Réf. : Cass. civ. 2, 22 octobre 2009, n° 08-19.072, M. Kamel Benamghar, F-P+B (N° Lexbase : A2693EMP)
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par Cédric Tahri, ATER à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Par cette solution somme toute classique, la Cour de cassation a voulu rappeler que le Bâtonnier ne disposait pas de pouvoirs juridictionnels en matière de contestation d'honoraires d'avocat (I), de sorte que son ordonnance ne valait pas titre exécutoire (II).
I. Les pouvoirs du Bâtonnier en matière de taxation d'honoraires
Parce que le Bâtonnier n'est ni une juridiction (A), ni un tribunal (B), son ordonnance de taxe ne vaut pas titre exécutoire.
A. La qualification de juridiction déniée au Bâtonnier
Une question âprement débattue. Le Bâtonnier est-il une juridiction ? Telle est la question qui divise la doctrine depuis plus d'une dizaine d'années. Pour mémoire, la Cour de cassation avait rendu un avis, le 16 novembre 1998 (Cass. avis, 16 novembre 1998, n° 09-80010, Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau de Bressuire c/ M. Blanchard, publié au bulletin N° Lexbase : A7829CHG), dont le contenu était pour le moins ambigu. Sur la base de l'ancien article L. 151-1 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L3007AMC), elle avait déclaré irrecevable la demande d'avis émanant d'un Bâtonnier car ce dernier n'était pas une juridiction "au sens de ce texte".
Certains auteurs en avaient, alors, conclu que l'ordonnance de taxe du Bâtonnier n'était pas un acte juridictionnel, si bien qu'elle n'était nullement assortie de la force exécutoire. Ainsi, le professeur Bernard Beignier (3) avait soutenu que le Bâtonnier ne disposait pas de pouvoirs juridictionnels dans la mesure où il était saisi d'une "réclamation" et non pas d'une "assignation". Certes, cet argument ne manque pas de poids d'autant que le décret du 27 novembre 1991 emploie le terme de "recours" plutôt que celui d'"appel" devant le premier président de la cour d'appel. Mais, le raisonnement de l'auteur devient plus contestable lorsqu'il estime que la fonction du Bâtonnier est, en réalité, de diriger une "procédure arbitrale obligatoire", car précisément un tribunal arbitral a toutes les qualités d'une juridiction sauf une : il n'est pas obligatoire ! Dès lors, un tribunal arbitral "obligatoire" ne peut être qualifié que de juridiction...
Faut-il pour autant en conclure que le Bâtonnier est une véritable autorité juridictionnelle ? Rien n'est moins sûr car, après tout, sa décision ne peut être rendue exécutoire que par ordonnance du tribunal de grande instance. En effet, le Bâtonnier se retrouve dans la même situation que l'arbitre : privé de l'imperium, son ordonnance de taxe est soumise à la procédure d'exequatur. Mais, là aussi, l'argument n'est pas décisif car il peut être rétorqué que, devant les juridictions judiciaires, l'appel est en principe suspensif et que les jugements en premier ressort ne sont pas par eux-mêmes exécutoires (4).
Sommes-nous alors dans une impasse ? A vrai dire, tout dépend de la définition de la juridiction qui est retenue. Si l'on prend position en faveur d'une conception matérielle de la juridiction, à savoir celle du président Odent pour qui "une juridiction est un organisme qui est saisi de litiges, qui a pour mission de les régler en se fondant sur des considérations d'ordre juridique et qui les tranche avec force de vérité légale", le Bâtonnier est assurément une autorité juridictionnelle. Il apparaît effectivement que le Bâtonnier, loin d'exercer un office de conciliateur débouchant sur une simple recommandation, tranche les litiges nés entre deux personnes en matière d'honoraires, en se fondant sur des motifs de droit. Ce faisant, il dispose de la jurisdictio, entendu comme le pouvoir de dire le droit. C'est, d'ailleurs, à cette conclusion que parvient le Rapporteur public Yann Aguila, lorsqu'il affirme que le Bâtonnier est "sans doute une juridiction" (5).
