La lettre juridique n°411 du 7 octobre 2010 : Affaires

[Questions à...] Heurts et bonheurs de la loi relative à l'EIRL : le "mineur-entrepreneur" - Questions à Maître Catherine Michelet-Quinquis, avocat, Ernst & Young, société d'avocats, responsable de la ligne droit des sociétés du bureau de Bordeaux

Réf. : Loi n° 2010-658 du 15 juin 2010, relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée, art. 2 (N° Lexbase : L5476IMR)

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[Questions à...] Heurts et bonheurs de la loi relative à l'EIRL : le "mineur-entrepreneur" - Questions à Maître Catherine Michelet-Quinquis, avocat, Ernst & Young, société d'avocats, responsable de la ligne droit des sociétés du bureau de Bordeaux. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3211214-questions-a-heurts-et-bonheurs-de-la-loi-relative-a-leirl-le-mineurentrepreneur-questions-a-b-maitre
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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition privée générale

le 07 Octobre 2010

Beaucoup d'encre a coulé depuis la publication, au Journal officiel du 16 juin 2010, de la loi relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée : permettant à un professionnel, personne physique, de créer un patrimoine spécifiquement affecté à son activité, elle sonne le glas de la théorie de l'unicité du patrimoine et constitue assurément une révolution juridique (1). A côté de cette réforme d'envergure, le texte recèle d'autres "surprises" ; c'est le cas des modifications apportées à la capacité commerciale des mineurs et plus généralement à leur capacité d'entreprendre. Reprenant l'une des mesures annoncées par le Président de la République le 29 septembre 2009, à Avignon, lors de son discours sur la jeunesse, les sénateurs Dominati, Cornu, Beaumont et Lefèvre ont déposé, dans le cadre du vote au Sénat le 8 avril 2010 du projet de loi sur l'EIRL, un amendement ayant pour objet d'élargir la capacité des mineurs à entreprendre et à être commerçants. L'amendement adopté est devenu l'article 2 de la loi n° 2010-658 qui vient insérer un nouvel article 389-8 (N° Lexbase : L5712IMI) dans le Code civil, compléter les articles 401 (N° Lexbase : L5711IMH) et 408 (N° Lexbase : L5710IMG) du même code et modifier les articles 413-8 du Code civil (N° Lexbase : L5709IME) et L. 121-2 du Code de commerce (N° Lexbase : L5708IMD). Or, "la précipitation ne comporte pas la justice et de calmes discussions le plus souvent amènent avec elles la sagesse" (2) et, déjà le rapporteur, Jean-Jacques Hyest, approuvant le conseil d'Euripide, émettait de sérieuses réserves et regrettait que la réflexion ne soit pas plus approfondie : "La commission est perplexe. Modifier quatre articles du Code civil et un article du Code de commerce en cinq minutes, je ne sais pas faire" (3)... Le législateur, si ! Pour faire le point sur cette épineuse question et comprendre les implications du nouveau régime de la capacité d'entreprendre du mineur, Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré Maître Catherine Michelet-Quinquis, avocat, Ernst & Young, société d'avocats, responsable de la ligne droit des sociétés du bureau de Bordeaux qui a accepté de répondre à nos questions.

Lexbase : Quelles sont les modifications apportées par la loi sur l'EIRL concernant la capacité commerciale des mineurs ?

Catherine Michelet-Quinquis : La loi sur l'EIRL, en son article 2, permet au mineur émancipé d'acquérir la qualité de commerçant. En effet, le législateur a modifié l'article 413-8 du Code civil ainsi que l'article L. 121-2 du Code de commerce, qui prévoient désormais que le mineur émancipé peut être commerçant sous les conditions suivantes. Il faut que le mineur émancipé recueille l'autorisation du juge des tutelles au moment de la décision d'émancipation. Si tel n'est pas le cas, il peut toujours requérir l'autorisation du président du tribunal de grande instance ultérieurement.

C'est un changement majeur. En effet, antérieurement à la loi sur l'EIRL, l'article 413-8 du Code civil interdisait expressément au mineur d'acquérir la qualité de commerçant.

Du fait de ce changement, le mineur émancipé pourra devenir commerçant. Il convient de noter que cette possibilité ne se limite pas au strict cadre de l'EIRL. En effet, les nouvelles dispositions introduites par la loi du 15 juin 2010 permettent, de façon générale, à tout mineur émancipé, de pouvoir, sous condition préalable d'en obtenir l'autorisation, effectuer seul tous les actes de commerce.

Lexbase : N'y a-t-il donc plus d'interdiction générale pour un mineur d'être commerçant ?

Catherine Michelet-Quinquis : Il convient de distinguer le mineur émancipé, du mineur non émancipé.

