La lettre juridique n°666 du 1 septembre 2016 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Acte anormal de gestion et théorie du risque excessif. De l'intérêt de l'entreprise

Réf. : CE Sect., 13 juillet 2016, n° 375801, publié recueil Lebon (N° Lexbase : A2108RXD)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité)

le 01 Septembre 2016

"C'est au regard du seul intérêt propre de l'entreprise que l'administration doit apprécier si les opérations litigieuses correspondent à des actes relevant d'une gestion commerciale normale". Par cette formule aussi simple que lapidaire, le Conseil d'Etat vient calmer les errements interprétatifs de l'administration fiscale en sa propension inquisitoriale. L'arrêt du 13 juillet 2016 (CE Sect., 13 juillet 2016, n° 375801, publié recueil Lebon) se révèle d'importance : dans le cadre du grand combat "gestion commerciale normale versus risque inconsidéré", le Conseil d'Etat fait ici pencher la balance du côté de la liberté de l'entreprise. Tant l'administration que les juges du fond sont appelés à faire montre de réserve : ils ont vocation à scruter seulement si les décisions en cause sont "conformes à l'intérêt de l'entreprise". Ils n'ont point vocation à cogiter sur "l'ampleur des risques pris". Salutaire décision. Le juge de cassation explique assez sèchement et à l'administration, et aux juges du fond, que le contrôle de légalité ne saurait être confondu avec une lecture par trop subjective des choix de gestion.

Au cas présent, l'agence de Strasbourg d'une banque italienne consent, entre le 31 décembre 2000 et le 31 décembre 2004, de substantiels concours financiers à une société. Des provisions pour risque de non recouvrement de créances sont logiquement constituées en 2003 et 2004 au titre des exercices clos. L'administration fiscale réintègre, à la suite, selon la formule consacrée, d'une vérification de comptabilité, dans le résultat de l'exercice clos en 2004, une somme de 7 560 500 euros, somme qui correspond à une fraction de la provision constituée de 11 237 561 euros. Aux yeux de l'administration fiscale, de telles opérations ne constituaient pas une gestion commerciale normale. De plus, l'administration a remis en cause le report déficitaire réalisé par la banque au titre de l'exercice clos le 31 décembre 2005 ; elle a, dans le cadre d'un contrôle sur pièces, rectifié les résultats de l'exercice clos le 31 décembre 2006. Par deux requêtes distinctes, la SA requérante (la banque italienne) saisit le tribunal administratif de Montreuil pour qu'il prononce la décharge des cotisations supplémentaires d'IS et de contributions additionnelles auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2005 et 2006 ; et qu'il prononce également la décharge des pénalités correspondantes. Par un premier jugement (TA Montreuil, 6 octobre 2011, n° 1004876 N° Lexbase : A6135MI3), le tribunal administratif rejette la première demande ; par un second jugement (TA Montreuil, 6 décembre 2012, n° 1109358 N° Lexbase : A6164MI7), le tribunal accueille partiellement la seconde demande. Saisie, la cour administrative d'appel de Versailles rejette les appels formés contre les deux jugements (CAA Versailles, 19 décembre 2013, n° 11VE04035 N° Lexbase : A7783MLT).

