La lettre juridique n°675 du 10 novembre 2016 : Contrats administratifs

[Jurisprudence] Référé précontractuel, secret des affaires, et caractères généraux de la procédure administrative juridictionnelle

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 17 octobre 2016, n° 400172, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9441R7S)

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par Pascal Caille, Maître de conférences en droit public, Université de Lorraine

le 10 Novembre 2016

Le point d'équilibre n'est sans doute pas si aisé à trouver entre, d'une part, le principe de transparence qui préside au droit de la commande publique, d'autre part, la protection du secret des affaires. Par sa décision n° 400172 du 17 octobre 2016, le Conseil d'Etat a apporté une précision, en forme de double rappel : il appartient au juge du référé précontractuel qui l'estime nécessaire, lorsque le secret des affaires est invoqué devant lui, d'inviter la partie qui se prévaut d'un tel secret, à lui procurer tous les éclaircissements nécessaires sur la nature des pièces écartées et sur les raisons de leur exclusion ; si ce secret est opposé à tort, il lui revient d'enjoindre à la partie concernée de produire les pièces en cause et de tirer les conséquences, le cas échéant, de son abstention. Au cas d'espèce, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon avait été saisi, sur le fondement de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3270KG9), d'une demande tendant à l'annulation, au stade de la sélection des candidatures, d'une procédure de délégation de service public tendant à l'exploitation des bains de mer sur un emplacement de plagiste. Le juge des référés avait fait droit à cette demande en accueillant deux moyens.

Le premier moyen, qui ne retiendra pas l'attention ici, reposait sur l'irrégularité de la candidature du délégataire retenu, en ce qu'il n'aurait pas produit le pouvoir des signataires des attestations bancaires. Le Conseil d'Etat censure l'ordonnance sur ce point en considérant que le juge du référé précontractuel l'avait entachée de dénaturation.

Le second moyen s'avère nettement plus intéressant, reposant sur le fait que la candidature du délégataire aurait dû être écartée, faute pour ce dernier d'avoir justifié des garanties professionnelles et financières requises. Lors de l'instruction, la commune avait fait valoir qu'elle ne pouvait communiquer au juge certains éléments chiffrés sans porter atteinte au secret des affaires. La juge des référés a estimé que, contrairement à ce que soutenait la commune, les informations pertinentes n'étaient pas effectivement couvertes par le secret industriel ou commercial. Suivant l'ordonnance rendue, la procédure devait dès lors être vue comme viciée, la commune n'ayant pas justifié de sa régularité.

Cette analyse portée par le juge du référé précontractuel a été contredite par le Conseil d'Etat. Sans revenir sur un principe bien établi suivant lequel le juge ne saurait statuer en prenant en considération des éléments qui n'auraient pas été soumis à la contradiction (I), la Haute juridiction affine cependant sa position, en rappelant aux juges du référé précontractuel que la procédure administrative juridictionnelle est foncièrement inquisitoire (II).

I - La permanence du caractère contradictoire de la procédure administrative juridictionnelle

Le principe est connu : la procédure administrative juridictionnelle est contradictoire. Il ne saurait en être autrement, la contradiction étant conçue comme le moyen de garantir les droits de la défense (1) et, plus largement, comme une condition du procès équitable (2). Appliqué au référé précontractuel, il est même permis de voir dans la contradiction le moyen de garantir, au stade contentieux, l'égalité de traitement entre les candidats.

D'abord principe général de procédure (3), le principe a ensuite acquis une valeur législative, au moins en ce qui concerne les juridictions administratives générales, l'article L. 5 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2612ALC) disposant que "l'instruction des affaires est contradictoire". Le principe du contradictoire commande que les parties soient mises en mesure de discuter de l'ensemble des éléments sur lesquels le juge peut se fonder (4). L'exigence n'est pas sans limite. Notamment, l'article L. 5 du Code de justice administrative dispose que "les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l'urgence". Notamment encore, le juge ne peut requérir de l'administration et donc livrer à la contradiction des documents "dont la communication contreviendrait à une prescription législative" (5). Il en va ainsi en matière médicale (6) et en matière de défense et de renseignement (7), étant précisé que le principe cède lorsque la consultation par le juge de la pièce concernée est la seule manière pour lui de se prononcer sur le bien-fondé d'un moyen (8).