En ce qui concerne le mineur émancipé, la loi relative à l'EIRL prévoit expressément la possibilité d'obtenir la qualité de commerçant dans la nouvelle rédaction de l'article 413-8 du Code civil.
En revanche, en ce qui concerne le mineur non émancipé, le texte n'a pas précisément édicté une telle possibilité. Ainsi, on pourrait s'interroger sur la signification du silence du législateur : a-t-il voulu laisser la possibilité au mineur non émancipé d'obtenir la qualité de commerçant ? La lecture historique des textes et le principe de prudence juridique nous conduisent à répondre par la négative, même s'il n'y a plus d'interdiction générale.

Le législateur a tout de même aménagé la possibilité pour le mineur non émancipé d'accomplir les actes d'administration inhérents à la création et à la gestion d'une EIRL. En effet, le nouvel article 389-8 du Code civil soumet cette possibilité à l'autorisation soit des deux parents qui exercent en commun l'autorité parentale, soit de l'administrateur légal sous contrôle judiciaire avec l'autorisation du juge des tutelles. L'autorisation revêt la forme d'un acte passé sous seing privé ou d'un acte notarié, et comporte la liste des actes d'administration que pourra accomplir le mineur. Ainsi, pour les actes de disposition, ce sont les parents ou l'administrateur légal qui disposent du pouvoir de les accomplir, dans les conditions susvisées.

Lexbase : Quelles activités pourra donc exercer un mineur non émancipé ? Que pensez-vous de cette nouveauté ?

Catherine Michelet-Quinquis : Si l'on s'en remet au texte de la loi relative à l'EIRL, en partant du principe que le silence sur la possibilité pour le mineur non émancipé d'acquérir la qualité de commerçant équivaut à une interdiction, ce dernier ne pourrait exercer qu'une activité non commerciale.

Cependant, le texte de loi nous conduit à une situation assez paradoxale. D'une part, le législateur ne confère donc pas la qualité de commerçant au mineur non émancipé. D'autre part, il l'autorise, aux termes de l'article 389-8 du Code civil, à accomplir les actes d'administration nécessaires pour les besoins de la création et de la gestion d'une entreprise individuelle à responsabilité limitée.

Or, ces actes d'administration indispensables au fonctionnement quotidien de l'EIRL impliquent nécessairement l'accomplissement d'actes de commerce. On peut citer par exemple la gestion de stocks. Sans avoir la qualité de commerçant en droit, le mineur non émancipé serait donc amené à agir comme tel dans la pratique quotidienne de son entreprise.

Ainsi, en pratique, on verrait apparaître une distinction entre les opérations de bas de bilan que le mineur émancipé pourrait accomplir, et celles de haut de bilan concernant les immobilisations, pour lesquelles le mineur non émancipé devra recevoir l'autorisation de ses deux parents ou de l'administrateur légal sous contrôle judiciaire avec l'autorisation du juge des tutelles, ce que l'on peut considérer comme la consécration d'une forme de cogestion du fonds.

Cet état de fait est à rapprocher de l'article 509 du Code civil (N° Lexbase : L2246IBS) qui interdit au tuteur légal du mineur non émancipé, d'exercer le commerce au nom de la personne protégée.

Lexbase : Quels sont, selon vous, les actes relatifs au droit des sociétés qui relèvent de la classification des actes de disposition ? L'intervention des deux parents exerçant l'autorité parentale ou de l'administrateur légal sous contrôle du juge des tutelles ne va-t-elle pas à l'encontre de la rapidité de la prise de décisions qu'impose la gestion d'une société ?

Catherine Michelet-Quinquis : L'acte de disposition est un acte qui engage et modifie le patrimoine en transférant un bien ou un droit. Il a ainsi un impact direct sur le patrimoine de la personne protégée. Le mineur émancipé peut accomplir les actes de disposition lui-même. Le mineur non émancipé doit quant à lui se limiter aux actes d'administration listés par l'autorisation qui lui a été accordée.

Le décret n° 2008-1484 du 22 décembre 2008, relatif aux actes de gestion du patrimoine des personnes placées en curatelle ou en tutelle (N° Lexbase : L4112ICB), définit les actes de disposition comme "les actes qui engagent le patrimoine de la personne protégée, pour le présent ou l'avenir, par une modification importante de son contenu, une dépréciation significative de sa valeur en capital ou une altération durable des prérogatives de son titulaire". Ce même décret fixe une liste d'actes regardés de façon certaine comme des actes de disposition, et une liste d'actes regardés comme des actes d'administration sauf circonstances d'espèce, compte tenu, notamment, de ce qui a été évoqué précédemment. On peut ainsi penser que ce critère des circonstances d'espèce tiendra compte des nécessités inhérentes à la gestion d'une société, et admettra de concevoir de façon moins stricte la limite entre ces deux catégories d'actes.

Dans la première catégorie on trouve notamment : la vente ou l'apport en société d'un immeuble, tout acte grave, notamment la conclusion et le renouvellement du bail, relatif aux baux ruraux, commerciaux, industriels, artisanaux, professionnels et mixtes, les grosses réparations sur immeuble, la vente ou l'apport en société d'instruments financiers non admis à la négociation sur un marché réglementé, la transaction, le compromis et la clause compromissoire au nom de la personne protégée.