Une question définitivement tranchée. Dans l'arrêt "Krikorian", rendu le 2 octobre 2006, le Conseil d'Etat a déclaré solennellement que "lorsqu'il intervient dans le règlement des contestations en matière d'honoraires et de débours, le Bâtonnier, dont la décision n'acquiert de caractère exécutoire que sur décision du président du tribunal de grande instance", n'est pas "une autorité juridictionnelle" (6). La position retenue révèle une divergence de point de vue entre la Haute juridiction administrative et le Rapporteur public quant au contenu du critère matériel. Pour le Conseil d'Etat, une autorité ne peut se voir reconnaître un caractère juridictionnel que si elle possède l'ensemble des pouvoirs du juge étatique. Autrement dit, elle doit disposer non seulement du pouvoir de dire le droit (jurisdictio), mais aussi celui d'imposer sa décision (imperium). Or, c'est justement cette dernière prérogative qui fait défaut au Bâtonnier lorsqu'il statue en matière d'honoraires.
B. La qualification de tribunal déniée au Bâtonnier
Le tribunal, une notion définie. L'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L7558AIR) garantit à tout justiciable le droit à un procès équitable dès lors qu'il a recours à un "tribunal". Tout le problème réside alors dans la définition de ce terme puisque les juges français et européens retiennent des conceptions sensiblement différentes.
Pour la Cour européenne, un tribunal est un organe dont le rôle est de "trancher, sur la base de normes de droit et, à l'issue d'une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence" (7). Cette approche fonctionnelle de la notion lui permet de qualifier de "tribunal" des organismes qui ne sont pas considérés comme des juridictions en droit français. Tel est le cas, par exemple, du Conseil des marchés financiers (8). Quant au Conseil d'Etat, il privilégie une approche matérielle le conduisant à écarter les procédures non contentieuses du champ d'application de la Convention (9). Ainsi, le Conseil national de l'Ordre des médecins "n'a le caractère, ni d'une juridiction, ni d'un tribunal au sens des stipulations de l'article 6 § 1er" lorsqu'il se prononce sur une inscription au tableau de l'Ordre (10).
Le tribunal, une notion écartée. Faisant application de ces principes dans le fameux arrêt "Krikorian" du 2 octobre 2006, le Conseil d'Etat a décidé que la décision prise par le Bâtonnier, eu égard la nature de ses pouvoirs lorsqu'il statue sur les litiges relatifs aux honoraires, ne pouvait être regardée comme émanant d'un "tribunal" au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne. En conséquence, il a été jugé que le moyen tiré de l'incompatibilité des règles organisant la procédure de règlement des contestations d'honoraires avec les principes reconnus par la convention était inopérant. Replacée dans un contexte plus général, la solution du Conseil d'Etat donne un sens à celle de la deuxième chambre civile : c'est parce qu'elle ne peut être assimilée à un acte juridictionnel que la décision du Bâtonnier ne vaut pas titre exécutoire.
II. La décision du Bâtonnier en matière de taxation d'honoraires
La décision du Bâtonnier n'est pas exécutoire de plein droit (A). Seule la procédure de l'article 178 du décret du 27 novembre 1991 peut lui conférer ce caractère (B).
A. La dénégation de la force exécutoire de l'ordonnance de taxe
La liste des titres exécutoires donnée par le législateur. Le créancier muni d'un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut en poursuivre l'exécution forcée sur les biens de son débiteur dans les conditions propres à chaque mesure d'exécution. Par exemple, il peut recourir à une saisie-attribution sur les comptes bancaires de son débiteur si ce dernier refuse de payer sa dette spontanément. Cette prérogative accordée au créancier étant particulièrement importante, le législateur l'a enfermée dans des conditions strictes. L'article 3 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d'exécution (N° Lexbase : L9124AGZ) donne, notamment, une liste limitative des titres exécutoires. Sont concernés :
"1° Les décisions des juridictions de l'ordre judiciaire ou de l'ordre administratif ainsi que les transactions soumises au président du tribunal de grande instance lorsqu'elles ont force exécutoire ;
2° Les actes et les jugements étrangers ainsi que les sentences arbitrales déclarés exécutoires par une décision non susceptible d'un recours suspensif d'exécution ;
3° Les extraits de procès-verbaux de conciliation signés par le juge et les parties ;
4° Les actes notariés revêtus de la formule exécutoire ;
5° Le titre délivré par l'huissier de justice en cas de non-paiement d'un chèque ;
6° Les titres délivrés par les personnes morales de droit public qualifiés comme tels par la loi, ou les décisions auxquelles la loi attache les effets d'un jugement".
