La lettre juridique n°375 du 10 décembre 2009 : Éditorial

Haro sur le management sans ménagement : retour sur le "petit Fayol illustré"

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N5969BMZ

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Haro sur le management sans ménagement : retour sur le "petit Fayol illustré". Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3212220-haro-sur-le-i-management-i-sans-menagement-retour-sur-le-i-petit-fayol-illustre-i-
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Anagramme, du grec anagramma, "renversement de lettres" : construction fondée sur une figure de style qui inverse ou permute les lettres d'un mot ou d'un groupe de mots pour en extraire un sens ou un mot nouveau.

Refermons le "dico", et n'allons pas trop vite en besogne : plantons, ici bas, le décor.

A l'approche des fêtes de fin d'année, et parce que chacun garde un trait enfantin, il faut, au préalable, s'imaginer Mme Collomp, président, M. Lebreuil, conseiller rapporteur, Mme Mazars, conseiller doyen, MM. Bailly, Chauviré, Blatman, Béraud, Gosselin, Frouin, conseillers, Mme Grivel, M. Rovinski, conseillers référendaires, M. Aldigé, avocat général, et Mme Mantoux, greffier de chambre, toutes têtes pensantes de la Justice française, s'échanger quelques bouts de papier, durant cette audience interminable du 10 novembre 2009, dans cette grande salle accueillant les débats et les lectures de la Chambre sociale de la Cour de cassation, et se mettant au défi de quelques anagrammes et contrepéteries...

"Eureka" s'écrit Madame le président : si l'on remplace les "a" du mot manager par des "é" on retrouve dans le premier cas mé(a)nager, en référence au ménage et au ménagement ; et dans le second cas manè(a)ger en référence au manège. Et voici que, de retour aux sources, le management, science de l'organisation des toutes les ressources d'une entreprise concourant à la réalisation d'un objectif professionnel, traverse à nouveau la Manche, quittant les abords de la perfide Albion, retrouvant ses lettres de noblesse pétries de valeurs morales. Enfin quoi, si le mot management vient de l'italien maneggiare qui signifie contrôler, manier, avoir en main (en latin manus), il a certainement été influencé par le mot français "ménager", dont le sens au XVIème siècle était de conduire son bien, sa fortune avec raison et ménagement !

Ni une, ni deux, le management doit retrouver le chemin des concepts modernes de gestion, sans ménagement... ou plutôt si. Il convient, à travers une série d'arrêts récents, de convenir que management et ménagement ne font qu'un, aux risques et périls de l'employeur qui, plus attaché à la Roue de Deming et autre Plan-Do-Check-Act, qu'à la gestion des rapports humains, avait fini par s'embourber dans le sillon d'un concept aux contours toujours mal définis : le harcèlement moral... le mot est lâché !

Pour Henri Fayol, le père de ce management moderne à la française, l'administrateur doit prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler. On croirait presque lire, ici, la définition du pouvoir de direction de l'employeur... Mais, kaléidoscope oblige, pour le même Fayol, il s'agit pour le gestionnaire d'avoir une connaissance approfondie de son personnel ; d'éliminer les incapables ; de bien connaître les conventions qui lient l'entreprise et ses agents ; de donner le bon exemple ; de faire des inspections périodiques du corps social ; de réunir ses principaux collaborateurs en des conférences où se préparent l'unité de direction et la convergence des efforts ; de ne pas se laisser absorber par les détails ; et de viser à faire régner dans le personnel, l'activité, l'initiative et le dévouement.

Alors, on comprend qu'entre la téléologie du management et le rôle de manager puisse s'instaurer parfois un climat qui, si originellement il se voulait dynamique et synergique, s'avère être pesant, oppressant voire dépressionnaire. Au cumolo de l'action, de la coordination et du contrôle, s'adjoignent les professeurs nimbus de l'encadrement à coups de brimades et de dénigrements qui caractérise un état de harcèlement moral susceptible d'entraîner l'octroi de dommages et intérêts, voire une condamnation pénale de l'employeur.