Le contentieux administratif réserve un sort classiquement moins favorable au secret des affaires, soutenu en cela, et avec vigueur, par une partie de la doctrine (9). On admettra toutefois que le contentieux précontractuel, par la force des choses, est un terrain propice à un rééquilibrage des intérêts en présence. L'article 44 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics (N° Lexbase : L9077KBS), rappelle à cet égard, et par exemple, que "l'acheteur ne peut communiquer les informations confidentielles qu'il détient dans le cadre d'un marché public, telles que celles dont la divulgation violerait le secret en matière industrielle et commerciale". C'est en ce sens que le Conseil d'Etat a déjà pu juger que l'acheteur public ne pouvait communiquer des informations lorsque cette communication était susceptible de porter préjudice aux intérêts commerciaux légitimes des candidats ou d'attenter au jeu de la concurrence (10). C'est en ce sens encore que le Conseil d'Etat a jugé que le bordereau unitaire de prix établi par l'attributaire d'un marché public est un document protégé par le secret en matière commerciale et industrielle et n'est dès lors pas communicable (11). Mais le juge du référé précontractuel a pu également, sans commettre d'erreur de droit, écarter le secret des affaires et imposer la communication à l'ensemble des candidats d'une information essentielle, en l'occurrence le coût de la masse salariale que l'entreprise attributaire était susceptible de devoir reprendre au titulaire du précédent marché sur le fondement d'obligations résultant d'une convention collective étendue (12). Dans le même sens, ne sont pas couvertes par le secret des affaires et sont donc communicables les informations détenues par le précédent délégataire (13).

En l'espèce, le juge du référé précontractuel a pu considérer que le secret des affaires avait été indûment opposé par la commune. A se limiter à cette seule donnée, la présente décision n'aurait pas mérité d'être mentionnée aux tables du Recueil Lebon. L'intérêt de la décision est ailleurs. En effet, en soulignant que le juge des référés ne pouvait s'en tenir à la seule circonstance que le secret des affaires avait été opposé à tort par la collectivité pour en déduire l'irrégularité de la procédure de passation, le Conseil d'Etat impose à celui-ci d'épuiser sa compétence. Incidemment, rappel est fait de ce que la procédure administrative juridictionnelle est également inquisitoire.

II - Le rappel du caractère inquisitoire de la procédure administrative juridictionnelle

En toute hypothèse, et de jurisprudence constante, lorsqu'une partie soutient qu'elle ne peut verser une pièce aux débats en raison de la protection qui lui serait due, il lui appartient de fournir tout élément d'information permettant au juge de connaître la nature de cette pièce et les raisons présidant à cette exclusion (14). Dans son office, et c'est ce que la présente décision rappelle, le juge du référé précontractuel se doit ainsi de vérifier si le refus de produire une pièce est effectivement justifié.

Et c'est alors que, au cas présent, le rappel d'un des caractères généraux de la procédure administrative juridictionnelle est intervenu. L'hypothèse peut survenir où, après examen par le juge des justifications produites par la partie qui s'en prévaut, le secret des affaires n'est pas opposable. Cependant, comme l'énonce le Conseil d'Etat, à supposer même que les informations occultées n'étaient pas couvertes par le secret des affaires, une telle circonstance ne pouvait suffire, en elle-même, à établir le caractère insuffisant des garanties offertes par la société candidate. Dans pareil cas, il appartient au juge d'ordonner à la partie concernée, de verser la pièce.

Il n'y a, au fond, que la réitération ici de ce que la procédure administrative juridictionnelle n'est pas seulement contradictoire. Elle est encore -et substantiellement- inquisitoire. On ne saurait que trop souligner ce principe suivant lequel il appartient au juge administratif "d'exiger de l'administration compétente, la production de tous documents susceptibles d'établir sa conviction et de nature à permettre les allégations du requérant" (15). Peu ou prou, c'est en ces termes que le principe a été régulièrement rappelé par la Haute juridiction (16). Et c'est ainsi que le juge chargé de l'instruction de l'affaire autant que la formation de jugement, à la faveur d'un jugement avant dire droit, sont fondés à demander des éclaircissements ou des renseignements à l'administration (17), le refus de se plier à la demande, sans motif légitime, se retournant contre elle (18). C'est ainsi, encore, que le juge peut inviter l'administration à fournir des explications sur une décision (19), ou la production de tous documents utiles (20). La présente décision s'inscrit dans la continuité de ce qui précède, énonçant qu'il appartient au juge du référé précontractuel, "si [le] secret lui est opposé à tort, d'enjoindre à la collectivité de produire les en cause".