A aucun moment le législateur ne faire référence aux décisions du Bâtonnier en matière de contestation d'honoraires. Celles-ci ne sont donc pas exécutoires de plein droit (11).
La liste des titres exécutoires respectée par le juge. Fidèles à la lettre de l'article 3 de la loi de 1991, les juridictions affirment avec constance que les ordonnances de taxe du Bâtonnier ne valent pas titres exécutoires. Ainsi, dans un arrêt du 13 octobre 1999, la première chambre civile de la Cour de cassation a énoncé que le premier président de la cour d'appel, constatant l'irrecevabilité du recours exercé contre la décision du Bâtonnier, ne pouvait procéder par voie de confirmation de cette décision qui ne pouvait être rendue exécutoire que selon la procédure prévue à l'article 178 du décret du 27 novembre 1991 (12). Trois ans plus tard, les Hauts magistrats ont récidivé avec un arrêt remarqué, en date du 9 avril 2002 : "[...] il résulte de l'article 178 du décret du 27 novembre 1991 que le Bâtonnier ne peut rendre de décision exécutoire" (13). Et, cette solution a été reprise par la deuxième chambre civile dans un arrêt rendu le 5 juin 2003 : "Le recours tendant à l'annulation de la décision prise hors délai par le Bâtonnier emporte de plein droit recours contre l'ordonnance du président du tribunal de grande instance l'ayant rendue exécutoire dans les conditions prévues par l'article 178 du décret susvisé". Plus récemment, cette formation a même déclaré que les décisions rendues par le Bâtonnier en matière de contestation d'honoraires ne pouvaient être assorties de l'exécution provisoire par celui-ci : "Mais attendu qu'il résulte de l'article 178 du décret du 27 novembre 1991 que le président du tribunal de grande instance ayant seul le pouvoir de rendre la décision exécutoire, le Bâtonnier ne peut assortir de l'exécution provisoire la décision qu'il rend en matière d'honoraires, et que ce magistrat ne peut rendre exécutoire la décision du Bâtonnier lorsque celle-ci a été déférée au premier président" (14). C'est donc dans la droite ligne de cette jurisprudence bien établie que s'inscrit notre arrêt lorsqu'il indique que la décision de taxation d'honoraires, qui désigne une cliente comme débitrice, ne peut fonder une saisie-attribution pratiquée par celle-ci en vue de récupérer le trop-perçu par son ancien avocat.
B. L'attribution de la force exécutoire à l'ordonnance de taxe
De lege lata. Aux termes de l'article 178 du décret du 27 novembre 1991, lorsque la décision du Bâtonnier n'a pas été déférée au premier président de la cour d'appel, elle peut être rendue exécutoire par ordonnance du président du tribunal de grande instance à la requête, soit de l'avocat, soit de la partie. En l'état donc, les décisions du Bâtonnier sont soumises à la procédure d'exequatur qui ne peut leur être refusée (15) : son caractère automatique transforme le président du tribunal de grande instance, selon l'expression d'un Haut magistrat, "en machine à affranchir" (16).
De lege ferenda. La logique est donc de supprimer l'intervention pléonastique du Bâtonnier et du président du tribunal de grande instance, source d'inutile lourdeur procédurale et de complications pour les parties. De ce point de vue, M. Villacèque a proposé un système comparable à celui en vigueur pour les décisions de la commission arbitrale des journalistes, prévu par les articles L. 7112-4 (N° Lexbase : L3088H9A) et suivants du Code du travail (17). Malgré son nom, cette commission est une "véritable juridiction qui décide" (18) : ses décisions en effet ont force exécutoire par le seul fait de leur dépôt au greffe du tribunal de grande instance. Ainsi pas d'exequatur, ce qui conduit M. le Professeur Perrot à affirmer qu'il y a là "de véritables juges qui ont reçu de l'Etat le pouvoir de rendre la justice" (19). Pourquoi ne pas tout simplement transposer cette solution pour les décisions du Bâtonnier ? Ce serait la conséquence cohérente et logique de la charge publique de juger que l'Etat lui a confiée.
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