Réf. : Cons. const., 21 octobre 2016, n° 2016-591 QPC (N° Lexbase : A0121R8Y)
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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité)
le 10 Novembre 2016
Commençons par cogiter sur la nature des obligations déclaratives imposées dans le cas de constitution d'un trust (I) ; puis penchons-nous sur la nature du droit visé, le respect de la vie privée (II) ; terminons enfin par le contrôle de la proportionnalité opéré par le juge au regard de l'objectif poursuivi par le législateur (III).
I -Nature des obligations déclaratives imposées dans le cas de constitution d'un trust
Le trust est ainsi défini à l'article 792-0 bis du CGI (N° Lexbase : L9524IQS) : "ensemble de relations juridiques créées dans le droit d'un Etat autre que la France par une personne qui a la qualité de constituant, par acte entre vifs ou à cause de mort, en vue d'y placer des biens ou droits, sous le contrôle d'un administrateur, dans l'intérêt d'un ou plusieurs bénéficiaires ou pour la réalisation d'un objectif déterminé". Le législateur est intervenu ces dernières années pour encadrer cette institution. La loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011, de finances rectificative pour 2011 (N° Lexbase : L0278IRQ), insère dans le CGI un nouvel article 1649 AB qui prévoit des obligations déclaratives pesant sur l'administrateur d'un trust. La loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (N° Lexbase : L6136IYW), emporte modification de cet article 1649 AB.
Il n'est pas seulement impératif de déclarer la constitution du trust, sa modification, son extinction et le contenu de ses termes ; il convient également de préciser, dans le cadre de la déclaration dite "évènementielle", le nom du constituant et des bénéficiaires. Cette obligation déclarative "évènementielle" est étendue aux trusts dont l'administrateur a son domicile fiscal en France. Quant à la déclaration "annuelle" (obligation de déclarer, chaque année, la valeur vénale au 1er janvier des biens et droits placés dans le trust et de leurs produits capitalisés), elle est étendue aux trusts dont l'administrateur a son domicile fiscal en France. En cas de non-respect de ces prescriptions, il est fait application de l'article 1736, § IV bis du CGI (N° Lexbase : L8219K9B). La loi du 6 décembre 2013 vise encore le registre public des trusts. Placé sous la responsabilité du ministre de l'Economie et des Finances, ce registre public des trusts recense les trusts déclarés, le nom de l'administrateur, le nom du constituant, le nom des bénéficiaires, ainsi que la date de constitution du trust. Toutes les informations sont conservées pendant dix années après la date d'extinction du trust.
II -Droit au respect de la vie privée
Le Conseil constitutionnel censure les dispositions déférées pour méconnaissance du droit au respect de la vie privée. L'article 2 de la DDHC dispose : "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression". De cette louable formule révolutionnaire fort générique et donc modulable, le Conseil constitutionnel a logiquement extirpé le respect de la vie privée.
De ce principe découle la protection suivante : s'il est loisible au législateur de prévoir la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel, cela doit être "justifié par un motif d'intérêt général et mis en oeuvre de manière adéquate et proportionné à cet objectif" (Cons. const., 22 mars 2012, n° 2012-652 DC N° Lexbase : A3670IGZ). Dans cette décision de 2012, relative à un fichier comportant des données biométriques, le Conseil avait censuré des dispositions qui portaient atteinte au droit au respect de la vie privée ; l'atteinte était en effet jugée non proportionnée au but poursuivi. Le Conseil avait alors porté un regard assez pointu sur les normes contestées, cogitant sur la taille du fichier, le caractère sensible des données, la propension du législateur à utiliser le fichier à des fins autres que l'objectif fixé par la loi.
Dans la présente QPC, le droit au respect de la vie privée doit être jugé et jaugé à l'aune d'un objectif de valeur constitutionnelle, la lutte contre la fraude fiscale. Tel est déjà le cas par exemple dans la décision n° 2013-684 DC relative à un fichier visant les contrats de capitalisation ou des placements d'une identique nature (Cons. const., 29 décembre 2013, n° 2013-684 DC N° Lexbase : A9151KSQ). Le Conseil, dans cette décision de 2013 frileuse et peu exigeante en matière de libertés, n'avait pas censuré les dispositions déférées. Il s'était contenté de cette formule qui fait peur lorsqu'elle devient générique et fait office d'argument standard, valable pour tous, pour tout, et en tout temps et lieu : "il appartiendra aux autorités compétentes, dans le respect de ces garanties et sous le contrôle de la juridiction compétente, de s'assurer que la collecte, l'enregistrement, la conservation, la communication, la contestation et la rectification des données de ce fichier des contrats d'assurance-vie seront mis en oeuvre de manière adéquate et proportionnée à l'objectif poursuivi". Avec des formules de ce style, le contrôle de la constitutionnalité des lois a vocation à disparaître...