Le Conseil d'Etat opère, de prime abord, lecture des articles 38 (N° Lexbase : L3125I7U) et 39 (N° Lexbase : L3894IAH) du CGI applicables en matière d'IS sur le fondement des dispositions de l'article 209 du CGI (N° Lexbase : L4558I7X). Le bénéfice net est établi sous déduction des charges comprenant notamment des provisions supportées dans l'intérêt de l'entreprise. Cependant, les provisions constituées en vue de faire face à des pertes ou à des charges étrangères à une gestion commerciale normale ne peuvent pas être déduites du bénéfice net passible de l'IS. Se penchant ensuite sur l'espèce qui lui est soumise, le juge de cassation observe que la poursuite des crédits litigieux octroyés à la société entre bien dans l'objet social de la société bancaire. Il lui reste alors à jeter son dévolu sur l'analyse de la cour administrative d'appel (CAA) qui estime que la poursuite desdits crédits constitue un acte étranger à une gestion commerciale normale ; pour la CAA, nous serions en présence d'une "prise de risque inconsidérée de la banque". Une erreur de droit a été commise selon le Conseil d'Etat : il revenait à la CAA de "rechercher [seulement] si les décisions en cause étaient conformes à l'intérêt de l'entreprise, sans qu'il y ait lieu de s'interroger sur l'ampleur des risques pris". En effet, le Conseil d'Etat avait rappelé quelques lignes plus tôt : "C'est au regard du seul intérêt propre de l'entreprise que l'administration doit apprécier si les opérations litigieuses correspondent à des actes relevant d'une gestion commerciale normale". L'administration n'a pas à se prononcer sur l'opportunité des choix de gestion réalisés par les entreprises ; en particulier, ou plutôt a fortiori, sur "l'ampleur des risques pris". Une exception, naturellement : le cas de détournement de fonds rendus possibles par le comportement délibéré ou la carence manifeste des dirigeants. Dans une telle hypothèse, les risques pris par les personnes concernées sont jugés à l'aune de leur capacité à s'affranchir des dispositions normatives légales ou de leur incompétence/inconséquence.

Dans cette affaire, le plus intéressant ne réside pas tant dans les assertions du Conseil d'Etat que dans les développements de la CAA qui n'ont pas passé le filtre de la censure. C'est par l'étude du raisonnement (censuré) de la CAA que l'on est en mesure de comprendre ce que peut et ne peut pas faire une entreprise, ce que peut et ne peut pas soutenir le juge du fond. La CAA rappelle en premier lieu qu'il n'existe pas d'automaticité entre acte anormal de gestion et pertes importantes : en d'autres termes, une opération accomplie conformément à l'objet social de l'entreprise et qui se traduit par des pertes importantes n'est pas constitutive, en elle-même, d'un acte anormal de gestion. Il s'agit là d'une référence à l'avis n° 385088 du 24 mai 2011 du Conseil d'Etat (Section des finances) (N° Lexbase : A6494RY8) : "sous réserve de circonstances exceptionnelles, une opération accomplie conformément à l'objet social de l'entreprise et dont le dénouement se traduirait par des pertes importantes, ne saurait, par elle-même, caractériser un acte anormal de gestion".

Pour autant, ajoute aussitôt la CAA, "il en va différemment dans l'hypothèse où les dirigeants auraient sciemment accepté une prise de risque inconsidérée". Et la CAA d'égrener tous les éléments d'espèce ayant conduit la société requérante à sombrer du côté obscur de la force. Première légèreté gestionnaire, la Direction générale de la banque, ultime partenaire financier de la société..., connaissait depuis juin 2000 les graves difficultés financières de cette dernière ; tout comme était connue la pratique selon laquelle les prêts et facilités de trésorerie accordés par la succursale strasbourgeoise (au coeur du litige) à la société étaient dépourvus des garanties usuellement exigées par un établissement bancaire.

Seconde légèreté gestionnaire : les encours accordés (encore et encore) par la banque à la société en contrepartie de la cession de créances professionnelles (cf. la loi "Dailly" n° 81-1 du 2 janvier 1981, facilitant le crédit aux entreprises N° Lexbase : L0197G8S) étaient adossés, en leur grande majorité, à de simples factures "pro-forma". Celles-ci n'ont pas connu, la plupart du temps, de commandes futures ; en l'absence de garanties sur les intentions d'achats des clients, les factures "pro-forma" en sont venues à représenter 5,3 millions d'euros ; poursuivie jusqu'en 2004, cette pratique a représenté jusqu'à 70 % des encours.

