'une discrimination au motif qu'ils ne bénéficient pas des dispositions de cet accord" (6).

La Cour de cassation, et avec elle la cour d'appel de Paris, considéraient donc que des salariés, situés en dehors du champ d'application territorial d'un accord, ne peuvent prétendre être victimes d'une différence de traitement dans la mesure où, précisément, ils n'ont pas vocation à en bénéficier.

Cette situation est donc différente de celle qui résulte de l'application d'un accord d'entreprise (mais la solution vaut également pour un engagement unilatéral, ou une politique définie unilatéralement au niveau de l'entreprise), qui réserverait le bénéfice de certains avantages à des salariés selon leur établissement d'appartenance, car dans cette hypothèse, tous les salariés concernés relèvent bien du champ d'application de l'accord et, partant, du principe d'égalité de traitement qui suppose que ce traitement résulte d'une source normative unique.

Le demandeur, pour sa part, considérait que le principe d'égalité de traitement s'appliquait bien aux salariés en raison de leur appartenance commune à la même entreprise et qu'il convenait de raisonner ici comme on le faisait avant 2015 lorsque les différences résultent d'un même accord d'entreprise (7), ce qui autoriserait le juge à contrôler la réalité et la pertinence des différences constatées.

Le demandeur était dans une situation difficile et confronté à un dilemme : soit on considérait, en effet, que le périmètre de comparaison pertinent est l'établissement (8), comme le faisait la Cour de cassation depuis 1999, et son argument tombait immédiatement puisque le principe d'égalité de traitement ne s'appliquait alors pas, soit on considérait que le principe d'égalité s'appliquait, puisque les salariés en comparaison appartenaient à la même entreprise, et le risque était alors que ces différences de traitement, résultant de la pluralité des accords négociés, soient traitées comme le sont celles résultant d'un accord d'entreprise, au risque de se voir appliquée la nouvelle jurisprudence dégagée début 2015, ce qui est finalement le cas ici.

La Cour de cassation fait donc application, à l'hypothèse de différences de traitement entre salariés appartenant à la même entreprise mais soumis à des accords d'établissements différent, de la même solution que celle s'appliquant aux salariés relevant d'un même accord collectif, et affirme dans une formule inédite mais prévisible, que "les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle".

II - Une solution discutable en toute logique

Une solution illogique au regard des exigences de la représentativité syndicale. Si nous comprenons bien les motifs de cette solution, et la volonté, par ailleurs louable, de la Cour de cassation de laisser jouer la négociation collective et de faire confiance aux partenaires sociaux, nous ne sommes pas convaincu par la rectitude de l'analyse. En alignant la solution sur celle qui a été retenue s'agissant des différences introduites par un accord d'entreprise, la Cour suppose nécessairement que le principe d'égalité de traitement s'applique bien entre salariés appartenant à une même entreprise, qui constitue ainsi le plus petit cadre d'application du principe, ce qui nous semble inconciliable avec le niveau d'appréciation de la représentativité des syndicats qui négocient ces accords et qui ne peut s'établir que dans le cadre de l'établissement, lorsqu'est bien en cause la portée s'attachant à un accord d'établissement. Certes, c'est bien le chef d'entreprise qui négocie et conclut l'accord, comme c'est lui qui le conclut également au niveau de l'entreprise, mais le ou les représentants des salariés ne sont pas les mêmes en raison de l'exigence de concordance qui existe entre le niveau d'appréciation de la représentativité syndicale, et le niveau de négociation.

Un principe d'égalité de traitement inapplicable. A ce premier argument, qui tient au cadre d'appréciation de la légitimité des négociateurs, qui est important puisque c'est en raison de ce critère que la Cour a justifié le revirement intervenu en 2015, se rajoute un deuxième, tout aussi décisif, et qui tient à la question du champ d'application de l'accord d'établissement qui ne peut produire d'effet qu'à l'égard des salariés appartenant à cet établissement. Même si l'employeur et les syndicats de l'établissement le voulaient, ils ne pourraient certainement pas prévoir que des salariés n'appartenant pas à l'établissement pourraient entrer dans le champ d'application personnel de l'accord, ce qui lui ferait produire un effet de type réglementaire totalement contraire au régime des accords et à l'esprit de la négociation collective puisque ces salariés n'ont pas, par hypothèse, participé au scrutin qui a conduit à reconnaître aux négociateurs leur représentativité.

