La lettre juridique n°371 du 11 novembre 2009 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Clause de non-démarchage de la clientèle et clause de non-concurrence : identité ou différence ?

Réf. : Cass. soc., 27 octobre 2009, n° 08-41.501, Société Foncia République c/ Mme Pascale Barrou, F-P+B (N° Lexbase : A6140EMD)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux

le 07 Octobre 2010


Certains contrats de travail comportent des clauses dites "de non-démarchage de clientèle", qui ont pour objet d'interdire au salarié de démarcher les clients de son ancien employeur, postérieurement à la rupture du contrat de travail. Une telle stipulation peut traduire le souci de l'employeur de soumettre le salarié à des restrictions moins fortes que celles qui découleraient d'une clause de non-concurrence. Mais elle peut aussi procéder d'une préoccupation moins avouable de l'employeur. Dans la mesure où la clause en question n'est pas une clause de non-concurrence, elle n'est pas soumise à son régime juridique et l'employeur n'a donc pas à verser de contrepartie pécuniaire. Un arrêt rendu le 27 octobre 2009 tend à démontrer que la Cour de cassation entend déjouer de telles manoeuvres, la Chambre sociale procédant à la requalification d'une clause de non-démarchage de clientèle en clause de non-concurrence.

Résumé

Ayant relevé que la "clause de clientèle" contenait une interdiction, y compris dans le cas où des clients de l'employeur envisageraient spontanément, en dehors de toute sollicitation ou démarchage, de contracter directement ou indirectement avec l'ancienne salariée, et retenu que dans ce cas, il ne peut être considéré que l'intéressé manque de loyauté à l'égard de son ancien employeur, la cour d'appel en a exactement déduit que cette clause s'analysait en une clause de non-concurrence, illicite car dépourvue de contrepartie financière et non limitée dans le temps et dans l'espace.

I - Qualification de la clause de non-démarchage

  • Objet de la clause

La clause de non-démarchage de clientèle, encore appelée clause de "non-détournement de clientèle" ou, plus simplement et comme en l'espèce, "clause de clientèle", a pour objet d'interdire au salarié de démarcher les clients de son ancien employeur ou certains d'entre eux.

A priori, ce type de clause impose au salarié débiteur des restrictions moins fortes que la clause de non-concurrence, qui a, quant à elle, pour objet d'interdire l'exercice d'une activité professionnelle donnée. Partant, la clause de non-démarchage de clientèle devrait être distinguée de la clause de non-concurrence et échapper, de ce fait, à son régime juridique et, plus particulièrement, à ses rigoureuses conditions de validité.

C'est, d'ailleurs, l'argument principal que développait l'employeur à l'appui de son pourvoi dans l'affaire ayant conduit à l'arrêt commenté. Pour aller à l'essentiel, était en cause, en l'espèce, la clause d'un contrat de travail dite "clause de clientèle", libellée comme suit :

"En cas de cessation de votre contrat de travail, quelle qu'en soit la cause vous vous interdirez :

- d'entrer en contact directement ou indirectement, sous quelque forme et sous quelque mode que ce soit, avec les clients de la société Foncia République et, de manière corollaire, de démarcher lesdits clients et ce, même si vous faîtes l'objet de leur part de sollicitations spontanées ;

- d'exploiter directement ou indirectement la clientèle concernée, à titre personnel ou par l'intermédiaire de toute société, association ou entité juridique quelconque dont vous seriez l'associé, le membre, le salarié ou le collaborateur ou pour le compte de laquelle vous interviendriez ou seriez rémunérée, directement ou indirectement de quelque manière, à quelque titre, et sous quelque statut que ce soit. En cas de violation de la présente clause, la société Foncia République se réserve le droit de demander réparation du préjudice subi et de faire ordonner, le cas échéant, sous astreinte, la cessation dudit trouble".

A la suite de son licenciement, la salariée concernée par la clause avait saisi la juridiction prud'homale d'une demande dont on suppose qu'elle avait pour objet de faire requalifier la "clause de clientèle" en clause de non-concurrence. Cette demande avait été satisfaite par les juges d'appel qui avaient requalifié la clause litigieuse en clause de non-concurrence illicite faute de contrepartie financière.

A l'appui de son pourvoi, l'employeur soutenait que n'est pas une clause de non-concurrence la clause dite "de clientèle", qui se borne à interdire à un salarié, à la suite de la rupture de son contrat de travail, de démarcher ou de détourner la clientèle de son employeur, quand bien même elle l'aurait sollicité spontanément. Une telle clause, qui n'interdit pas au salarié de rechercher un emploi dans une société concurrente ou de créer lui-même une telle société, mais seulement de détourner les clients de son précédent employeur, ne fait que contractualiser le contenu du devoir de loyauté qui, en droit commun, pèse sur l'ancien salarié. Par voie de conséquence, en requalifiant la clause de clientèle en clause de non-concurrence afin de l'annuler, la cour d'appel aurait violé les articles 1134, alinéas 1 et 3, du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) et L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P), ensemble le "principe de l'exécution de bonne foi des conventions".