Le nécessaire recours aux deux parents exerçant l'autorité parentale, ou à l'administrateur légal sous contrôle du juge des tutelles constitue sans nul doute un frein à l'accomplissement des actes de disposition, ce qui se répercutera directement sur la gestion de la société. En tout état de cause, cela paraît être une précaution nécessaire tant l'impact de ces actes peut mettre en péril l'entreprise.

Lexbase : S'il faut comprendre que tout mineur émancipé peut, désormais, devenir commerçant, qu'en est-il des dispositions relatives à la société en nom collectif (SNC), et en commandite qui limitent la participation du mineur à la société ?

Catherine Michelet-Quinquis : Les dispositions relatives à la qualité d'associé d'une SNC ou d'une société en commandite, supposent de posséder la qualité de commerçant. Or avant la publication de la loi relative à l'EIRL, les articles 413-8 du Code civil et L. 121-2 du Code de commerce prohibaient expressément à tout mineur, même émancipé, d'obtenir cette qualité. En conséquence, un mineur ne pouvait pas être associé d'une SNC ou d'une société en commandite.

Il semblerait donc que grâce à la modification des articles 413-8 du Code civil et L. 121-2 du Code de commerce dont découle désormais la possibilité d'obtenir la qualité de commerçant pour un mineur émancipé, ce dernier puisse devenir associé d'une SNC ou d'une société en commandite.

Lexbase : Un mineur pourra donc faire l'objet d'une procédure collective. Cela ne soulève-t-il pas d'importants problèmes, s'agissant, notamment, de l'application des sanctions, en particulier, des sanctions pénales ?

Catherine Michelet-Quinquis : La procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation est applicable à toute personne morale de droit privé. En permettant au mineur émancipé de devenir commerçant, et de ce fait de remplir les conditions nécessaires à l'obtention de la qualité d'associé d'une société, le législateur l'expose effectivement aux procédures prévues par le droit des entreprises en difficulté.

Cela pose un problème au regard de la responsabilité illimitée de l'associé dans les sociétés de personnes. Ainsi, en cas de liquidation, l'associé est normalement responsable sur l'ensemble de son patrimoine. Les conséquences de la réforme peuvent donc s'avérer extrêmement sévères pour un mineur même émancipé.

Il convient de rappeler les pouvoirs du mineur émancipé sur son patrimoine. Il résulte de l'article 413-8 du Code civil que le mineur émancipé peut accomplir tous les actes de la vie civile. Il peut ainsi gérer son patrimoine, effectuer seul un achat ou une vente, percevoir ses propres revenus, effectuer un emprunt. Cependant, avant la réforme du 15 juin 2010, le mineur ne pouvant pas être commerçant, les risques encourus étaient donc limités. Dès lors que, désormais, il peut devenir associé d'une société de personnes, on peut craindre qu'il y ait un risque réel de mise en danger de son patrimoine.

Au-delà des procédures collectives, le mineur émancipé est également exposé aux sanctions pénales qu'encourt tout gérant en cas d'exercice abusif de ses pouvoirs, notamment en cas d'abus de biens sociaux. Il faut donc ici souligner le caractère très sévère de cette réalité juridique qui expose le mineur aux mêmes sanctions qu'un dirigeant plus mature.


(1) Lire, notamment, J.-B. Lenhof, Le régime de l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée : la notion de patrimoine dans tous ses états, Lexbase Hebdo n° 402 du 8 juillet 2010 - édition privée générale (N° Lexbase : N6181BPM) ; V. Téchené, L'entrepreneur individuel à responsabilité limitée : les conditions d'une réussite, Lexbase Hebdo n° 410 du 30 septembre 2010 - édition privée générale (N° Lexbase : N0989BQP) ; et cf., également, B. Saintourens, L'entrepreneur individuel à responsabilité limitée - Commentaire de la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010, Revue des sociétés, 2010, p. 351 et s. ; F. Vauvillé, Commentaire de la loi du 15 juin 2010 relative à l'entrepreneur individuel à responsabilité limitée, Rep. Défrenois, 2010, n° 15, p. 1649 et s. ; V. Legrand, L'auto-entrepreneur à l'ère EIRL, Rec. Dalloz, 2010, n° 29, p. 1898 et s. ; S. Piédeliève, L'entreprise individuelle à responsabilité limitée, Rép. Defrénois, 2010, n° 13, p. 1417 et s. ; B. Dondero, L'EIRL, ou l'entrepreneur fractionné, JCP éd. G, 2010, n° 25, p. 1274 et s.. Pour les aspects uniquement fiscaux du texte, lire, A.-L. Lonné, "Ma petite entreprise"... ou la naissance d'un nouveau statut pour les entrepreneurs - Questions à Maître Franck Demailly, Avocat associé, Ducellier Avocats, Lexbase Hebdo n° 399 du 17 juin 2010 - édition fiscale (N° Lexbase : N4238BPN).
(2) Euripide, Les Phéniciennes.
(3) Sénat, séance du 8 avril 2010 (compte rendu intégral des débats).

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