Ce n'est qu'en cas d'obstination de la collectivité à retenir les informations demandées par le juge que ce dernier pourra "tirer les conséquences [...] de son abstention". Comme on peut s'en douter, la solution sera alors défavorable à la partie défaillante. Mais cette sanction n'interviendra qu'après avoir mis la collectivité en mesure de produire. Il y a là, au fond, quelque chose de logique, qui autorise l'administration à se méprendre sur l'étendue et la portée du secret des affaires et, incidemment, de corriger son erreur avant toute censure juridictionnelle.

Au final, la présente décision ne constitue pas une révolution. Cependant, la censure de l'ordonnance atteste l'utilité de la précision apportée par le Conseil d'Etat. Il y a tout lieu de penser que le contrôle opéré sur le travail opéré par les juges des référés sera limité à la dénaturation, pour peu bien sûr que, dans leur office, ils mettent en oeuvre l'intégralité de leurs pouvoirs d'instruction.


(1) Cons. const., décision n° 89-268 DC du 29 décembre 1989 (N° Lexbase : A8205ACU), Rec. p. 110.
(2) CEDH, 18 février 1997, Req. 104/1995/610/698 (N° Lexbase : A8290AWX), Rec. p. 101.
(3) CE, 12 mai 1961, Sté La Huta, req. n° 40674, Rec. p. 313.
(4) CE, 13 décembre 1968, n° 71624 (N° Lexbase : A9760B7M) et s..
(5) CE Sect., 24 octobre 1969, n° 77089 (N° Lexbase : A6785B8S), Rec. p. 457.
(6) CE, 14 décembre 1988, n° 68209 (N° Lexbase : A0439AQC).
(7) CE, Ass., 11 mars 1955, Secrétaire d'Etat à la Guerre c. Coulon, n° 34036, Rec. p. 149 ; CE, 1er octobre 2015, n° 373019 (N° Lexbase : A5709NSA), Rec., T.
(8) CE, 31 juillet 2009, n° 320196 (N° Lexbase : A1366EKS), Rec. p. 341.
(9) Notamment, D. de Béchillon, Principe du contradictoire et protection du secret des affaires. Plaidoyer pour le maintien de la jurisprudence en vigueur, RFDA, 2011, pp. 1107 et s..
(10) CE, 20 octobre 2006, n° 278601, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9534DRK).
(11) CE, 30 mars 2016, n° 375529 (N° Lexbase : A1696RBG), Rec.
(12) CE, 19 janvier 2011, n° 340773 (N° Lexbase : A1569GQ8).
(13) CE, 21 juin 2000, n° 209319 (N° Lexbase : A1037AWC).
(14) CE, Ass., 6 novembre 2002, n° 194295 (N° Lexbase : A7525A34), Rec. p. 380.
(15) CE, Sect., 1er mai 1936, Couëspel du Mesnils, req. n° 44513, Rec. p. 485.
(16) CE, 20 décembre 1968, n° 69978 (N° Lexbase : A4058B8S), Rec. p. 678 ; CE, 26 novembre 2012, n° 354108 (N° Lexbase : A6325IXK), Rec. p. 394, concl. B. Bourgeois-Machureau.
(17) Par ex., CE, 29 juin 1998, n° 157110 (N° Lexbase : A7160ASY), Rec. p. 257.
(18) CE, Ass., 28 mai 1954, Barel et a., req. n° 28238 (N° Lexbase : A9107B8S) et a., Rec., p. 308, concl. M. Letourneur.
(19) CE Sect., 26 janvier 1968, n° 69765 (N° Lexbase : A7564B8N), Rec. p. 62, concl. L. Bertrand.
(20) CE, 26 septembre 1986, n° 64812 (N° Lexbase : A4804AMU), Rec. p. 222.

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