Au vu de ces données, le couperet jurisprudentiel tombe : quand bien même la société bancaire entendait préserver les perspectives de remboursement des encours financiers accordés, une telle stratégie est condamnable. Car elle consiste à continuer d'octroyer de nouvelles aides financières "dépourvues de garanties de remboursement dans des proportions telles que [...] la banque requérante a produit un montant de créances de 7 192 342 euros". Tout est dans la proportion et l'équilibre disait le philosophe grec. La banque a fait montre de l'hybris chère au pays de Platon, d'une démesure incontrôlée qui ne peut que faire l'objet de réprobation morale, donc fiscale. Nonobstant les affirmations évoquées en amont (référence implicite à l'avis n° 385088 du 24 mai 2011 du Conseil d'Etat), il y a bien, via une mise en exergue de grosses imprudences, une forme d'automaticité entre "pertes importantes" et "acte anormal de gestion".

Le raisonnement sévère de la CAA n'est pas tempéré par l'ordonnance de non-lieu, rendue par le juge d'instruction du TGI de Mulhouse le 27 mai 2010, dont a bénéficié la société bancaire. Quand bien même la complicité de banqueroute n'a pas été retenue, cela ne saurait exonérer la banque des responsabilités qui étaient siennes : elle connaissait la situation très fortement dégradée de la société et les conditions très risquées dans lesquelles elle acceptait de lui accorder des encours. Que l'objet social de la société requérante devienne un titre supplémentaire de culpabilité apparait d'évidence : dès lors que l'activité d'octroi de crédit relève de l'objet social de la société bancaire qui l'exerce à titre habituel, elle ne peut soutenir ignorer que les encours demandés par la société "ne correspondaient pas à des besoins réels de financement liés à son activité". Invoquer son propre aveuglement est inacceptable ; quand cela est le fruit d'un professionnel, ne frise-t-on pas l'indécence ?

La société requérante a bien pris, selon la CAA, un "risque inconsidéré" et elle ne peut, à l'appui de ses prétentions en défense, prétendre qu'elle a été abusée. La CAA en tirait l'ultime conclusion suivante, logique au regard du cheminement par elle emprunté : l'administration pouvait à bon droit considéré que la quote-part des provisions figurant au bilan de la société constituait un passif injustifié et devait être réintégré dans les résultats de la société. Et au regard de "l'importance des risques pris par la société requérante", termine le juge d'appel, "des conditions dans lesquels ils ont été pris et de la circonstance qu'elle ne pouvait les ignorer", l'administration pouvait dégainer les pénalités de l'article 1729 du CGI (N° Lexbase : L4733ICB).

On le voit, les éléments susceptibles de peser à l'encontre de la société requérante ne sont pas minces ; tels que présentés par la CAA de Versailles, ils semblent justifier le rejet de la requête et la position de l'administration quant à sa décision de réintégrer dans le résultat de l'exercice clos la (grosse) somme correspondant à une fraction de la provision constituée.

L'arrêt du Conseil d'Etat du 13 juillet 2016 n'en présente que plus de portée. L'intérêt de l'entreprise a été placé au centre de l'échiquier par le Conseil d'Etat, peut-être sensible à certains arguments (puisque l'office de cassation conduit le juge, nonobstant les classiques dénégations théoriques, à évaluer des éléments de fait) de la requérante. Que l'on songe aux conséquences néfastes, pour la banque, d'un non soutien à la société puisque la première était le seul partenaire financier de la seconde depuis 1999 ! Que l'on songe à l'organisation par laquelle la banque a apporté son soutien à la société, organisation comparable à celle retenue par des banques ayant créées des filiales spécialisées dans le financement des procédures collectives proposant notamment des services de cession de créances Dailly ! Que l'on songe que le soutien apporté par la banque à la société l'a été au regard de chiffres déclarés par différents experts ! Que l'on songe que ce soutien s'est inscrit dans un contexte local appelant vivement au maintien des emplois dans la société considérée ! Que l'on songe qu'un protocole, établi en mars 1982, a permis de garantir les crédits consentis via une assurance souscrite auprès de la COFACE ! Voici autant d'éléments renvoyant à la stratégie de l'entreprise, stratégie retenue au nom de l'intérêt supposé et présumé de l'entreprise.