Et, les juges de cassation d'aller plus loin que Nicomaque, répondant à la Rhétorique d'Aristote, "si l'intention fait la culpabilité et le délit", en matière social le harcèlement moral, dont la preuve ne pèse pas sur le salarié, est constitué, indépendamment de l'intention de son auteur, dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé ou de compromettre son avenir professionnel. On a coutume de dire que "l'Enfer est pavé de bonnes intentions" ; et bien, paradoxalement, le harcèlement moral ce n'est pas l'enfer dans l'entreprise, puisqu'il n'est même plus question d'intention de nuire au salarié !

Oh ! La solution n'est pas isolée : le même jour, la Chambre sociale caractérisait un harcèlement moral d'après les méthodes de gestion consistant, pour un supérieur hiérarchique, à soumettre ses subordonnés à une pression continuelle, des reproches incessants, des ordres et contre ordres dans l'intention de diviser l'équipe, se traduisant pour le salarié par sa mise à l'écart, un mépris affiché à son égard, une absence de dialogue caractérisée par une communication par l'intermédiaire d'un tableau, ayant entraîné un état dépressif, quand bien même l'employeur aurait pu prendre des dispositions en vue de le faire cesser. En substance, un mode de management s'appliquant à l'ensemble des salariés ou une partie d'entre eux, peut-être constitutif de harcèlement et, à ce titre, engager la responsabilité de l'employeur.

Sur le terrain civil, la solution a le mérite de responsabiliser l'employeur et de l'obliger à bien considérer ses méthodes de gestion des équipes et des projets, excluant hors de l'entreprise tout machiavélisme ; car l'auteur du Prince n'écrivait-il pas "que pour être efficace il faut cacher ses intentions !" dans son Discours sur la première Décade de Tite-Live ? Désormais, seul les effets comptent, peu importe le péché originel : l'intention ou non de harceler.

Au final, lorsque Rousseau, dans son moralisme légendairement touchant, nous commande que "dans tous les maux qui nous arrivent, nous regardons plus à l'intention qu'à l'effet. Une tuile qui tombe d'un toit peut nous blesser davantage mais ne nous navre pas tant qu'une pierre lancée à dessein par une main malveillante", dans Les Rêveries du promeneur solitaire, on voit bien que ce n'est pas lui sur qui la tuile du harcèlement moral tombe...

Reste que le pragmatisme des juges de la Chambre sociale ne va pas sans embrumer les contours d'un harcèlement à la définition et, surtout, à la caractérisation bien ténébreuse : car, si d'aucuns parlaient déjà de la naissance d'un "harcèlement managérial", avec un risque de dérapage protectionniste contre le pouvoir de direction de l'employeur, d'autres feront remarquer que le harcèlement moral est, également, un délit pénal qui comme tout délit nécessite pour sa constitution que soit prise en compte... l'intention de l'auteur. Un même fait, deux caractérisations, deux sanctions différentes pour deux chambres de la Haute juridiction : rien qui n'augure une éclaircie dans les relations par trop conflictuelles entre salariés et employeurs...

Heureusement, éthique collective oblige, tout le monde se retrouvera sur la vertu de l'exemple attaché au management moderne, lorsque, en matière de "retraite chapeau" octroyée antérieurement à la loi pour la confiance et la modernisation de l'économie, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a rejeté, également le 10 novembre 2009, le pourvoi formé par l'ancien président du conseil d'administration d'un grand groupe de distribution contre l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris par lequel elle avait annulé l'engagement de retraite additionnelle pris par la société à son bénéfice. La Cour retenant que, si le bilan de l'action de l'ancien président du conseil d'administration était positif, il n'était pas pour autant établi que les services dont il se prévalait, qui avaient été rendus par lui dans l'exercice de ses fonctions justifiaient l'allocation d'une rémunération venant s'ajouter à celle qu'il avait perçue au titre de ces fonctions.

Messieurs les patrons : à votre "petit Fayol illustré" ou autre Administration Industrielle et Générale. L'éthique managériale est de retour (croirait-on) !

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