La Cour de cassation n'aura guère été sensible à cette argumentation. Rejetant le pourvoi, elle approuve les juges du fond d'avoir qualifié la clause de clientèle de clause de non-concurrence. Plus précisément, et ainsi que le souligne la Chambre sociale, "ayant relevé, par motifs propres et adoptés que la 'clause de clientèle' contenait une interdiction, y compris dans le cas où des clients de l'employeur envisageraient spontanément, en dehors de toute sollicitation ou démarchage, de contracter directement ou indirectement avec l'ancienne salariée, et retenu que dans ce cas, il ne peut être considéré que l'intéressée manque de loyauté à l'égard de son ancien employeur, la cour d'appel en a exactement déduit que cette clause s'analysait en une clause de non-concurrence, illicite car dépourvue de contrepartie financière et non limitée dans le temps et dans l'espace".

  • Finalité de la clause

Bien que le motif de principe de la Cour de cassation ouvre une certaine place à l'interprétation, la solution doit recevoir approbation. Tout d'abord, et cela relève de l'évidence, le fait d'intitulé une stipulation contractuelle de "clause de clientèle" ne saurait suffire à écarter la qualification de clause de non-concurrence. Il importe d'avoir égard, pour ce faire, au contenu de la clause litigieuse. Ensuite, et ainsi que cela a été relevé, les deux clauses précitées "poursuivent la même finalité : protéger les intérêts de l'entreprise et singulièrement sa clientèle. Elles instituent des restrictions au principe de libre exercice de l'activité professionnelle" (1).

On peut, néanmoins, se demander s'il ne conviendrait pas de distinguer entre la clause de clientèle, interdisant uniquement au salarié de démarcher les clients de son ancien employeur et celle qui lui interdit, en outre et comme en l'espèce, de contracter avec ces mêmes clients consécutivement à une démarche spontanée de leur part, en dehors de toute sollicitation ou démarchage. A suivre la solution retenue par la Cour de cassation dans l'arrêt rapporté, si ce second type de clause de clientèle doit nécessairement être regardé comme une clause de non-concurrence, le premier pourrait échapper à cette qualification.

A supposer que cette interprétation soit la bonne, elle peut être critiquée dès lors que l'on considère que, dans les deux cas, une restriction est apportée à la liberté du travail du salarié. D'ailleurs, dans des arrêts antérieurs, dont on doit relever qu'ils n'ont pas fait l'objet d'une publication, la Cour de cassation n'a pas hésité à qualifier de clause de non-concurrence des stipulations qui faisaient uniquement interdiction à un salarié d'entrer en relation, directement ou indirectement avec la clientèle qu'il avait démarché lorsqu'il était au service de son ancien employeur (2).

L'atteinte à la liberté du travail est, toutefois, plus importante lorsque l'on interdit à un salarié de nouer des relations avec les clients de son ancien employeur alors même que ce sont ces derniers qui, de façon tout à fait spontanée, l'ont contacté. Par ailleurs, ne peut-on pas considérer que la clause qui se borne à interdire à un salarié de démarcher les clients de son ancien employeur revient, en réalité, à prohiber des pratiques sanctionnées au titre de la concurrence déloyale ? Admettre cela reviendrait à écarter la qualification de clause de non-concurrence puisque, si atteinte à la liberté du travail il y a, celle-ci procède moins de la stipulation contractuelle que de l'interdiction des pratiques précitées. En d'autres termes, la clause de non-démarchage de clientèle n'aurait guère d'utilité, si ce n'est à titre de rappel. Ce raisonnement doit cependant être reçu avec circonspection, dans la mesure où la jurisprudence refuse aujourd'hui de considérer comme a priori suspecte la concurrence qu'exerce un ancien salarié vis-à-vis de son ancienne entreprise (3).

Pour autant, lorsque la Cour de cassation affirme, dans l'arrêt commenté, qu'il ne peut être considéré que le salarié manque de loyauté à l'égard de son ancien employeur dans le cas où des clients de l'employeur envisagent spontanément, en de hors de toute sollicitation ou démarchage, de contracter directement ou indirectement avec l'ancien salarié, elle laisse entendre qu'il y a déloyauté dans l'hypothèse où les relations contractuelles se nouent consécutivement à un démarchage ou une sollicitation. Une telle attitude traduirait, dès lors, une concurrence déloyale sanctionnée à ce titre sans qu'il soit besoin que figure dans le contrat de travail une clause de non-démarchage de clientèle. Ce qui nous ramène à l'idée qu'une telle clause ne peut recevoir la qualification de clause de non-concurrence.

Un tel raisonnement reste, cependant, contestable, dès lors que l'on admet que la qualification de clause de non-concurrence dépend du fait de savoir s'il y a atteinte ou pas à la liberté du travail du salarié. Seule, peut-être, la stipulation interdisant à un salarié d'entrer en relation avec la clientèle qu'il avait démarchée lorsqu'il était au service de son ancien employeur pourrait échapper à la qualification de clause de non-concurrence. Mais, et ainsi que nous l'avons mentionné précédemment, la Chambre sociale a retenu une position opposée dans semblable situation (4). Sans doute est-il possible d'affirmer qu'il s'agit d'une décision non publiée et que l'arrêt sous examen traduit un assouplissement de la position de la Cour de cassation.