Heureusement, le Conseil se montre parfois plus exigeant au nom de la protection des droits fondamentaux. Dans une décision n° 2014-690 DC (Cons. const., 13 mars 2014, n° 2014-690 DC N° Lexbase : A6832MG7), relative au registre national des crédits aux particuliers, le Conseil adopte un raisonnement assez proche (mutatis mutandis) de celui retenu dans notre QPC n° 2016-591. En 2014, le juge, après avoir constaté que le registre recueille et conserve pendant plusieurs années des données précises sur certaines personnes, que les établissements et organismes financiers peuvent utiliser lesdites données, que le nombre de personnes pouvant consulter le registre n'a pas été limité par la loi, opère censure. L'atteinte au droit au respect de la vie privée n'est pas proportionnée au but d'intérêt général poursuivi par le législateur : cela s'explique par la nature des données, l'ampleur du traitement, la fréquence de l'utilisation, le nombre de personnes ayant un accès aux données, l'insuffisance des garanties posées. Dans la QPC n° 2016-591, il est porté atteinte au respect de la vie privée dans la mesure où le registre public est, par définition, accessible à toute personne et permet que soient connus les noms des administrateurs, constituants et bénéficiaires. L'accès à de tels éléments permet de connaître "la manière dont une personne entend disposer de son patrimoine", nous dit le juge. Le raisonnement libéral du Conseil constitutionnel est a fortiori notable dans la mesure où certaines informations n'étaient "pas" publiées : n'étaient pas rendues publiques celles visant la nature et la valeur des biens du trust, tout comme n'était pas mentionnée la révocabilité ou la non révocabilité du trust. Le Conseil n'a pas souhaité s'appuyer sur de telles béquilles herméneutiques, ce qu'il pouvait aisément faire, pour déclarer conformes à la Constitution les dispositions déférées.
III -Proportionnalité des dispositions au regard de l'objectif poursuivi
Et l'intérêt général dans tout cela dira le défenseur de la Société, recourant logiquement à cette notion si souvent frappée de facile généricité ? Le Gouvernement (entité qui, classiquement mais étrangement, défend la régularité de la loi votée par le Parlement) insiste sur la méfiance légitime qu'il convient d'avoir dès lors que doit primer la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Le trust est un mécanisme privilégié pour multiplier fraude et évasion fiscales ; bref, le trust appartient à la catégorie des mécanismes qu'il faut encadrer et rendre, autant faire ce peut, transparent tant il contribue au phénomène de dilution de la responsabilité des entreprises. Qu'il s'agisse de Transparency International ou du Gafi, les études ne manquent pas pour souligner l'instrumentalisation (coupable) du trust.
Le Conseil constitutionnel ne peut que donner quitus au législateur dans sa volonté de lutter, via les dispositions législatives adoptées et contestées, contre l'évasion fiscale et le blanchiment de capitaux ; ce faisant, le législateur poursuit un objectif de valeur constitutionnelle (OVC), la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Pour autant, le Conseil prend soin de ne pas utiliser cet OVC de manière indue. Dans le cadre de la lutte dialectique qu'il doit gérer (vie privée versus lutte contre la fraude et l'évasion fiscales), le Conseil opte heureusement pour ce principe fondamental qu'est le droit au respect de la vie privée. C'est fort heureux puisque nos sociétés modernes connaissent, depuis plusieurs décennies, un grand bond en arrière, celui du grand fichage. Quid enfin du contrôle de proportionnalité (sachant que le Conseil ne s'est pas prononcé sur le caractère adéquat ou non des dispositions en cause au regard de l'objectif poursuivi) ? Ainsi que mentionné en amont, la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel... doivent être justifiées "par un motif d'intérêt général" et mises en oeuvre "de manière adéquate et proportionnée à cet objectif". Selon le juge, l'atteinte portée au droit au respect de la vie privée s'avère "manifestement disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi". En effet, le législateur n'a pas suffisamment justifié les obligations par lui posées : il "n'a pas précisé la qualité, ni les motifs" à mêmes de justifier la consultation du registre. En effet, le législateur n'a pas institué de garanties suffisantes : il n'a "limité le cercle des personnes ayant accès aux données de ce registre, placé sous la responsabilité de l'administration fiscale".
La décision du Conseil nous interpelle sur une idée simple mais fondamentale : "la manière dont une personne entend disposer de son patrimoine". Le juge adopte un raisonnement libéral, "libéral" au sens noble et politique du terme. Dans une société au sein de laquelle prévaut la liberté individuelle, la liberté de disposer de son patrimoine implique un droit négatif : celui de ne pas voir son patrimoine exposé (au-delà du raisonnable) sur la place publique. En d'autres termes, la transparence et la publicité ne sont pas un absolu, ni ontologiquement un bien. La démocratie libérale se nourrit aussi du silence et de l'absence. Même (surtout) en présence d'enjeux fiscaux qui, pour importants qu'ils soient, sont seconds en l'espèce.
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