Il nous semble donc qu'en toute logique la solution doit être discutée et que la Cour aurait parfaitement pu reprendre la solution qui était la sienne depuis 1999, et qui consistait à affirmer "que des salariés qui n'entrent pas dans le champ d'application d'un accord d'établissement ne peuvent faire état d'une atteinte au principe d'égalité de traitement au motif qu'ils ne bénéficient pas des dispositions de cet accord".


(1) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9) et n° 13-25.437, FS-P+B (N° Lexbase : A6934NA3), nos obs., Lexbase, éd. soc., 2015, n° 600 (N° Lexbase : N5806BUL) ; Dr. soc., 2015, p. 237, étude A. Fabre ; RDT, 2015, p. 339, obs. E. Peskine.
(2) Cass. soc., 27 janv. 2015, préc..
(3) Cass. soc., 8 juin 2016, n° 15-11.324, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0807RSP), Lexbase, éd. soc., 2016, n° 660, chron. G. Auzero (N° Lexbase : N3276BWA).
(4) Ce qui, rappelons-le, ne semble recouvrir a priori que l'hypothèse d'un détournement de pouvoirs des parties à l'accord.
(5) Cass. soc., 14 septembre 2016, n° 15-11.386, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7920RZD), nos obs., Lexbase, éd. soc., 2016, n° 670 (N° Lexbase : N4436BW9).
(6) Cass. soc., 27 octobre 1999, n° 98-40.769 à n° 98-40.783, publiés (N° Lexbase : A4844AGI), Dr. soc., 2000, p. 189, chron. G. Couturier. Lire P. Langlois, Discrimination, égalité et rémunération : régime et fondement, SSL, n° 1256, p. 7 et s., spéc. p. 10 ; T. Aubert-Montpeyssen, Peut-on contourner le principe d'égalité de rémunération en jouant sur les sources ?, JCP éd. E, 2006, 1909. La solution avait, selon le communiqué accompagnant l'arrêt commenté, été abandonnée en 2009 au profit d'un contrôle de la réalité et de la pertinence des motifs de ces différences : Cass. soc., 21 janvier 2009, n° 07-43.452, F-P+B (N° Lexbase : A6479ECX). Dans cette dernière, toutefois, la différence de traitement ne résultait pas de la variété des accords d'établissements mais d'une pratique d'entreprise, ce qui est très différent, de telle sorte qu'il paraît audacieux de prétendre que l'arrêt de 1999 avait été rendu caduc par celui de 2009.
(7) Ou d'une pratique d'entreprise (Cass. soc., 21 janvier 2009, préc. : abattement de zones). La Cour avait, en 2006, affirmé que les différences introduites entre salariés selon leur établissement de rattachement devait être justifiées par les caractéristiques de ces établissements (Cass. soc., 18 janvier 2006, n° 03-45.422, F-P N° Lexbase : A3972DM3), avant d'appliquer la formule commune, aux termes de laquelle "un accord d'entreprise ne peut prévoir de différences de traitement entre salariés d'établissements différents exerçant un travail égal ou de valeur égale, que pour raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et pertinence" : Cass. soc., 8 juin 2011, n° 10-30.162, FS-P+B (N° Lexbase : A4979HTL).
(8) Ce qui explique pourquoi la Cour refuse de comparer la situation de salariés appartenant à des entreprises différentes, même s'ils appartiennent au même groupe : Cass. soc., 16 septembre 2015, n° 13-28.415, FS-P+B (N° Lexbase : A3975NPW), nos obs., Lexbase, éd. soc., 2015, n° 627 (N° Lexbase : N9138BUY). Le principe d'égalité de traitement ne s'appliquerait que s'il existait un accord de groupe, même si ces différences bénéficieraient alors de la présomption de justification.

Décision

Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A4697SCX)

Rejet (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 19 février 2015, n° 13/24304 N° Lexbase : A6430NBR)

Texte visé : le principe d'égalité de traitement.

Mots-clefs : égalité de traitement ; établissements distincts.

Lien base : (N° Lexbase : E2592ET8)

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