De telles distinctions apparaissent, cependant, délicates à mettre en oeuvre et, en fin de compte, contestables. Il serait peut-être préférable de considérer que toute clause apportant une limite à la liberté du travail d'un salarié constitue une clause de non-concurrence, quitte à tenir compte du degré de l'atteinte portée à la liberté précitée au stade de l'appréciation de la validité de la clause.

II - Validité de la clause de non-démarchage requalifiée en clause de non-concurrence

  • Limitations dans le temps et l'espace

Dès lors qu'une clause de non-démarchage de clientèle est requalifiée en clause de non-concurrence, elle doit être soumise au régime juridique de celle-ci et, au premier chef, à ses conditions de validité. On sait qu'une telle clause n'est licite que si elle est indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise, limitée dans le temps et dans l'espace, qu'elle tient compte des spécificités de l'emploi du salarié et comporte l'obligation pour l'employeur de verser au salarié une contrepartie financière. A défaut de remplir l'une de ces conditions de validité, la clause doit être déclarée nulle.

Cela étant précisé, on doit s'interroger sur l'application de ces conditions de validité aux clauses de non-démarchage de la clientèle ou, plus exactement, sur leur pertinence. Compte tenu de l'objet de ces clauses, la limite d'espace n'a pas de sens ou, à tout le moins, n'est pas opportune (5), pour la seule raison qu'il est fait interdiction au salarié de démarcher les clients de son ancien employeur. Pourtant, et pour en revenir à l'arrêt sous examen, la Cour de cassation déclare la clause illicite car dépourvue, notamment, de limite dans l'espace. On peine, cependant, à imaginer quel pourrait être le libellé d'une telle limitation.

S'agissant de la limitation dans le temps, elle est, en revanche, non seulement envisageable, mais surtout nécessaire. On peut, toutefois, se demander si cette limite intéresse la durée de l'interdiction de démarcher les clients de l'ancien employeur ou les personnes qui sont devenues clientes de l'employeur avant le départ du salarié de l'entreprise.

  • L'exigence de contrepartie pécuniaire

Ainsi que l'affirme clairement la Cour de cassation dans l'arrêt rapporté, la clause de non-démarchage de clientèle requalifiée en clause de non-concurrence ne peut être valide que si elle comporte une contrepartie financière à la charge de l'employeur et au bénéfice du salarié.

On sait qu'une contrepartie financière dérisoire à la clause de non-concurrence contenue dans un contrat de travail équivaut à une absence de contrepartie (6). Cela étant admis, on se heurte très classiquement à la question du montant de la contrepartie financière. Or, la question que l'on peut se poser ici est de savoir si, compte tenu du fait qu'une clause de non-démarchage de clientèle apporte des restrictions moindre à la liberté du travail du salarié qu'une clause de non-concurrence plus "classique", le montant de la contrepartie financière ne pourrait être moindre. Cela a pu être suggéré par un auteur, au moins dans l'hypothèse où la restriction n'est pas identique (7). Si cette suggestion apparaît pertinente, il nous semble que l'employeur aura tout intérêt à ne pas se lancer dans des calculs d'apothicaire s'il entend sécuriser la stipulation contractuelle.


(1) P.-H. Antonmattéi, Les clauses du contrat de travail, Ed. Liaisons, 2005, p. 84. Cet auteur souligne que certains considèrent la clause de non-démarchage comme "un diminutif de la clause de non-concurrence".
(2) Cass. soc., 19 mai 2009, n° 07-40.222, Société Ufifrance patrimoine, F-D (N° Lexbase : A1862EHG) ; Cass. soc., 12 décembre 2008, n° 07-43.371, Société Equity conseil Gavin Anderson, F-D (N° Lexbase : A7268EBS).
(3) V., en ce sens, Y. Picod et S. Robine, Rep. Trav. Dalloz, v° Concurrence (Obligation de non-concurrence), mai 2009, § 24.
(4) Cass. soc., 19 mai 2009, n° 07-40.222, préc..
(5) V., en ce sens, P.-H. Antonmattéi, op. cit., p. 85.
(6) Cass. soc., 15 novembre 2006, n° 04-46.721, Société Comasud, FS-P+B (N° Lexbase : A3326DSY) et lire nos obs., Une contrepartie financière dérisoire à la clause de non-concurrence équivaut à une absence de contrepartie, Lexbase Hebdo n° 238 du 29 novembre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N2412A99).
(7) P.-H. Antonmattéi, op. cit., p. 85.


Décision

Cass. soc., 27 octobre 2009, n° 08-41.501, Société Foncia République c/ Mme Pascale Barrou, F-P+B (N° Lexbase : A6140EMD)

Rejet, CA Grenoble, ch. soc., 28 janvier 2008

Mots-clefs : clause de non-démarchage de clientèle ; clause de clientèle ; qualification ; clause de non-concurrence ; conditions de validité ; obligation de loyauté

Lien base : (N° Lexbase : E8699ESY)

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