Cet arrêt de juillet 2016 vient s'inscrire dans ce lent et long mouvement de balancier qui innerve la matière fiscale depuis la décision "Loiseau" du 17 octobre 1990 (CE 7° et 8° s-s-r., 17 octobre 1990, n° 83310, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4669AQY) ; décision semble-t-il alors d'espèce selon les dires d'O. Fouquet (1) mais promis à un avenir luxuriant. L'administration s'est, en effet, saisie avec stratégie de la notion d'acte anormal de gestion pour s'immiscer dans la vie de l'entreprise, diluant allègrement et volontairement la distinction entre contrôle de régularité et contrôle en opportunité. Invoquez le premier et appliquez le second ; tel semble être le crédo de l'administration dans sa volonté de préserver l'intérêt de l'Etat.

La notion de normalité étant aussi subjective que ductile, la théorie systématisée en 1990 représente un instrument dangereux, a fortiori couplé avec la théorie du risque excessif. Le Conseil d'Etat, par la décision de juillet 2016, vient rappeler que l'administration et les juges du fond ne peuvent oeuvrer en pleine subjectivité au point de menacer, de manière arbitraire car disproportionnée, le principe de non-immixtion dans la gestion des entreprises.

Il est particulièrement intéressant que le Conseil d'Etat n'ait pas repris le raisonnement de la CAA quant à l'objet social de la société requérante. Celle-ci, banquière de son état, ne se voit pas reprocher le secours prolongé apporté à la société... alors même que la banque exerce habituellement, au titre de son objet social, une activité d'octroi de crédit. Comment oublier que la notion d'acte anormal de gestion est le fruit d'une transposition, le droit fiscal s'inspirant du droit commercial pour réceptionner la notion d'acte non conforme à l'intérêt social (2) ? La décision de 2016 du Conseil d'Etat est d'autant plus salutaire que l'application des théories de l'acte anormal de gestion et du risque excessif s'inscrit dans un contexte probatoire pénalisant pour le contribuable. Le fardeau probatoire pèse le plus souvent de facto sur le contribuable en raison de la présomption d'anormalité posé par le juge. Il suffit de lire et relire la classique formule : "s'il appartient à l'administration d'apporter la preuve des faits sur lesquels elle se fonde pour estimer qu'un abandon de créances ou d'intérêts consenti à une entreprise à un tiers constitue un acte anormal de gestion, elle est réputée apporter cette preuve dès lors que cette entreprise n'est pas en mesure de justifier qu'elle a bénéficié en retour de contreparties" (3).

L'arrêt présentement commenté s'inscrit dans un mouvement jurisprudentiel libéral conduisant à encadrer davantage le pouvoir interprétatif d'une administration par trop tentée de s'immiscer dans la gestion des entreprises. Après certains arrêts récents (CE 9° et 10° s-s-r., 10 février 2016, n° 371258, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7061PKQ ; CE 9° et 10° s-s-r., 15 février 2016, n° 376739, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1013PL4), cet arrêt permet au juge de cassation de redonner une certaine vigueur à l'intérêt de l'entreprise.


(1) O. Fouquet, L'immixtion de l'administration fiscale dans la gestion des entreprises : halte au feu !, La Revue administrative, sept.-oct. 2014, n° 401, p. 485, in www.etudes-fiscales-internationales.com.
(2) Voir les conclusions Racine in CE, 27 juillet 1984, n° 34580 (N° Lexbase : A2906AL9). P. Oudenot, F. Deboissy, Précis de fiscalité des groupes et des restructurations, LexisNexis, 2011, p. 173.
(3) CE 9° et 10° s-s-r., 26 février 2003, n° 223092, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3402A77).

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